Les Contemporains/Première série/Théodore de Banville

Société française d’imprimerie et de librairie (Première sériep. 7-30).

LES CONTEMPORAINS


THÉODORE DE BANVILLE[1]


M. Théodore de Banville est un poète lyrique hypnotisé par la rime, le dernier venu, le plus amusé et dans ses bons jours le plus amusant des romantiques, un clown en poésie qui a eu dans sa vie plusieurs idées, dont la plus persistante a été de n’exprimer aucune idée dans ses vers.


I

Son meilleur titre de gloire, c’est d’avoir repris, perfectionné et baptisé « l’ode funambulesque ». C’était, assurément une idée : et l’on peut dire que toutes les autres idées de M. de Banville dérivent de celle-là ou s’y rattachent.

Lui-même a défini l’ode funambulesque « un poème rigoureusement écrit en forme d’ode, dans lequel l’élément bouffon est étroitement uni à l’élément lyrique et où, comme dans le genre lyrique pur, l’impression comique ou autre que l’ouvrier a voulu produire est toujours obtenue par des combinaisons de rimes, par des effets harmoniques et par des sonorités particulières. »

Notons dès maintenant que toute la poétique de M. de Banville est implicitement contenue dans cette définition. Pour lui, même dans la poésie sérieuse, c’est uniquement par des arrangements de mots que « l’impression est obtenue », non par la qualité des idées ou des sentiments, ni même par le mouvement de la phrase ou par le choix des mots considérés en dehors de « l’effet harmonique ». Ou, s’il repousse peut-être ces conséquences extrêmes, tout au moins la rime, ses pompes et ses œuvres, ses éclats, ses entrelacements et ses surprises, c’est-à-dire la forme du vers dans ce qu’elle a de plus spécial, dans ce qui la distingue expressément de la prose, est bien pour lui l’essentiel de la poésie, et la poésie même. Théorie louche qui fuit et se dérobe quand on essaie de la préciser. Mais, si la théorie est obscure, la tendance est assez claire.

Il n’est pas étonnant que, après quelques essais de beaucoup d’éclat et de beaucoup de jeunesse (les Cariatides, les Stalactites), cette façon de concevoir la poésie ait conduit M. de Banville tout droit au genre funambulesque ; car c’est là seulement que sa théorie est vraie et qu’elle peut être appliquée tout entière. Seulement il me paraît se méprendre un peu sur sa part d’invention. Il prétend être le premier qui ait « cherché à traduire le comique non par l’idée (comme il nous le dit dans une langue un peu douteuse), mais par des harmonies, par la virtualité des mots, par la magie toute-puissante de la rime ». Il a voulu montrer que « la musique du vers peut éveiller tout ce qu’elle veut dans notre esprit et créer même cette chose surnaturelle et divine, le rire », et que « l’emploi d’un même procédé peut exciter la joie comme l’émotion dans les mêmes conditions d’enthousiasme et de beauté ».

Ces derniers mots, qui sont d’un assez mauvais style (et, si je le remarque, c’est que l’impuissance à exprimer les idées abstraites fait partie de l’originalité de M. de Banville), ces derniers mots sont peut-être excessifs ; mais le reste revient à dire qu’il a voulu tirer de la rime et du rythme des effets comiques et réjouissants. Or cela est évidemment possible ; mais aussi cela avait été fait bien avant lui. D’autres avaient soupçonné que la rime n’est point seulement capable d’être grave ou tragique et que, prise en soi et cultivée pour elle-même, elle est surtout divertissante. Villon (pour ne pas remonter plus haut) a connu la rime opulente et comique par son opulence même. Et Régnier non plus ne l’a point ignorée, ni les poètes du temps de Louis XIII, ni Scarron ou Saint-Amant, ni Racine dans les Plaideurs (c’est, du reste, M. de Banville qui nous en avertit), ni J.-B. Rousseau dans ses détestables Allégories, ni Piron dans les couplets de ses pièces de la Foire, ni même Voltaire ! Ce rimeur, le plus indigent des rimeurs, dans ses Poésies fugitives ou dans ses lettres mêlées de vers, a parfois de longues suites de rimes difficiles et produit par l’accumulation des assonances un effet assez semblable à celui qu’obtient M. de Banville par leur qualité.

Le genre « funambulesque » est donc en grande partie ce qu’était autrefois le « burlesque ». La richesse amusante de la rime est un de leurs éléments communs. M. de Banville n’a fait qu’y joindre les procédés de versification et le vocabulaire particulier de la poésie contemporaine : encore avait-il déjà pour modèles certaines bouffonneries lyriques de Victor Hugo et surtout le quatrième acte de Ruy Blas. Le genre funambulesque, tel qu’il l’a pratiqué, c’est simplement le « burlesque » romantique, comme le burlesque serait le « funambulesque » classique.

Mais enfin, si d’autres ont aimé la rime, si d’autres l’ont rentée et lui ont appris des tours, nul n’a plus fait pour elle que M. de Banville. Il a été son amant de cœur et son protecteur en titre. Il l’a mise en valeur et magnifiquement lancée. Il en a fait une lionne riche à faire pâlir Rothschild, une gymnaste agile à décourager les Hanlon-Lee. — Sans doute il n’a point créé le genre funambulesque et ne l’a même pas renouvelé tout seul ; mais il l’a cultivé avec prédilection et bonheur ; il l’a enrichi, amplifié, élevé, autant qu’il se pouvait, jusqu’au grand art ; il en a fait sa chose et son bien et, s’il va à la postérité, comme je l’espère, c’est de ce tremplin que son bond partira.

On sait que les Odes funambulesques et les Occidentales sont d’inoffensives satires des hommes et des ridicules du jour dans les dernières années du règne de Louis-Philippe et pendant le second Empire. Je remarque en passant que les Odes et le Commentaire donnent l’idée d’un Paris autrement agréable que celui d’à présent. C’était un Paris plus parisien. Il y avait encore des « coins » où tout le monde se rencontrait. Aujourd’hui il n’y a plus de coins, les distances sont démesurées, Paris devient une immense ville américaine. Il faudrait le rapetisser, résolument ; mais je suis sûr que le conseil municipal n’aura pas cette pensée si simple.

Si maintenant l’on recherche les procédés de ce genre spécial, on verra qu’ils consistent presque tous dans des contrastes et des surprises. L’ode funambulesque est la parodie d’une ode connue (Voyez le Mirecourt, Véron le baigneur, l’Odéon, Nommons Couture, Nadar, etc.), ou c’est une parodie de l’ode en général (Voyez la Tristesse d’Oscar, le Critique en mal d’enfant, la Pauvreté de Rothschild, Molière chez Sardou, etc.) ; et dans les deux cas le comique naît, très clair et très gros, d’une disproportion prodigieuse entre le fond et la forme. Voici une constatation qui fera peut-être de la peine à M. de Banville ; mais c’est, en somme, transporté de l’épopée dans l’ode et beaucoup plus accentué, le comique du Lutrin. Si Boileau a qualifié son poème d’« héroï-comique », l’épithète de « lyrico-comiques » ne conviendrait pas mal aux Odes funambulesques.

L’effet est donc produit d’abord par ce sentiment de disproportion et de disconvenance générale ; mais il est vrai que, chez M. de Banville, il tient peut-être encore plus à la forme même, au rythme, à la rime, aux mots.

Il provient souvent d’hyperboles démesurées (comique élémentaire que goûtent et pratiquent même les petits enfants) :

  Le mur lui-même semble enrhumé du cerveau.
  Bocage a passé là[2]. L’Odéon, noir caveau,
      Dans ses vastes dodécaèdres
  Voit verdoyer la mousse. Aux fentes des pignons
  Pourrissent les lichens et les grands champignons,
      Bien plus robustes que des cèdres…


— ou d’une macédoine d’idées, d’images, de noms propres étonnés de se voir ensemble :

  Tobolsk, la rue aux Ours qui n’a pas de Philistes,
  L’enfer où pleureront les matérialistes,
  La Thrace aux vents glacés, les monts Himalaïa,
  L’hôtel des Haricots, Saint-Cloud, Batavia,

  Mourzouk où l’on rôtit l’homme comme une dinde,
  Les mines de Norvège et les grands puits de l’Inde,
  Asile du serpent et du caméléon,
  L’Etna, Botany-Bay, l’Islande et l’Odéon
  Sont des Edens charmants et des pays de Tendre
  À côté de l’endroit où nous allons nous rendre…

— ou du mélange audacieux de toutes les langues, de celle des poètes lyriques, de celle des bourgeois, de celle des boulevardiers et de beaucoup d’autres :

  Ami, n’emporte plus ton cœur dans une orgie ;
  Ne bois que du vin rouge, et surtout lis Balzac.
  Il fut supérieur en physiologie
  Pour avoir bien connu le fond de notre sac…

— ou de bouffonneries aboutissant à un vers grave et d’allure pédantesque (à moins que ce ne soit le contraire) :

  Oui, je parle à présent. Je fume des londrès.
  Tout comme Bossuet et comme Gil-Pérès,
  J’ai des transitions plus grosses que des câbles,
  Et je dis ma pensée au moyen des vocables…

— ou de la dignité d’une périphrase déguisant une locution triviale :

  Ah ! pour te voir tordu par ce rire usité
  Chez les hommes qu’afflige une gibbosité,
      Parle, que veux-tu ? Dis-le vite !…

— ou bien enfin de tous ces artifices réunis, sans compter ceux que j’oublie.

Mais ce qui soutient, double et triple tous ces effets comiques, c’est la rime, somptueuse, imprévue, retentissante, fantastique.

J’en vois de deux sortes. D’abord la rime millionnaire, la rime-calembour, qui fait toujours plaisir et par sa richesse harmonique, et par la petite surprise qu’elle cause, et par le sentiment de la difficulté heureusement vaincue, de l’effort dissimulé et tourné en grâce. Ainsi marionnettes et les filles qu’on marie honnêtes ; Belmontet et Babel montait ; la Madeleine et damas de laine ; l’Himalaya et les pièces que lima Laya ; poliment et Paul y ment, etc. Ajoutez d’autres rimes qui ne vont pas jusqu’au calembour, mais qui ont aussi leur charme parce qu’elles sont excessivement rares : par exemple, absurde et Kurde.

L’autre espèce de rime que M. de Banville affectionne, c’est celle qui tombe sur des prépositions, des pronoms relatifs ou des adjectifs possessifs. Cette rime est comique parce qu’elle impose au lecteur une prononciation anormale, parce qu’elle le contraint à mettre un accent très fort sur des syllabes non accentuées et à donner, dans la phrase mélodique, une grande importance à des mots qui n’en ont aucune dans la phrase grammaticale :

  Danser toujours, pareil à madame Saqui !
  Sachez-le donc, ô Lune, ô Muses, c’est ça qui
        Me fait verdir comme de l’herbe.

Tous ces rapprochements singuliers d’idées ou de mots, non seulement l’opulence ou la bizarrerie de la rime en double l’effet, mais c’est presque toujours la rime qui les suggère. Voici les premiers vers de la Ballade des célébrités du temps jadis, parodie de la ballade de Villon :

  Dites-moi sur quel Sinaï
  Ou dans quelle manufacture
  Est le critique Dufaï.

Sinaï, manufacture, cet accouplement est drôle ; mais visiblement Sinaï a été suggéré par Dufaï, et manufacture par la Caricature, qui est plus loin. Lisez la pièce, qui est charmante : vous reconnaîtrez qu’elle a été faite tout entière pour et par ces trois rimes : Dufaï, la Caricature (ou peut-être Couture) et les neiges d’antan. On pourrait en suivre pas à pas la genèse, montrer quels vers ont dû être faits les premiers, quels les derniers, et pourquoi. Si donc M. de Banville a enrichi la rime, elle n’a pas été ingrate. Tandis qu’il lui donnait de la sonorité, elle lui apportait des idées, et même il n’en a jamais eu d’autres que celles qui lui sont venues ainsi. Dans les Odes funambulesques, les Occidentales et Nous tous, l’invention du fond n’est rien : ce ne sont que des lieux communs de satire facile, et la rime est vraiment tout — puisque le reste en dépend ou en provient.

II

La seconde « idée » de M. de Banville, ç’a été de ressusciter les anciens petits poèmes à forme fixe, le triolet, le rondeau (déjà repris par Musset), le rondel, la ballade, le dizain marotique, même la double ballade, la villanelle, le virelai et le chant royal. Du moment qu’il était né ou qu’il s’était fait servant de la rime et son homme-lige, il était inévitable qu’il nous rendît ces bagatelles compliquées, d’une symétrie difficile, minutieuse et quelque peu enfantine et barbare, où la rime est en effet reine, maîtresse et génératrice.

Pour moi, je ne m’en plains pas ; mais il est certain que ces tentatives peuvent être appréciées fort diversement. La rime a un charme propre et qui se suffit : on le voit par certaines chansons populaires et par ces rondes d’enfants où il n’y a que des assonances et aucune idée suivie. (Ainsi la poésie savante rejoint la plus élémentaire.) Ceux qui sentent profondément ce charme aimeront ces bijoux poétiques où un goût raffiné, une grâce moderne peut se mêler aux complications sauvages de la forme. Mais les honnêtes gens nés prosateurs n’y comprendront jamais rien et il se trouvera même, je crois, des poètes authentiques qui, tout en s’expliquant la prédilection de M. de Banville, ne la partageront point.

— La rime, diront-ils, est chose adorable, mais non peut-être en soi. Il faut que les divers arrangements de rimes vaillent ce qu’ils ont coûté. Il faut que la rime ne soit là que pour ajouter à la force du sentiment ou de la pensée, non pour les éliminer ou, à tout mettre au mieux, pour les susciter au hasard. Le plaisir que donnent l’entrelacement des belles consonances et la difficulté vaincue ne saurait compenser tout seul ni l’absence d’idée ou d’émotion, ni le manque de dessein, d’ordre et d’enchaînement.

Il faut aussi que les combinaisons de rimes aient une raison d’être. On comprend pourquoi les rimes se croisent ou s’embrassent dans le quatrain ou le sixain ; on comprend la constitution du sonnet : il y a là des symétries fort simples. Mais pourquoi le rondeau a-t-il treize vers ? Pourquoi le second couplet du rondeau n’en a-t-il que trois ? Pourquoi, à la fin du rondel, ne répétez-vous que le premier vers du refrain ? On avait réponse à cela autrefois, s’il est vrai que ces petites pièces se chantaient : elles étaient calquées sur une mélodie, sur un air de danse. Mais, maintenant qu’on ne les chante plus, ces combinaisons nous semblent absolument arbitraires. Ce sont tours de force gratuits.

Et ces tours de force sont tels qu’on ne peut presque jamais les exécuter avec assez de perfection pour exciter l’applaudissement. La petite ballade a quatorze, six et cinq rimes semblables ; la double ballade en a vingt-quatre, douze et sept ; la grande ballade, onze, neuf, six et cinq ; le chant royal, dix-huit, douze, dix et sept ; le rondeau, huit et cinq ; le rondel, cinq et cinq. Qu’en résulte-t-il ? Dans la plupart des ballades il n’y a de vers « nécessaires », de vers dictés, imposés par une idée ou un sentiment initial, que celui du refrain et un vers, au plus, pour chacune des autres rimes, en tout trois ou quatre vers. (Et que dire de la villanelle ou du rondeau ?) Les autres vers, étant commandés par la rime, sont ce qu’ils peuvent, se rattachent tant bien que mal à l’idée principale. Et ainsi la tâche, à force d’être difficile, redevient facile. Ces cadres bizarres sont tellement malaisés à remplir qu’on permet au rimeur d’y mettre n’importe quoi ; et dès lors c’est la cheville légitimée, glorifiée, triomphante. Il n’y a pas là de quoi être si fier. Prenez une ballade de M. de Banville, une ballade sonore, à rimes éclatantes, mais où tous les vers, sauf deux ou trois, pourraient être changés ; prenez d’autre part une « tirade » de Racine avec ses rimes banales, effacées, aux sonorités modestes (aimer, charmer, maîtresse, tristesse), mais où tous les vers sont « nécessaires », où il semble qu’on n’en pourrait enlever ni modifier un seul : même à ne considérer les deux morceaux que comme des « réussites », quelle est, à votre avis, la plus étonnante, la plus incroyable, la plus merveilleuse ?

Mais le philistin qui parlerait ainsi prouverait simplement qu’il a du bon sens et qu’il préfère à tout la raison. Que de choses M. de Banville aurait à répondre ! Quand, il y a dans un morceau trop de « vers nécessaires », c’est donc que toute fantaisie en est absente. Ce n’est plus de la poésie, c’est de l’éloquence, c’est ce que Buffon appelait des vers beaux comme de belle prose. Il faut en effet de l’imprévu et du hasard dans la poésie lyrique ; il y faut de l’inutile, du surabondant, une floraison de détails aventureux. Et justement c’est la détermination rigoureuse de la forme prosodique qui permet l’imprévu des pensées et des images : et de là un double plaisir. Le poète qui commence sa ballade ne sait pas trop ce qu’il y mettra : la rime, et la rime toute seule, lui suggérera des choses inattendues et charmantes, auxquelles il n’aurait pas songé sans elle, des choses unies par des rapports lointains et secrets, et qui s’enchaîneront avec un peu du désordre d’un rêve. En somme, rien de plus suggestif que ces obligations étroites des petits poèmes difficiles : ils contraignent l’imagination à se mettre en campagne et, tandis qu’elle cherche dans tout l’univers le pied qui peut seul chausser l’invraisemblable pantoufle de Cendrillon, elle fait, chemin faisant, de délicieuses découvertes.


III

Nous arrivons ainsi à la troisième « idée » de M. de Banville, à sa théorie de la rime, si spirituellement exposée dans son Petit traité de versification française. En voici les axiomes essentiels:

La rime est l’unique harmonie des vers et elle est tout le vers… On n’entend dans un vers que le mot qui est à la rime… Si vous êtes poète, vous commencerez par voir distinctement dans la chambre noire de votre cerveau tout ce que vous voudrez montrer à votre auditeur et, en même temps que les visions, se présenteront spontanément à votre esprit les mots qui, placés à la fin du vers, auront le don d’évoquer ces mêmes visions pour vos auditeurs… Si vous êtes poète, le mot type se présentera à votre esprit tout armé, c’est-à-dire accompagné de sa rime… Ceci est une loi absolue, comme les lois physiques : tant que le poète exprime véritablement sa pensée, il rime bien ; dès que sa pensée s’embarrasse, sa rime aussi s’embarrasse, traînante et vulgaire, et cela se comprend du reste, puisque pour lui pensée et rime ne sont qu’un… Le reste, ce qui n’a pas été révélé, trouvé ainsi, les soudures, ce que le poète doit rajouter, pour boucher les trous avec sa main d’artiste et d’ouvrier, est ce qu’on appelle les chevilles… Il y a toujours des chevilles dans tous les poèmes.


Voilà qui est explicite et radical. La poésie est un exercice de bouts-rimés, mais de bouts-rimés choisis par le poète au moment de l’inspiration — et reliés par des chevilles, mais par des chevilles intelligentes.

La rime est si bien, pour M. de Banville, « tout le vers », qu’il abolit, afin qu’elle reste toute seule sur les décombres de l’alexandrin, les antiques et vénérables règles du rythme, et qu’il supprime le repos même de l’hémistiche, si normal, si légitime, si nécessaire (à de certaines conditions qu’il serait trop long de déterminer). Et cela lui permet

d’écrire avec une liberté tout olympienne :

. . . . . . . .
Et je les vis, | assises
  Dans leur gloi | re, sur leurs trônes d’or | ou debout, |
  Reines de clarté | dans la clarté. | Mais surtout, etc…

ou bien :

 . . . . . . . . Et, triomphant sans vaines
  Entra | ves, ses beaux seins aigus montraient leurs veines
  D’un pâle azur…

ou encore :

  Et, secouant ses lourds cheveux épars, | aux fines
  Lueurs d’or, | elle dit ces paroles divines.

Et il ne s’aperçoit pas qu’à moins d’une accentuation iroquoise, qui amuse dans des vers burlesques mais qui serait déplaisante ici, la rime, à laquelle il a tout sacrifié, disparaît elle-même par cette suppression du rythme traditionnel.

Il y a pourtant, dans cette paradoxale théorie sur la rime, sur son rôle, sur la manière dont elle nous vient, une assez grande part de vérité. Ou plutôt cette théorie est vraie pour M. de Banville : c’est sa propre pratique érigée en précepte. Mais aussi je conçois très bien une marche de composition absolument inverse : la rime trouvée la plupart du temps à la fin, non au commencement ; les « vers nécessaires » surgissant d’abord en grand nombre et presque sans préoccupation de la rime, puis accouplés ou reliés par un travail de patience et d’adresse. La rime alors ne joue qu’un rôle subordonné. Tous les mots éclatants ne sont pas à la fin du vers. Même les classiques y plaçaient volontiers des mots effacés, estimant que la poésie est dans le vers tout entier et dans le rythme aussi bien que dans la rime, et craignant sans doute que la rime ne tirât tout le vers à elle, ne le dévorât, et aussi que son opulence ne sentît trop le tour de force. Quand La Harpe condamnait chez Roucher, comme rimes trop voyantes, flèche et brèche, je foule et en foule, il était en plein dans la tradition classique. On laissait ces amusettes au genre burlesque : Racine ne se les permettait que dans la farce des Plaideurs. La rime, pour ces patriarches, ne servait qu’à marquer la mesure : M. de Banville leur ferait l’effet d’un musicien qui, pour la marquer plus fortement, mettrait à chaque fois un point d’orgue et un coup de grosse caisse, et qui, dans les intervalles, soignerait médiocrement sa phrase mélodique.

Ces anciens hommes auraient tort. La vérité, c’est qu’il y a au moins deux manières de faire les vers (et qui se peuvent combiner) : une à l’usage des poètes dramatiques, élégiaques, philosophes, et, en général, des poètes qui analysent et qui pensent : et une autre pour les poètes qui n’ont que des yeux, pour les lyrico-descriptifs. Et c’est celle-là que M. de Banville a merveilleusement définie.


IV

Et voyez comme tout se tient. Il n’y a que le lyrisme descriptif où soient applicables les procédés de composition que M. de Banville croit universels ; où la rime soit, en effet, l’alpha de l’inspiration poétique, les belles chevilles en étant l’oméga. L’exclusive adoration de la rime le condamnait donc à ce genre et, comme il n’avait d’ailleurs pour toute idée et pour toute philosophie qu’un grand amour de la beauté plastique, les sujets s’imposaient d’eux-mêmes.

Quelles sont les plus belles choses et les plus dignes d’être rajeunies et « illustrées » ? Ce sont évidemment les adorables histoires de la mythologie grecque ; ce sont les dieux et les déesses antiques. Mais l’art grec vaut surtout par la pureté des lignes : la Renaissance a mieux connu la magie des couleurs. M. de Banville fera donc passer la procession des dieux par l’atelier de Titien et par le vestiaire de Rubens. Et quelle est la façon la plus pittoresque de comprendre et de mener la vie ? N’est-ce pas celle des comédiens ambulants, des poètes aventuriers et, par delà, des gymnastes étincelants de paillons, vainqueurs des lois de la pesanteur ? Et quelle est la plus reluisante image d’un poète ? N’est-ce pas celle d’un beau jeune homme en pourpoint, couronné de roses, armé d’une vraie lyre, entouré de belles femmes, et en qui réside un dieu ? La comédie italienne aussi est une fort jolie chose. Et les contes et les féeries sont de délicieux divertissements. Paris enfin et ses Champs-Élysées offrent, certains soirs, des spectacles glorieux, et la vie moderne et les « hétaïres » d’aujourd’hui ne sont point dépourvues d’élégance. M. de Banville devait donc écrire les Cariatides, les Stalactites, les Exilés, les Princesses, Florise, Riquet à la Houppe et la Malédiction de Cypris.

Il n’a pas inventé tous les cultes qu’il célèbre. Si pourtant on cherchait quelles sont ses prédilections les plus originales au moins par le degré, on trouverait que c’est l’adoration de Ronsard transfiguré, une profonde estime pour Tabarin, beaucoup de considération pour les poètes inconnus du temps de Louis XIII, et l’admiration des comédiens errants, des clowns et des danseuses de corde. Il déplore aussi que le théâtre moderne n’ait point gardé la parabase et qu’il admette des personnages en habit noir ; il pense que la comédie sera lyrique ou ne sera pas ; il compose des odes dialoguées en rimes riches qu’il prend pour du théâtre ; et un beau jour il écrit une féerie pour le plaisir de mettre dans la bouche de Riquet à la Houppe et de la princesse Rose des stances imitées de celles du Cid et de Polyeucte. Enfin, pour noter en passant ses antipathies essentielles, il a manifesté toute sa vie, à l’endroit de « monsieur Scribe » et des « normaliens », un mépris souverain et qui vous désarme à force d’être sincère et naturel, un mépris de poète lyrique.

Ses poésies sont donc des suites d’apothéoses, de « gloires », comme on disait autrefois. Sa vocation de « décorateur » éclate dès son premier volume : voyez, dans la Voie lactée, l’apothéose des poètes, et, dans le Songe d’hiver, celle des don Juan et des Vénus. Et dans les Exilés, son meilleur recueil, ce sont encore les mêmes procédés et les mêmes effets, avec plus de sûreté et de maîtrise. Des tableaux éclatants et monotones ; une façon de décrire qui ne ramasse que les tons et les traits généraux, mais qui les met en pleine lumière, avec une insistance, une surabondance, une magnificence hyperboliques. Cela est souvent très beau et donne vraiment l’impression d’un monde surhumain, d’un Olympe ou d’un Éden nageant dans la gloire et dans la clarté. Ces deux mots reviennent souvent, et aussi les ors, les pourpres, les lis, les roses, le lait, le sang, la flamme, la neige, les diamants, les perles, les étoiles. Je ne parle pas des « seins », généralement « aigus » ou « fleuris » ou « étincelants » : il en a de quoi meubler tous les harems de l’Orient et de l’Occident. Il fait certainement de tous ces mots ce que d’autres n’en feraient pas : il y fait passer, comme dit Joubert, « le phosphore que les grands poètes ont au bout des doigts ». Il a eu même la puissance d’imposer à certains mots un sens nouveau et splendide. Ainsi : extasié (dont il abuse), vermeil, sanglant, farouche, etc. Par cette magie des mots on peut dire qu’il a « polychromé » les dieux grecs, qu’il a animé la noblesse de leurs contours de la vie ardente des couleurs et qu’il leur a soufflé une ivresse.

Des pièces comme l’Exil des Dieux et le Banquet des Dieux sont peut-être ce qui dans notre poésie rappelle le mieux les grandes et somptueuses compositions de Véronèse. Hercule « effrayant d’un sourire vermeil » le sanglier d’Erymanthe et le traînant de force à la lumière (le Sanglier) ; l’Amour malade à qui Psyché souffle son âme dans un long baiser et qui, tandis qu’elle en meurt, s’élance dans le bois sans se soucier d’elle (la Mort de l’Amour) :

 . . . . . . . . . . . . . Et, touchant
  Les flèches dont Zeus même adore la brûlure,
  Il marchait dans son sang et dans sa chevelure ;

l’Amour encore, le chasseur impitoyable, demandant au poète : « Veux-tu m’adorer, vil esclave ? Par moi tu souffriras, par moi tu seras lâche et déshonoré », et le poète répondant : « Je t’adore » (la Fleur de sang) ; et la rose naissant du désir d’Eros devant la grande Cythérée endormie (la Rose) :

  Eros la vit. Il vit ces bras que tout adore,
  Et ces rongeurs de braise et ces clartés d’aurore.
  Il contempla Cypris endormie, à loisir.
  Alors de son désir, faite de son désir,
  Toute pareille à son désir, naquit dans l’herbe
  Une fleur tendre, émue, ineffable, superbe,
  Rougissante, splendide, et sous son fier dessin
  Flamboyante, et gardant la fraîcheur d’un beau sein ;

tous ces tableaux, et bien d’autres, forment une galerie flamboyante, une galerie de Médicis, et peut-être la plus haute en couleur qu’un poète ait jamais brossée.


V

Ainsi se précise l’originalité de M. de Banville. L’idolâtrie de la rime implique une âme uniquement sensible au beau extérieur et s’accorde exactement avec la théorie de « l’art pour l’art » ; et le plus singulier mérite de M. de Banville est peut-être d’avoir, entre tous les poètes, appliqué cette étroite théorie avec une rigueur absolue.

Essayons de voir clair dans cette fameuse formule. Comme elle est quelque peu équivoque, je n’ose dire inintelligible, on l’a réduite à cette autre : « L’art pour le beau. » Mais celle-ci à son tour est trop simple et trop large : il n’est presque point d’œuvre à laquelle elle ne convienne ; car il y a le beau de l’idée, celui du sentiment, celui de la sensation, et le beau de la forme, qui est intimement mêlé aux autres et qui n’en est séparable que par un difficile effort d’analyse. « L’art pour l’art », ce sera donc « l’art pour le beau plastique », sans plus. Et cette formule ainsi interprétée, il me paraît qu’aucun poète n’y a été plus fidèle que l’auteur des Exilés, non pas même le ciseleur d’Émaux et Camées.

On voit maintenant dans quel sens je disais que l’idée la plus persistante de M. de Banville a été de n’exprimer aucune idée dans ses vers. Je voulais dire qu’il n’en a jamais exprimé que de fort simples et de celles qui revêtent naturellement et qui appellent une forme toute concrète ; et c’est à multiplier et à embellir ces images, à les traduire elles-mêmes par des arrangements harmonieux de mots brillants, qu’a tendu tout son effort. Et l’on pourrait presque dire aussi qu’il n’a jamais exprimé de sentiments, sinon le sentiment de joie, d’allégresse, de vie divine qui répond à la perception abondante et aisée des belles lignes et des belles couleurs.

  J’ai tenu bien haut dans ma main
  Le glaive éclatant de la rime…

  Et j’ai trouvé des mots vermeils
  Pour peindre la couleur des roses.

C’est fort bien dit ; et c’est parce qu’il n’a jamais aspiré à peindre autre chose qu’il a été l’esclave à la fois et le dompteur de la rime et qu’il n’a guère été que cela. Cherchez un poète qui ait plus purement, plus exclusivement aimé et rendu le beau plastique, qui par conséquent ait pratiqué « l’art pour l’art » avec plus d’intransigeance et une conscience plus farouche : vous n’en trouverez point.

Prenez Théophile Gautier ; outre qu’il est un peintre beaucoup plus exact et minutieux que M. de Banville, il se mêle d’autres sentiments à son adoration de la beauté physique. Au fond, les deux Muses d’Émaux et Camées sont la Mort et la Volupté, tout simplement.

  D’un linceul de point d’Angleterre
  Que l’on recouvre sa beauté.

Beauté, linceul, point d’Angleterre ; ivresse des sens, peur de la mort et fanfreluches, il y a au moins cela dans Gautier. Prenez même Armand Silvestre : vous découvrirez, dans ses grands vers mélodieux, monotones et tout blancs, un panthéisme bouddhique et le désir et la terreur du par-delà. Mais M. Théodore de Banville célèbre uniquement, sans arrière-pensée — et même sans pensée — la gloire et la beauté des choses dans des rythmes magnifiques et joyeux. Cela est fort remarquable, et surtout cela l’est devenu, par ce temps de morosité, d’inquiétude et de complication intellectuelle. Vraiment il plane et n’effleure que la surface brillante de l’univers, comme un dieu innocent et ignorant de ce qui est au-dessous ou plutôt comme un être paradoxal et fantasque, un porte-lauriers pour de bon qui se promène dans la vie comme dans un rêve magnifique, et à qui la réalité, même contemporaine, n’apparaît qu’à travers des souvenirs de mythologie, des voiles éclatants et transparents qui la colorent, et l’agrandissent. Sa poésie est somptueuse et bienfaisante. Et, comme le sentiment de la beauté extérieure et le divin jeu des rimes, s’ils ne sont pas toute la poésie, en sont du moins une partie essentielle, M. de Banville a été à certaines heures un grand poète et a plusieurs fois, comme il le dit volontiers, heurté les astres du front.

Il nous offre, dans un siècle pratique et triste, l’exemple extravagant d’un homme qui n’a vécu que de mots, comme les divines cigales se nourrissent de leur chant. Mais la vertu du Verbe, célébrée par Victor Hugo dans une pièce fameuse, est telle que, pour l’avoir adoré, même sans grand souci du reste, on peut être grand. Le clown sans passions humaines, sans pensées, sans cerveau, évoque des idées de grand art rien que par la grâce ineffable des mouvements et par l’envolement sur les fronts de la foule :

  Enfin, de son vil échafaud
  Le clown sauta si haut, si haut,
  Qu’il creva le plafond de toiles
  Au son du cor et du tambour,
  Et, le cœur dévoré d’amour,
  Alla rouler dans les étoiles.

P-S. — J’ai omis à dessein, parmi les « idées » de M. de Banville, celle qui lui est venue un jour de mêler la vie et la mythologie grecques à la vie moderne (la Malédiction de Cypris). Mais cette idée, c’est surtout dans ses Contes qu’il a tenté de la réaliser, et Banville prosateur voudrait peut-être une étude à part.


  1. Les Cariatides ; les Exilés ; Odes funambulesques ; Nous tous ; Comédies ; Riquet à la Houppe ; Esquisses parisiennes ; Contes pour des femmes ; Contes féeriques ; Contes héroïques ; Mes souvenirs ; la Lanterne magique ; Paris vécu ; Petit traité de poésie française. — G. Charpentier.
  2. « Les Turcs ont passé là. » (V. Hugo).