Les Contemporains/Quatrième série/Grosclaude

Société française d’imprimerie et de librairie (Quatrième sériep. 309-320).

GROSCLAUDE

Les Gaietés de l’année de M Grosclaude[1] ne sont, sans doute, que des bouffonneries improvisées sur les événements, grands ou petits, de la politique, du théâtre, de la littérature et de la rue. Mais ces bouffonneries me paraissent d’une si excellente qualité et d’une invention si spéciale, que je ne croirais pas avoir entièrement perdu ma peine si je parvenais à les définir et à les caractériser avec quelque précision.

Première impression : elles portent, je ne sais comment, mais pleinement et avec évidence, la marque d’aujourd’hui. C’est bien la forme suprême et savante de ce qu’on a appelé la « blague ». Cela est bien à nous ; nous avons du moins trouvé cela, si nous n’avons pas trouvé autre chose, et cela seul nous permettrait de dire que le progrès n’est pas un vain mot. Car voyez, goûtez, comparez : les anciens hommes n’ont rien eu qui ressemblât à l’esprit des Gaietés de l’année. Ils ont eu leur comique (qui nous échappe la plupart du temps) : ils n’ont pas eu la « blague ». Il peut m’arriver, en lisant les vers ou la prose d’un Grec ou d’un Latin, d’être ému d’autant de tendresse ou d’admiration que lorsque je lis mes plus aimés contemporains ; mais jamais, au grand jamais, d’éclater de rire. MM. Henri Rochefort, Émile Bergerat, Alphonse Allais, Étienne Grosclaude n’ont point d’analogues dans l’antiquité, et j’ose dire qu’ils n’ont, dans les temps modernes, que de vagues précurseurs : Swift, si vous voulez, et un peu Rabelais pour l’ironie méthodique du fond ; Cyrano et les grotesques du XVIIe siècle pour le comique du vocabulaire… Encore est-ce une concession que je vous fais.

Et maintenant, abordons ces Gaietés avec tout le sérieux qui convient.

La bouffonnerie d’Étienne Grosclaude, telle que cet esprit éminent l’entend et la pratique, est, d’abord, d’une irrévérence universelle. Elle implique une philosophie simple et grande, qui est le nihilisme absolu.

Elle ne respecte ni la vertu, ni la douleur, ni l’amour, ni la mort. Elle badine volontiers sur les assassinats, se joue autour de la guillotine ; et les plus effroyables manifestations du mal physique, les pires cruautés de la nature mauvaise, incendies, inondations, tremblements de terre, catastrophes de toute espèce, lui sont matière à calembours et à coq-à-l’âne. M. Grosclaude, par exemple, écrira avec sérénité :

« Deux de nos assassins les plus en évidence, MM. Rossel et Demangeot, viennent de nous donner une de ces déceptions que le public parisien ne pardonne pas volontiers… Une intervention gouvernementale de la dernière heure a provoqué l’ajournement illimité de leur exécution, qui n’était pas moins impatiemment attendue que celle de Lohengrin. La justice des hommes se promettait par avance une de ces satisfactions d’amour-propre qu’au dire des comptes rendus elle éprouve chaque fois qu’il lui est donné de présider à une cérémonie de cet ordre, et le tout-Paris des dernières, friand de tout bruit de coulisse, — et notamment de celui que fait le sinistre couperet en glissant dans sa rainure, — retenait déjà ses places, etc… »

Ne croyez pas, je vous en supplie, que ces lignes soient l’indice d’un mauvais cœur. Elles ne sont que la mise en œuvre momentanée, l’application à un cas particulier, de cette idée qui revient souvent chez M. Renan et d’autres sages, que « le monde n’est peut-être pas quelque chose de bien sérieux ». C’est comme une convention allégeante et salutaire que l’écrivain nous demande d’admettre un instant. « Il n’y a rien… absolument rien… La douleur même est un pur néant quand elle est passée… L’univers n’existe que pour nous permettre de le railler par des assemblages singuliers de mots et d’images… » Voilà ce que nous admettons implicitement lorsque nous lisons une page de Grosclaude ; et de là cette impression de déliement, de détachement heureux, que nous font souvent éprouver ses facéties les plus macabres. Le rire dont elles nous secouent intérieurement est le rire bouddhiste, lequel précède immédiatement, dans l’ordre des affranchissements successifs de nos pauvres âmes, la paix du Nirvâna

Le second et le troisième caractère de cette gaîté, c’est l’outrance et la méthode, portées toutes deux aussi loin que possible, et se soutenant et se fortifiant l’une l’autre. M. Grosclaude possède, je crois, au même degré que M. Rochefort, le don de déduire les conséquences les plus imprévues d’un fait, et, si je puis dire, de créer dans l’absurde. Mais peut-être apporte-t-il à ce genre de déduction une logique plus roide, plus imperturbable, qui sent mieux son mathématicien, et un délire plus direct et plus glacial… Il est difficile de citer, car ces folies n’ont toute leur action sur le cerveau que si on leur laisse tout leur développement. Mais si vous voulez un exemple, voyez ce que le zèle de la commission d’incendie, après la catastrophe de l’Opéra-Comique, a inspiré à M. Grosclaude. Il suppose qu’un arrêté préfectoral vient de fermer les bains Deligny, « attendu que ledit établissement de bains est entièrement construit en bois, ce qui l’expose d’une façon particulièrement grave aux dangers du feu… ». Puis il énumère les conditions auxquelles sera soumise la réouverture de l’établissement… Rien n’est oublié ; c’est d’une prévoyance d’aliéné qui aurait beaucoup d’imagination et qui aurait subi une forte discipline scientifique.

D’autres fois… oh ! c’est très simple, c’est un jeu de mots, un coq-à-l’âne, auxquels il applique ce système de développement. Ou bien il prend une métaphore au pied de la lettre : et alors, avec une patience et une subtilité de sauvage ou de polytechnicien, il en fait sortir tout le contenu, il la dévide comme un cocon, et ce sont des trouvailles d’une drôlerie presque inquiétante… Soit cette figure de rhétorique : « la maladie des billets de banque ». Il part là-dessus avec une gravité de membre de l’Académie de médecine écrivant un rapport : « Une curieuse épidémie sévit depuis quelque temps sur les billets de cinq cents francs ; ils ne meurent pas tous, mais tous sont frappés d’un vague discrédit. — Le symptôme pathognomonique de la maladie est un épaississement accentué des tissus, avec complication de troubles dans le filigrane, etc… » Ou encore : « On vient de découvrir l’antisarcine ; comme son nom l’indique, ce médicament est destiné à combattre les effets du Francisque Sarcey qui sévit avec une si cruelle intensité sur la bourgeoisie moyenne. » Et alors il fait l’historique de la découverte ; il raconte que les études sur le virus sarcéyen ont démontré l’existence d’un microbe spécial qui a reçu le nom de Bacillus scenafairius (bacille de la scène à faire) ; que les premiers microbes ont été recueillis dans la bave d’un abonné du Temps, un malheureux qui « jetait du Scribe par les narines et délirait sur des airs du Caveau… et que son teint blafard (et Fulgence) désignait clairement comme un homme épris des choses du théâtre » ; que ces bacilles ont été recueillis, cultivés dans les « bouillons » du Temps et de la France, etc…

Ce qui double encore l’effet de ces méthodiques extravagances, c’est le style, qui est d’un sérieux, d’une tenue et d’une impersonnalité effrayantes. C’est un ineffable mélange de la langue de la politique et de celle du journalisme, de l’administration et de la science, dans ce qu’elles ont de plus solennellement inepte. M. Grosclaude exécute depuis des années ce tour de force, de ne pas écrire une ligne qui ne soit un cliché ou un poncif. Je sais bien que d’autres le font sans le vouloir ; mais lui le veut, et il n’a pas une défaillance. Ouvrons au hasard :

« Encore un grand nom compromis dans l’affaire des décorations : il s’agit du Panthéon, à l’égard duquel le Temps publie de graves révélations sous ce titre à scandale : « la décoration du Panthéon ». Il semblait pourtant que cette haute personnalité fût à l’abri des soupçons, etc… »


Et plus loin, après avoir rapporté un propos de M. Meissonnier :

« Il faudrait n’avoir aucune expérience de ce qui se lit entre les lignes d’un journal pour ne pas comprendre que ces réticences cachent quelque horrible mystère. Ayons le courage de l’imprimer : si, malgré des interventions si puissantes, le Panthéon n’est pas encore décoré, c’est vraisemblablement qu’il a dans son passé quelque ténébreuse histoire qui lui interdit l’accès de toute distinction honorifique… Quel est donc ce cadavre ? On va jusqu’à prétendre qu’on en trouverait plusieurs dans le fond de sa crypte… »

Est-ce assez soutenu ? Je me demande en frémissant quel peut bien être l’état d’esprit d’un homme qui se livre tous les jours de sa vie à de pareils exercices. Serait-il capable, à l’heure qu’il est, d’écrire autrement qu’en clichés ? Dans quelle langue rédige-t-il sa correspondance familière ? Figurez-vous un homme dont toutes les pensées, même les plus intimes et les plus personnelles, revêtiraient d’elles-mêmes les formes consacrées d’une élégance imbécile ; qui aurait volontairement créé et développé en lui cette infirmité et qui serait décidé à mourir sans avoir une fois, une seule fois, exprimé directement sa pensée… Ô prodige d’ironie !…

C’est pourquoi Grosclaude me fascine. Ces inventions de fou dialecticien parlant constamment la langue d’un président des quatre classes de l’Institut un jour de gala, cela me fait la même espèce de plaisir que les cabrioles d’un clown à favoris et en habit noir, mais un plaisir dix fois plus intense, d’autant que les choses de l’esprit sont au-dessus de celles de la matière. C’est un des plus beaux exemples d’acrobatie intellectuelle que je connaisse, un des plus suivis, des mieux exempts de lassitude ou de distraction. Ce sont, non pas des envolées dans l’absurde, mais comme des percées régulières, qu’on dirait faites avec des machines d’ingénieur et des instruments de précision.

J’ajoute qu’il y a un mystère dans tout cela. Les raisons que j’ai essayé de démêler n’expliquent pas, en somme, la joie bizarre que me donne l’énorme et placide déraison de ces facéties ; et peut-être aurez-vous beaucoup de peine à comprendre mon admiration et à me la pardonner, et y soupçonnerez-vous quelque gageure… Mais non, il n’y en a point… Je relis l’interview que Grosclaude est allé prendre à la plus ancienne locomotive de France, à l’occasion du cinquantenaire des chemins de fer, et je n’y résiste pas plus qu’à la première lecture. La perception rapide des rapports démesurément inattendus que l’auteur établit soudainement entre les choses, tout en alignant des phrases idiotes de reporter, me frappe d’un heurt qui me désagrège l’esprit comme le choc électrique désagrège les corps. Pourquoi ? Là est l’énigme. Peut-être éprouvé-je un plaisir malsain à me sentir violemment introduit dans une conception du monde analogue à celles que doivent édifier les cerveaux des fous, en restant à peu près sûr de me ressaisir. Il y a peut-être du vertige et quelque chose de l’attrait d’un crime à simuler ainsi, dans sa propre intelligence, les effets d’un tremblement de terre… Enfin, que vous dirai-je ? Ce n’est point ma faute si des phrases comme celles-ci me délectent profondément :

« Ce n’est pas sans une respectueuse émotion que nous avons été admis en présence de ce vieux lutteur… La glorieuse locomotive habite un modeste appartement de garçon, au cinquième sur la cour… Nous sommes immédiatement introduits dans le cabinet de toilette de la respectable machine à vapeur, qui est en train de se passer un bâton de cosmétique sur le tuyau, innocente coquetterie de vieillard. »

La conversation s’engage. Elle est d’une suprême vraisemblance. C’est un interview qui ressemble à tous les interview de « vieux lutteurs » ou de « sommités scientifiques », et bientôt l’on ne sait plus au juste s’il s’agit d’une vieille locomotive ou de l’honorable M. Chevreul. Le reporter lui demande son âge et fait cette réflexion aimable que « les locomotives n’ont jamais que l’âge qu’elles paraissent » ; il l’interroge sur son hygiène : « Vous transpirez, sans doute ?… Portez-vous de la flanelle ? » Et enfin :

« — Il va sans dire qu’à l’instar de M. Chevreul et de tous nos grands macrobites vous usez du café au lait ?

« — Ni café, ni rien d’analogue ; je m’abstiens rigoureusement de thé, de liqueurs fortes, d’asperges et de femmes.

« — Cependant vous fumez ?

« — C’est ma seule faiblesse.

« — La seule ? bien vrai ?… Voyons, tout à fait entre nous, vous n’avez jamais eu de ces aimables écarts qui embellissent l’existence d’une locomotive à l’âge des passions ?

« — Jamais, monsieur, vous me croirez si vous voulez !… Mon Dieu, j’ai eu comme les autres mes heures de poésie…

« — Vos vapeurs ! »

Et cela continue… Est-ce moi qui suis fou ? Je trouve dans ces facéties conduites avec tant de sang-froid une véritable puissance d’invention charentonnesque. Vous m’excuserez donc de m’y arrêter si longtemps. Car rien n’est indigne d’intérêt dans la littérature, rien, si ce n’est le médiocre. N’avez-vous pas été frappés, dans les trop nombreuses citations que j’ai faites, de la merveilleuse justesse des jeux de mots dont elles sont semées et, si je puis dire, de leur caractère de nécessité ? N’a-t-on point cette impression que l’auteur ne pouvait pas ne pas les faire, et que cependant nous ne les aurions point trouvés ? Ce signe est un de ceux auxquels on reconnaît les belles œuvres. Vous voyez bien que l’art de Grosclaude est du grand art ! Ne jurerait-on point qu’une Providence a voulu que Fulgence et Waflard collaborassent à un grand nombre de vaudevilles, tout exprès pour qu’un lecteur malade de Francisque Sarcey pût être qualifié de « blafard (et Fulgence) » ? que le tabac fût inventé pour qu’un reporter demandât à une vieille locomotive : « Vous fumez ? » — et que le mépris s’exprimât par le monosyllabe « zut ! » pour que Grosclaude inventât une faute d’orthographe, les « connaissances zutiles », qui raille à la fois les dernières réformes de l’enseignement et la prononciation du Conservatoire ?… N’y a-t-il pas là comme des harmonies préétablies ? et certains calembours excellents n’auraient-ils point été prévus par le Démiurge de toute éternité ? « Ô profondeurs ! » comme disait Victor Hugo.

Est-il défendu d’imaginer qu’une Puissance inconnue, ayant d’abord permis aux hommes d’établir entre les choses et les mots des rapports constants, universels et publics, a voulu enfouir en même temps dans les ténèbres des idiomes humains certains rapports secrets, absurdes et réjouissants des mots avec les objets ou des vocables entre eux, et en a réservé la découverte à quelques privilégiés du rire et de la fantaisie ? Grosclaude est assurément un de ces hommes. À première vue, il y a du hasard dans ses inventions. À force de secouer les mots comme des noix dans un sac, on amène entre eux d’étranges rencontres, des façons nouvelles et baroques de s’accrocher. Mais, soyez-en sûrs, ces rencontres, d’où jaillit parfois une pensée originale, ne sont aperçues que de ceux qui savent les voir ; et, s’ils parviennent à en dégager de l’esprit ou même un peu de philosophie, c’est que cette philosophie et cet esprit, ils les apportaient avec eux. Il y a coq-à-l’âne et coq-à-l’âne. L’Évangile même contient un calembour sublime. Un jour, M. Grosclaude, rien qu’en écrivant le contraire de ce que nous eussions écrit, vous et moi, a fait une merveilleuse trouvaille. Il raconte la fête des Rois chez M. Grévy, et nous montre M. de Freycinet s’apprêtant à découper le gâteau : « M. de Freycinet, dit-il, avec cette gravité qu’il apporte même aux choses sérieuses… » Cette simple phrase, remarquez-le, est un puits de profondeur, puisqu’on y suppose couramment admise une pensée qui passe elle-même pour surprenante et profonde, à savoir que c’est aux choses futiles que nous apportons le plus de gravité… N’ai-je pas raison de conclure que le délire de Grosclaude est le délire d’un sage ?


  1. Les Gaietés de l’année, par Grosclaude, 3e année. — Librairie moderne.