Les Contemporains/Quatrième série/Pronostics pour l’année 1887

Société française d’imprimerie et de librairie (Quatrième sériep. 321-330).

PRONOSTICS POUR L’ANNÉE 1887.


On ne m’y reprendra plus, à dresser des inventaires de fin d’année. Pour deux ou trois mots de remerciements, j’ai reçu vingt lettres de réclamations. Il paraît que j’ai commis d’énormes oublis, et que l’année littéraire a été bien meilleure et plus fertile en œuvres originales que je n’avais cru. Je me réjouis de m’être trompé si fort. Mon excuse est dans ma sincérité. Je n’avais fait d’ailleurs, je l’avoue, aucune recherche bibliographique. J’ai laissé remonter d’eux-mêmes dans ma mémoire les livres dont j’avais reçu une impression un peu forte, et je les ai notés à mesure : voilà tout. Mais j’ai eu grand soin de ne donner pour infaillibles ni mes souvenirs ni mes jugements.

Comme je n’apporte aujourd’hui que des prévisions, j’y pourrais mettre plus d’assurance. Je voudrais, en effet, après avoir dit ce que nous a donné la littérature pendant la dernière année, chercher ce qu’elle nous donnera dans le cours de l’année qui commence. Or cette entreprise est infiniment moins dangereuse. Car, si je me trompe, on ne le saura que dans douze mois, et personne ne se souviendra alors de ce que j’aurai prédit. Je puis donc annoncer les livres qui se feront, avec la même sécurité que Mathieu Laensberg le temps qu’il fera. Néanmoins, par un excès de timidité et de scrupule, je n’ai point voulu prédire l’avenir moi-même, quoique rien ne soit plus aisé, et j’ai interrogé une somnambule extralucide, comme elles le sont toutes, dont je ne fais que résumer ici les réponses.

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Les littérateurs feront de plus en plus en 1887 ce qu’ils faisaient en 1886.

M. Émile Zola publiera un roman de sept cents pages intitulé la Terre. Il y aura dans ce roman, comme dans les autres, une Bête, qui sera la terre ; et, sur cette bête, vivront des bêtes, qui seront les paysans. Il y aura un paysage d’hiver, un paysage de printemps, un paysage d’été et un paysage d’automne, chacun de vingt à trente pages. Tous les travaux des champs y seront décrits, et le Manuel du parfait laboureur y passera tout entier.

La seule passion campagnarde étant, comme on sait, l’amour de la terre, vous prévoyez le sujet. Ce sera l’histoire d’un vieux paysan qui fera le partage de ses biens à ses enfants ; ceux-ci, trouvant qu’il dure trop, le pousseront dans le feu à la dernière page. Je pense qu’il y aura aussi une fille-mère qui jettera son petit dans la mare. Et je suis à peu près sûr qu’il y aura une idiote, ou un idiot, peut-être deux, ou trois. Et tous ces sauvages seront grandioses. Et le livre sera épique et pessimiste. Il faut qu’il le soit, M. Zola n’en peut mais. Et le roman commencera ainsi :

« Le soleil tombait d’aplomb sur les labours… L’odeur forte de la terre fraîchement écorchée se mêlait aux exhalaisons des corps en sueur… La grande fille, chatouillée par la bonne chaleur, riait vaguement, s’attardait, ses seins crevant son corsage… — N… de D… ! fit l’homme ; arriveras-tu, s…pe ? »

L’optimisme de M. Renan ira croissant. Ce sage publiera un nouveau drame philosophique intitulé le Dernier Pape. Cela se passera au vingtième siècle. Le pape Pie XI annoncera par une suprême encyclique (Gaudeamus, fratres) à ce qui restera du monde chrétien qu’il remet ses pouvoirs aux mains de l’Académie des sciences de Berlin. Il croira le temps venu de la solution oligarchique du problème de l’univers.

À ce moment, l’élite des êtres intelligents, maîtresse des plus importants secrets de la réalité commencera de gouverner le monde par les puissants moyens d’action dont elle disposera, et d’y faire régner, par la terreur, le plus de raison et de bonheur possible. Cette élite n’aura pas de femmes ; la femme restera la récompense des humbles, pour qu’ils aient un motif de vivre… Mais ce délicieux rêve oligarchique réalisé, les sages ne pourront bientôt plus supporter leur propre sagesse, leur propre toute-puissance, ni leur solitude.

Le désir de la femme les mordra au cœur ; et la femme, introduite dans la place, les trahira, livrera au peuple les secrets des savants et les machines par lesquelles ils terrorisaient la multitude. Ou bien ces machines rateront entre les mains de leurs inventeurs. Et ce sera un beau gâchis, et tout sera à recommencer. Et vite il faudra une religion nouvelle. Ou bien l’ancien Pape reprendra la tiare et déclarera apocryphe l’encyclique Gaudeamus, fratres. — Et M. Renan se consolera : car « la raison a le temps pour elle, voilà sa force. Elle traversera des successions de pourriture et de renaissance. Les essais sont incalculables… »

Et le commencement du drame sera :

« Le pape dans son laboratoire, au Vatican. Les fourneaux, les alambics et les cornues cachent presque entièrement les fresques peintes par Raphaël. Il rêve et murmure à mi-voix : Dieu n’était pas : il est tout près d’être… Mais, qui sait si la vérité n’est pas triste ?… Vive l’Éternel !.. L’idéal existe… Heureux les simples !…

Ce drame sera expressément écrit pour la Comédie-Française, et le rôle du Pape sera joué par M. Coquelin aîné.

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Le roman de M. Paul Bourget s’appellera Péché d’Islande. Pourquoi ? On ne sait pas. Robert d’Ancelys, flétri par les turpitudes de la vie de collège, puis régénéré par un crime d’amour, n’aura plus pour principe d’action que la religion de la souffrance humaine. Et alors il se donnera pour mission d’avoir pitié des femmes blessées, et surtout d’être le dernier amant de celles qui approchent de l’âge où l’on n’en a plus. Il étendra sa miséricorde sur trois femmes à la fois. L’une demeurera rue de Varennes, l’autre au Parc Monceau, la troisième aux Champs-Élysées ; et toutes trois ressembleront à des portraits de Botticelli ou de Léonard de Vinci. Et Robert les consolera doucement — oh ! si doucement ! — mais elles voudront être aimées, non consolées ; et puis elles ne comprendront pas qu’il en console trois en même temps. Mais lui ne comprendra point qu’elles n’aient pas compris, et ce sera très subtil, et tous les quatre s’écrieront : « Oh ! la cruelle énigme ! » Et il y aura un grand appareil d’analyse psychologique, et comme une trousse de chirurgien étalée ; et, dans les appartements et dans les écuries, un grand confort anglais.

Et voici les premières lignes :

« Tous les observateurs ont remarqué ce qu’il y a de troublant, d’alliciant et de profondément nostalgique dans le regard des femmes qui offrent cette particularité d’avoir des yeux bleus avec des cheveux bruns, — surtout quand ces femmes appartiennent à une race douloureusement affinée par des siècles de vie élégante et artificielle. C’est un de ces regards, imprégnés d’exquise malfaisance, que voilaient, à cette heure crépusculaire qui suit le five o’clock tea, les longs cils, — ah ! si longs ! — de la comtesse Alice de Courtisols qui, blottie sur un pouf, à l’abri d’un paravent anglais, etc.. »

M. Pierre Loti nous donnera Kouroukakalé. Ce sera le nom d’une jeune Lapone amoureuse d’un officier de marine. On verra dans ce livre des fiords, des bancs de glace, des baleines, des morses, des rennes, des martres zibelines et des aurores boréales. Au bout de six mois, l’officier de marine s’en ira, et Kouroukakalé mourra de désespoir.

Quelques phrases au hasard :

« Un ciel gris-perle avec des matités de cendre çà et là et des irisations de nacre vers le bas… Notre phoque familier allongeait sa tête de jeune chien entre les seins pointus et couleur de safran de ma petite amie, et parfois léchait doucement ses cheveux brillants d’huile. Et je me rappelais une petite danseuse que j’avais vue l’autre année à Yokohama. Et je songeais que la petite danseuse mourrait, et que Kouroukakalé mourrait aussi, et que je mourrais pareillement… »

Quant au prochain récit de M. Georges Ohnet, il n’est pas difficile de le prévoir. On sait que l’auteur des Batailles de la vie écrit alternativement un roman de passion et un roman d’ « études sociales ». Les Dames de Croix-Mort appartenant au premier genre, il est évident que le roman de cette année réconciliera de nouveau la bourgeoisie et la noblesse. Mais, attendu que, dans la Grande Marnière, c’est une patricienne qui épouse un ingénieur, ce sera cette fois un patricien qui épousera la fille d’un vétérinaire. Le livre aura quatre cents éditions. Et je me dirai une fois de plus : « Oui, c’est bien. J’accepte tout, mon Dieu ! Il faut de ces livres-là, il en faut. Mais pourquoi est-ce lui le triomphateur unique ? Pourquoi pas l’un des quarante autres romanciers qui font la même chose et qui la font aussi bien, quelquefois mieux ? Mystère ! »

Et ce roman s’appellera Guy de Valcreux, et je vais vous en confier les premières lignes :

     « Par une belle matinée de printemps, le digne M. Lerond,
     vétérinaire de la petite ville d’Arcis-sur-Marne, suivait la
     route poudreuse qui conduit au chef-lieu du département, bercé
     dans son antique cabriolet, au trot paisible de sa vieille jument
     Cocote. Tout à coup, à l’un des tournants du chemin, une amazone
     à la taille souple, à la lèvre dédaigneuse, aux extrémités
     aristocratiques, etc… »

Et M. Alphonse Daudet ? ai-je demandé à la somnambule. — Oh ! celui-là se recueille si longtemps entre deux livres qu’il nous jouera peut-être le mauvais tour de changer dans l’intervalle. On sait bien qu’il y aura dans son prochain roman un mélange astucieux d’observation aiguë (l’observation aiguë, vous savez ? c’est « sa profession ») et de larmes faciles, à la Tartarin. Mais nos prévisions ne sauraient aller au delà…

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Et M. Guy de Maupassant ? — Lisez les premiers feuilletons de Mont-Oriol. Cela commence avec la largeur d’un roman de Zola. Puis vient un adultère honnête, comme en réclament les femmes vertueuses. C’est une trahison. Si les écrivains se mettent comme cela à changer leur manière, il n’y a plus de sécurité pour le lecteur.

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Et le théâtre ? — On nous annonce Francine, l’œuvre d’un jeune, si jeune qu’on ne peut guère deviner ce qu’il nous réserve, celui-là. Puis, M. Henri Meilhac écrira un acte, un seul, mais où il y aura trois pièces. Et les trois pièces seront excellentes, et l’acte sera manqué, à moins que M. Ludovic Halévy… Mais cet académicien sera absorbé par un nouveau Grand Mariage. Cette fois, la jeune fille aura six millions de dot, et elle épousera un archiduc, et son frère ne sera plus un lieutenant d’artillerie, mais un lieutenant de chasseurs.

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Et l’histoire ? — M. Taine nous donnera enfin son volume sur l’Empire. Il sera sombre. L’ancien régime lui avait paru lamentable ; la Révolution lui a semblé absurde et hideuse ; l’Empire, qui a consacré les pires conquêtes de la Révolution, le dégoûtera plus encore. Il verra dans Napoléon un sous-officier cabot, le Bel-Ami de la Victoire. Il sera de plus en plus épouvanté de la sottise et de la férocité de l’animal humain. Et l’impression du volume pourra bien être retardée parce qu’il y aura tant de citations, à chaque page, à chaque ligne, que l’imprimeur, à court, sera obligé de faire fondre plusieurs milliers de guillemets.

Et la poésie ? — On attend de M. Sully-Prudhomme un poème intitulé : Le Bonheur. Il fera celui des professeurs de mathématiques, car les trois premiers livres de la géométrie de Legendre s’y trouveront mis en sonnets. M. François Coppée nous donnera quelques poèmes populaires et familiers. Le plus remarqué sera la Crémière :

  C’était une humble femme, une simple crémière
  De Montmartre. Elle était vaillante. La première
  Du quartier, quand pointait l’aube aux cieux violets,
  De sa pauvre boutique elle était les volets…

Ô vieille sibylle, dis-je à la dame, extralucide, vos malices sont grosses. C’est comme si vous me disiez que les pommiers continueront de donner des pommes, et les rosiers des roses, et que M. Dupuis et Mme Judic continueront de jouer les Judics et les Dupuis. Mais vous ne m’avez point dit si quelque jeune homme apportera dans le roman ou au théâtre une « formule nouvelle », pour parler la belle langue d’aujourd’hui, ni s’il sortira quelque chose d’intelligible du travail ténébreux des bons poètes symbolistes…

— Puis j’ajoutai timidement : Et la critique ? car il ne faut rien oublier.

— Ce n’est pas de la littérature.

— Qui vous l’a dit ?

— Un romancier.