Les Contemporains/Septième série/Henri Lavedan

Boivin & Cie, éditeurs (Septième sériep. 250-255).

Le succès de Catherine a été éclatant.

Encore plus éclatant, le succès du Nouveau Jeu, qui est le contraire de Catherine et qui est pourtant, à certains égards, la même chose.

Car, si les personnages de Catherine étaient un peu les fantoches aimables de la vertu, les personnages du Nouveau Jeu sont comme les polichinelles du vice « chic », du plaisir enragé, de l’irrespect et de la blague ; et, selon la fantaisie, attendrie ou ironique, de M. Lavedan, ceux-ci et ceux-là semblent s’éloigner également, quoiqu’en sens contraire, de « l’humble vérité ». Mais, je l’avoue, le Nouveau Jeu me plaît davantage, et me plaît même infiniment. Ici d’abord, l’action, très simple, est bien ordonnée et forme un tout. Puis, la joyeuse outrance des types laisse encore voir les attaches qu’ils gardent avec la réalité. Ce n’est, en somme, que le monde de Viveurs, un peu plus agité et épileptique. M. Henri Lavedan n’a fait qu’exagérer jusqu’à la plus intense bouffonnerie la démarche capricante des images qui traversent ces faibles cerveaux, leur inconscience, l’incohérence de leurs associations d’idées, l’imprévu de leurs impulsions, rapides, irrésistibles et courtes comme celles des singes.

Le « nouveau jeu » est de tous les temps. Il y avait dans presque toutes les comédies romanesques du second Empire, un Desgenais qui le définissait avec indignation : « Ah ! vous allez bien, vous autres !… La vertu ? Vieux mot ! La famille ? Préjugé ! La patrie ? Rengaine !… » Vous reconnaissez le thème. Le nouveau jeu est simplement le nihilisme moral. Mais il n’est pas toujours tel qu’on le doive prendre au tragique. Il peut y avoir des ahuris, des jocrisses et des bouffons du nihilisme, qui est, à vrai dire, un bien gros mot pour eux. L’art de M. Lavedan, c’est d’avoir rendu leur néant prodigieusement amusant et gai, et d’avoir, dans leur vide profond, fait craquer et pétiller de fugitifs et fantasques feux d’artifice.

Pour cela, il leur a prêté une langue qu’il a en partie inventée ; et c’est peut être là le mérite le plus rare de sa pièce. L’origine de cette langue, c’est l’argot du boulevard, des cercles et aussi de beaucoup de salons, cet argot recueilli, il y a quinze ans, par Gyp, l’étonnante rénovatrice du genre « Vie parisienne ». Mais, au lieu que, dans la réalité, ils se contenteraient d’user docilement des quelques locutions colorées et canailles qu’ils ont apprises, les personnages du Nouveau Jeu en trouvent continuellement d’inédites ; et leur langage est comme un tissu de métaphores cocasses, de synecdoches débraillées, et de familières et violentes hypotyposes. Et Costard, Labosse, Bobette et les autres nous apparaissent ainsi comme des façons de poètes burlesques.

C’est ce langage, outré, convenu, mais d’un pittoresque et d’un mouvement extraordinaires, et ce sont les innombrables sautes de sentiments et d’idées que ce langage exprime, qui font l’intérêt de la simple et folle aventure de Paul Costard. Joignez-y un renversement presque continuel des rapports normaux entre les personnages, — lesquels sont tous de joyeux « hors-la-loi », et dont la psychologie fait exprès d’être souvent à rebours de toutes les prévisions des psychologues assermentés. — La jeune fille de bonne bourgeoisie que Paul Costard se décide subitement à épouser, c’est aux Folies-Bergère qu’il l’a rencontrée. Lorsqu’il en fait part à sa mère, c’est à une heure du matin, près de la table où traînent les restes d’un souper, et pendant que sa maîtresse attend dans le cabinet de toilette. Et le projet paraît tout à fait drôle à cette bonne mère aux cheveux rouges, « gobée » de Bobette qui un jour, étant malade, a reçu d’elle un panier de vin. — Or, le lendemain, venu chez Labosse pour faire sa demande, qui est instantanément accueillie, Costard reconnaît dans son futur beau-père le vieux monsieur avec qui il a fraternisé l’autre nuit, chez Baratte, à quatre heures du matin : et de se taper sur le ventre, et de se rouler de rire, tant « elle leur semble bonne ». — Peu de mois après, l’idée d’être trompé par sa femme amuse tellement Costard, que Bobette ne peut se tenir de lui apprendre que « ça y est » en effet. « Tiens ! vous ne riez plus » ? dit-elle. « Attends que ça vienne », répond-il. Et ça vient. Et il est vraiment « très bien » dans la scène où, son petit chien sur le bras, il fait constater le « flagrant délit » de sa femme : mais celle-ci est mieux encore lorsqu’elle ôte son corsage, dont les manches la gênent, pour remettre son chapeau, et se fourre ensuite, par pudeur, dans le lit de la chambre garnie. Joignez que Costard ne lui cède en rien quand, surpris à son tour en compagnie de Bobette, il offre le champagne au commissaire et déclare qu’il ne s’est jamais tant amusé. Tout cela, relevé par l’imprévu bariolé des propos, est d’une démence à quoi rien ne résiste.

Démence très attentive dans le fond. La suite des « mouvements d’âme » de Paul Costard est extravagante, mais vraie. À un moment, il raconte « la plus forte émotion de sa vie ». C’était un soir où, ayant « plaqué » une petite amie, il était venu chercher l’apaisement aux Folies-Bergère. Il y vit « sept étalons de l’Ukraine » présentés en liberté. Ces noirs coursiers balançaient lentement leurs têtes surmontées de panaches noirs, ce pendant que l’orchestre jouait une musique solennelle. Et cette musique, ces panaches de corbillard… Paul Costard sentit quelque chose pleurer dans son cœur. De même, après la constatation parallèle des deux flagrants délits, Costard, abandonné par Bobette, et, là-dessus, ayant lu par hasard Paul et Virginie, n’est pas très loin de croire à l’immortalité de l’âme. Pourquoi non ? Que, dans un moment de détresse sentimentale, les chevaux noirs et les cuivres imposants des Folies-Bergère l’aient fait songer à la mort ; que, dans une autre heure mélancolique, la symétrie des deux flagrants délits lui ait paru vaguement providentielle et l’ait rendu vaguement spiritualiste… c’est saugrenu, mais plausible ; nous connaissons cela ; c’est, après tout, d’impressions analogues que sont sorties les Nuits et l’Espoir en Dieu ; et il y a donc, dans Paul Costard, un Musset qui s’ignore ; un Musset « loufoque », pour parler sa langue.

C’est cette démence qui sauve ce que certaines scènes du Nouveau Jeu ont d’extrêmement osé. Lorsque dans la chambre de Bobette, au petit jour, Costard raconte à son amie dans quelles circonstances il a « pincé » sa femme, et que, durant dix minutes, charmée par ce récit, Bobette, en chemise de nuit, fait des sauts de carpe parmi le désordre des draps et des couvertures, ce tableau d’extrême intimité nous effarerait peut-être un peu, si nous ne nous souvenions que nous sommes à Guignol et que nous assistons aux ébats de deux marionnettes. Et puis, l’auteur de Catherine s’est si bien mis en règle avec la vertu qu’on lui peut passer quelques licences.

D’ailleurs, fidèle à son devoir, le moraliste convaincu qui cohabite, chez M. Lavedan, avec le satirique audacieux, surgit au dénouement. Les personnages, calmés, défilent devant le juge d’instruction, qui paternellement les sermonne ; et Bobette, avec l’autorité de l’expérience, donne l’explication de la comédie. Le « nouveau jeu », c’est une gourme qu’on jette, et cela ne tire pas à conséquence. On s’aperçoit un jour que la règle a du bon. Costard finira dans la peau d’un bourgeois correct, respectueux des convenances et même des préjugés, et Bobette, vieillie, sera une bonne dame qui invitera son curé et rendra le pain bénit. — À vrai dire, tout cela n’est pas sûr : témoin Labosse, demeuré polichinelle jusque dans un âge avancé. Puis, on ne voit pas assez si l’auteur est ironique dans cette conclusion même, et s’il se rend bien compte que Costard et Bobette, « rangés » de la façon qu’il dit, vaudront moins qu’ils ne valaient, puisque passer du nouveau jeu au vieux jeu, ce sera, pour eux, passer du cynisme ingénu à l’hypocrisie. — Mais surtout ce dernier acte est si inutile ! Et Catherine suffisait si bien à nous garantir la moralité de l’auteur !