Les Contemporains/Première série/Émile Zola

Société française d’imprimerie et de librairie (Première sériep. 249-284).

ÉMILE ZOLA

Il y a des écrivains et des artistes dont le charme intime, délicat, subtil, est très difficile à saisir et à fixer dans une formule. Il y en a aussi dont le talent est un composé très riche, un équilibre heureux de qualités contraires ; et ceux-là, il n’est pas non plus très aisé de les définir avec précision. Mais il en est d’autres chez qui prédominent hautement, de façon brutale et exorbitante, une faculté, un goût, une manie ; des espèces de monstres puissants, simples et clairs, et dont il est agréable de dessiner à grands traits la physionomie saillante. On peut, avec eux, faire quelque chose comme de la critique à fresque.

M. Émile Zola est certainement de ces vigoureux « outranciers », surtout depuis l’Assommoir. Mais, comme il semble bien qu’il se connaisse peu lui-même, comme il a fait tout ce qu’il a pu pour donner au public une idée absolument fausse de son talent et de son œuvre, il est peut-être bon, avant de chercher ce qu’il est, de dire ce qu’il n’est pas.


I

M. Zola n’est pas un esprit critique, quoiqu’il ait écrit le Roman expérimental ou plutôt parce qu’il l’a écrit, et M. Zola n’est point un romancier véridique, quoique ce soit sa grande prétention.

Il est impossible d’imaginer une équivoque plus surprenante et plus longuement soutenue et développée que celle qui fait le fond de son volume sur le Roman expérimental. Mais on s’est assez moqué de cette assimilation d’un roman avec une expérience de chimie pour qu’il soit inutile d’y revenir. Il reste que, pour M. Zola, le roman doit serrer la réalité du plus près qu’il se peut. Si c’est un conseil, il est bon, mais banal. Si c’est un dogme, on s’insurge et on réclame la liberté de l’art. Si M. Zola croit prêcher d’exemple, il se trompe.

On est tout prêt à reconnaître avec M. Zola que bien des choses dans le romantisme ont vieilli et paraissent ridicules ; que les œuvres qui nous intéressent le plus aujourd’hui sont celles qui partent de l’observation des hommes tels qu’ils sont, traînant un corps, vivant dans des conditions et dans un « milieu » dont ils subissent l’influence. Mais aussi M. Zola sait bien que l’artiste, pour transporter ses modèles dans le roman ou sur la scène, est forcé de choisir, de ne retenir de la réalité que les traits expressifs et de les ordonner de manière à faire ressortir le caractère dominant soit d’un milieu, soit d’un personnage. Et puis c’est tout. Quels modèles doit-on prendre ? Dans quelle mesure peut-on choisir et, par suite, élaguer ? C’est affaire de goût, et de tempérament. Il n’y a pas de lois pour cela : celui qui en édicte est un faux prophète. L’art, même naturaliste, est nécessairement une transformation du réel : de quel droit fixez-vous la limite qu’elle ne doit point dépasser ? Dites-moi pourquoi je dois goûter médiocrement Indiana ou même Julia de Trécoeur et Méta Holdenis. Et quelle est cette étrange et pédantesque tyrannie qui se mêle de régenter mes plaisirs ? Élargissons nos sympathies (M. Zola lui-même y gagnera) et permettons tout à l’artiste, sauf d’être médiocre et ennuyeux. Je consens même qu’il imagine, en arrangeant ses souvenirs, des personnages dont la réalité ne lui offre pas de modèles, pourvu que ces personnages aient de l’unité et qu’ils imitent les hommes de chair et d’os par une logique particulière qui préside à leurs actions. Je l’avoue sans honte, j’aime encore Lélia, j’adore Consuelo et je supporte jusqu’aux ouvriers de George Sand : ils ont une sorte de vérité et expriment une part des idées et des passions de leur temps.

Ainsi M. Zola, sous couleur de critique littéraire, n’a jamais fait qu’ériger son goût personnel en principe : ce qui n’est ni d’un esprit libre ni d’un esprit libéral. Et par malheur il l’a fait sans grâce, d’un air imperturbable, sous forme de mandements à la jeunesse française. Par là il a agacé nombre d’honnêtes gens et leur a fourni de si bonnes raisons de ne le point comprendre, qu’ils sont fort excusables d’en avoir usé. Car voici ce qui est arrivé. D’une part, ces bonnes gens ont traité d’absurdes les théories de M. Zola ; mais en même temps ils ont affecté de les prendre au mot et se sont plu à montrer qu’elles n’étaient pas appliquées dans ses romans. Ils ont donc condamné ces romans pour avoir manqué à des règles qu’eux-mêmes venaient de condamner tout d’abord. Ils ont dit, par exemple : Nana ne ressemble guère aux courtisanes que l’on connaît ; vos bourgeois de Pot-Bouille ressemblent encore moins à la moyenne des bourgeois ; en outre, vos livres sont pleins d’ordures et la proportion de l’ignoble y est certainement plus forte que dans la réalité : donc, ils ne valent pas le diable. Bref, on s’est servi contre M. Zola des armes qu’il avait lui-même fournies et on a voulu lui faire porter la peine des théories dont il nous a rebattu les oreilles.

C’est peut-être de bonne guerre ; mais ce n’est pas d’une critique équitable, car les romans de M. Zola pourraient aller contre ses doctrines, et n’en être pas moins de belles œuvres. Je voudrais donc le défendre (sans lui en demander la permission) et contre ses « détracteurs » et contre ses propres illusions. « C’est faux, lui crie-t-on, et c’est malpropre par-dessus le marché. » Je voudrais montrer ingénument que, si les peintures de M. Zola sont outrées et systématiques, c’est par là qu’elles sont imposantes, et que, si elles sont souvent horribles, elles le sont peut-être avec quelque force, quelque grandeur et quelque poésie.

M. Zola n’est point un critique et n’est point un romancier « naturaliste » au sens où il l’entend. Mais M. Zola est un poète épique et un poète pessimiste. Et cela est surtout sensible dans ses derniers romans.

J’entends par poète un écrivain qui, en vertu d’une idée ou en vue d’un idéal, transforme notablement la réalité, et, ainsi modifiée, la fait vivre. À ce compte, beaucoup de romanciers et d’auteurs dramatiques sont donc des poètes ; mais ce qui est intéressant, c’est que M. Zola s’en défend et qu’il l’est pourtant plus que personne.

Si l’on compare M. Daudet avec M. Zola, on verra que c’est M. Daudet qui est le romancier naturaliste, non M. Zola ; que c’est l’auteur du Nabab qui part de l’observation de la réalité et qui est comme possédé par elle, tandis que l’auteur de l’Assommoir ne la consulte que lorsque son siège est fait, et sommairement et avec des idées préconçues. L’un saisit des personnages réels, et presque toujours singuliers, puis cherche une action qui les relie tous entre eux et qui soit en même temps le développement naturel du caractère ou des passions des principaux acteurs. L’autre veut peindre une classe, un groupe, qu’il connaît en gros, et qu’il se représente d’une certaine façon avant toute étude particulière ; il imagine ensuite un drame très simple et très large, où des masses puissent se mouvoir et où puissent se montrer en plein des types très généraux. Ainsi M. Zola invente beaucoup plus qu’il n’observe ; il est vraiment poète si l’on prend le mot au sens étymologique, qui est un peu grossier — et poète idéaliste, si l’on prend le mot au rebours de son sens habituel. Voyons donc quelle sorte de simplification hardie ce poète applique à la peinture des hommes, des choses et des milieux, et nous ne serons pas loin de le connaître tout entier.


II

Tout jeune, dans les Contes à Ninon, M. Zola ne montrait qu’un goût médiocre pour la « vérité vraie » et donnait volontiers dans les caprices innocents d’une poésie un peu fade. Il n’avait certes rien d’un « expérimentateur ». Mais déjà il manquait d’esprit et de gaîté et se révélait çà et là descripteur vigoureux des choses concrètes par l’infatigable accumulation des détails.

Maintenant qu’il a trouvé sa voie et sa matière, il nous apparaît, et de plus en plus, comme le poète brutal et triste des instincts aveugles, des passions grossières, des amours charnelles, des parties basses et répugnantes de la nature humaine. Ce qui l’intéresse dans l’homme, c’est surtout l’animal et, dans chaque type humain, l’animal particulier que ce type enveloppe. C’est cela qu’il aime à montrer, et c’est le reste qu’il élimine, au rebours des romanciers proprement idéalistes. Eugène Delacroix disait que chaque figure humaine, par une hardie simplification de ses traits, par l’exagération des uns et la réduction des autres, peut se ramener à une figure de bête : c’est tout à fait de cette façon que M. Zola simplifie les âmes.

Nana offre un exemple éclatant de cette simplification. Qu’est-elle qu’une conception a priori, la plus générale et par suite la moins ragoûtante, de la courtisane ? Nana n’est point une Manon Lescaut ou une Marguerite Gautier et n’est point non plus une Mme Marneffe ou une Olympe Taverny. Nana est une belle bête au corps magnifique et malfaisant, stupide, sans grâce et sans cœur, ni méchante ni bonne, irrésistible par la seule puissance de son sexe. C’est la « Vénus terrestre » avec de « gros membres faubouriens ». C’est la femme réduite à sa plus simple et plus grossière expression. Et voyez comment l’auteur échappe par là au reproche d’obscénité volontaire. Ayant ainsi conçu son héroïne, il était condamné par la logique des choses à écrire le livre qu’il a écrit : n’étant ni spirituelle, ni méchante, ni Nana ne pouvait être d’un bout à l’autre que… ce qu’elle est. Et pour la faire vivante, pour expliquer le genre d’attrait qu’elle exerce sur les hommes, le loyal artiste était bien obligé de s’enfoncer dans les détails que l’on sait. Ajoutez qu’il ne pouvait guère y avoir d’intérêt dramatique ni de progression dans ces aventures de la chair toute crue. Les caprices de ses sens ne marquent point les phases d’un développement ou d’un travail intérieur. Nana est obscène et immuable comme le simulacre de pierre qu’adoraient à certains jours les filles de Babylone. Et, comme ce simulacre plus grand que nature, elle a par moments quelque chose de symbolique et d’abstrait : l’auteur relève l’ignominie de sa conception par je ne sais quelle sombre apothéose qui fait planer sur tout Paris une Nana impersonnelle, et, lui ôtant sa honte avec sa conscience, lui communique la grandeur des forces naturelles et fatales. Lorsque M. Zola parvient à revêtir cette idée d’une forme concrète, comme dans le grand tableau des courses, où Paris, hurlant autour de Nana, semble saluer en elle la reine de l’impudicité et ne sait plus trop s’il acclame la fille ou la jument, c’est bien vraiment de l’art idéaliste et de la pure poésie.

Voulez-vous des exemples moins frappants à première vue, mais plus significatifs encore, de cette façon de concevoir et de construire un personnage ? Vous les trouverez dans le Bonheur des dames et la Joie de vivre. Remarquez que ce sont deux romans « vertueux », c’est-à-dire où la vertu nous est peinte et finalement triomphe. Mais quelle vertu ? L’histoire de Denise, de cette fille pauvre et sage qui épouse son patron au dénouement, c’est une donnée de berquinade. Or voyez ce que cette berquinade est devenue : si Nana est vicieuse à la manière d’une bête, c’est comme une bête aussi que Denise est vertueuse, c’est grâce à son tempérament parfaitement équilibré, à sa belle santé physique. L’auteur tient à ce qu’on ne s’y trompe pas, à ce qu’on n’aille pas la prendre par hasard pour une héroïne ni croire qu’elle fait exprès d’être sage, et il y revient je ne sais combien de fois. On ne saurait imaginer peinture plus immodeste d’une vierge. Et c’est de la même manière que Pauline est bonne et dévouée. Si elle a à combattre un moment, c’est contre une influence physiologique, et ce n’est pas sa volonté qui triomphe, mais sa santé. Tout cela est dit fort expressément. Ainsi, par la suppression du libre arbitre, par l’élimination du vieux fonds de la psychologie classique qui consistait essentiellement dans la lutte de la volonté et de la passion, M. Zola arrive à construire des figures d’une beauté imposante et grossière, de grandioses et frustes images des forces élémentaires — mauvaises et meurtrières à la façon de la peste ou bonnes et bienfaisantes à la façon du soleil et du printemps.

Seulement toute psychologie un peu fine disparaît. Le plus grand effort de M. Zola ne va qu’à nous peindre le progrès non combattu d’une idée fixe, d’une manie ou d’un vice. Immuables ou toujours emportés dans le même sens, tels sont ses personnages. Même quand il nous expose un cas très particulier, très moderne, et qui paraît être surtout psychologique, comme celui de Lazare dans la Joie de vivre, il trouve moyen d’y appliquer encore, et dans le même esprit, ses procédés de simplification. Oh ! il a bientôt fait d’effacer les nuances trop subtiles de sentiment ou de pensée, de débrouiller les complexités des maladies mentales et, là encore, de trouver l’animal sous l’homme ! Lazare devait sans doute représenter toute une partie de la jeune génération, si intéressante par le besoin de sensations rares, par le dégoût de l’action, par la dépravation et l’énervement de la volonté, par le pessimisme pédant et peut-être sincère : or tout le pessimisme de Lazare se réduit finalement à la peur physique de la mort et, Pauline étant dévouée comme une bonne chienne, c’est comme un chien peureux que Lazare est pessimiste.


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M. Zola emploie, pour composer les ensembles, la même méthode d’audacieuse simplification. Prenons par exemple Pot-Bouille : non que ce soit le meilleur de ses romans, mais c’est un de ceux où s’étale le plus franchement sa manière. Les procédés grossissants qui, simplifiant la réalité, en font saillir outre mesure certains caractères, reviennent de dix pages en dix pages. — C’est la domesticité de la maison commentant d’une fenêtre à l’autre, dans la puante cour intérieure, les aventures des bourgeois, déchirant les voiles avec d’obscènes gouailleries. C’est l’antithèse ironique que fait la gravité décente du grand escalier avec ce qui se passe derrière les belles portes d’acajou : cela revient après toutes les scènes particulièrement ignobles, comme un refrain de ballade. Et, de même que la maison a son grand escalier et ses portes d’acajou, toujours l’oncle Bachelard a son nez rouge, Duveyrier ses taches sanguinolentes, Mme Josserand sa vaste poitrine, Auguste Vabre son œil gauche tiré par la migraine ; et le petit père Josserand a ses bandes, et le vieux Vabre a ses fiches, et Clotilde a son piano. M. Zola use et abuse du procédé des « signes particuliers ». Et partout nous le voyons choisir, abstraire, outrer. Si de toute la magistrature il a pu tirer un Duveyrier (qui d’ailleurs n’est guère plus magistrat que notaire ou charcutier), et de toutes les bourgeoises de Paris une Mme Josserand, c’est assurément par une sélection aussi hardie que celle par où sont extraites du faubourg Saint-Germain les femmes de M. Octave Feuillet. Ajoutez une autre application du même procédé, par laquelle M. Zola a pu réunir dans une seule maison tant de méprisables personnages et, de toutes les maisons bourgeoises de Paris, extraire celle-là.

Ainsi les conventions surabondent. Pas une figure qui ne soit hyperbolique dans l’ignominie ou dans la platitude ; leur groupement même est un fait exceptionnel ; les moindres détails ont été visiblement choisis sous l’empire d’une idée unique et tenace, qui est d’avilir la créature humaine, d’enlaidir encore la laideur des vices inconscients et bas. Si bien qu’au bout de quelque temps la fausseté de certains détails ne choque plus, n’apparaît même plus dans l’exagération générale. On a sous les yeux le tableau dru, cru, plus grand que nature, mais harmonieux, monotone même, de la crasse, de la luxure et de la bêtise bourgeoise : tableau plus qu’idéal, sibyllin par la violence continue, presque apocalyptique. C’est la bourgeoisie qui est ici « la Bête ». La maison de la rue de Choiseul devient un « temple » où d’infâmes mystères s’accomplissent dans l’ombre. M. Gourd, le concierge, en est « le bedeau ». L’abbé Mauduit, triste et poli, est « le maître des cérémonies », ayant pour fonction de « couvrir du manteau de la religion les plaies de ce monde décomposé » et de « régler le bel ordre des sottises et des vices ». À un moment — caprice d’une imagination grossière et mystique, — l’image du Christ saignant surgit sur ce cloaque. L’immeuble Vabre devient on ne sait quelle vision énorme et symbolique. L’auteur finit par prêter à ses personnages son œil grossissant. Le propriétaire a loué une mansarde à une fille enceinte : le ventre de cette femme obsède M. Gourd. Ce ventre « lui semble jeter son ombre sur la propreté froide de la cour… et emplir l’immeuble d’une chose déshonnête dont les murs gardent un malaise ». — « Dans les commencements, explique-t-il, ça se voyait à peine ; c’était possible ; je ne disais trop rien. Enfin, j’espérais qu’elle y mettrait de la discrétion. Ah bien ! oui. Je le surveillais, il poussait à vue d’œil, il me consternait par ses progrès rapides. Et regardez, regardez aujourd’hui ! Elle ne tente rien pour le contenir, elle le lâche… Une maison comme la nôtre affichée par un ventre pareil ! » Voilà des images et des fioritures assez inattendues sur les lèvres d’un portier. Étrange monde où les concierges parlent comme des poètes, et tous les autres comme des concierges !

Parcourez les Rougon-Macquart : vous trouverez dans presque tous les romans de M. Zola (et sûrement dans tous les derniers) quelque chose d’analogue à cette prodigieuse maison de la rue de Choiseul, quelque chose d’inanimé, forêt, mer, cabaret, magasin, qui sert de théâtre ou de centre au drame ; qui se met à vivre d’une vie surhumaine et terrible ; qui personnifie quelque force naturelle ou sociale supérieure aux individus et qui prend enfin des aspects de Bête monstrueuse, mangeuse d’âmes et mangeuse d’hommes. La Bête dans Nana, c’est Nana elle-même. Dans la Faute de l’abbé Mouret, la Bête, c’est le parc du Paradou, cette forêt fantastique où tout fleurit en même temps, où se mêlent toutes les odeurs, où sont ramassées toutes les puissances amoureuses de Cybèle, et qui, comme une divine et irrésistible entremetteuse, jette dans les bras l’un de l’autre Serge et Albine, puis endort la petite faunesse de ses parfums mortels. C’est, dans le Ventre de Paris, l’énormité des Halles centrales qui font fleurir autour d’elles une copieuse vie animale et qui effarent et submergent le maigre et rêveur Florent. C’est, dans l’Assommoir, le cabaret du père Colombe, le comptoir d’étain et l’alambic de cuivre pareil au col d’un animal mystérieux et malfaisant qui verse aux ouvriers l’ivresse abrutissante, la paresse, la colère, la luxure, le vice inconscient. C’est, dans le Bonheur des dames, le magasin de Mouret, basilique du commerce moderne, où se dépravent les employés et s’affolent les acheteuses, formidable machine vivante qui broie dans ses engrenages et qui mange les petits boutiquiers. C’est, dans la Joie de vivre, l’Océan, d’abord complice des amours et des ambitions de Lazare, puis son ennemi, et dont la victoire achève de détraquer la faible tête du disciple de Schopenhauer. M. Zola excelle à donner aux choses comme le frémissement de cette âme dont il retire une partie aux hommes et, tandis qu’il fait vivre une forêt, une halle, un comptoir de marchand de vin, un magasin de nouveautés d’une vie presque humaine, il réduit les créatures tristes ou basses qui s’y agitent à une vie presque animale.

Mais enfin, de quelque vie que ce soit, même incomplète et découronnée, il les fait vivre ; il a ce don, le premier de tous. Et non seulement les principales figures, mais, au second plan, les moindres têtes s’animent sous les gros doigts de ce pétrisseur de bêtes. Elles vivent à peu de frais sans doute, le plus souvent en vertu d’un signe grossièrement et énergiquement particulier ; mais elles vivent, chacune à part et toutes ensemble. Car il sait encore animer les groupes, mettre les masses en mouvement. Il y a dans presque tous ses romans, autour des protagonistes, une quantité de personnages secondaires, un vulgum pecus qui souvent marche en bande, qui fait le fond de la scène et qui s’en détache et prend la parole par intervalles, à la façon du chœur antique. C’est, dans la Faute de l’abbé Mouret, le chœur des horribles paysans ; dans l’Assommoir, le chœur des amis et des parents de Coupeau ; dans Pot-Bouille, le chœur des domestiques ; dans le Bonheur des dames, le chœur des employés et celui des petits commerçants ; dans la Joie de vivre, le chœur des pêcheurs et celui des mendiants. Par eux les figures du premier plan se trouvent mêlées à une large portion d’humanité ; et, comme cette humanité, ainsi qu’on a vu, est mêlée elle-même à la vie des choses, il se dégage de ces vastes ensembles une impression de vie presque uniquement bestiale et matérielle, mais grouillante, profonde, vaste, illimitée.


IV

L’impression est triste et M. Zola le veut ainsi. Jamais peut-être le parti pris pessimiste ne s’était porté à de pareils excès. Et le mal n’a fait que croître depuis ses premiers romans. Du moins, dans les commencements de son épopée fangeuse, on voyait encore éclater quelque chose comme l’ivresse du naturalisme antique (exaspérée, il est vrai, par la notion chrétienne du péché et par la « nervosité » moderne). Dans l’exubérante pastorale de Miette et de Silvère (la Fortune des Rougon), dans les noces paradisiaques de l’abbé Mouret et d’Albine, même dans l’idylle bestiale de Cadine et de Marjolin parmi les montagnes de légumes des Halles, M. Zola paraissait du moins glorifier l’amour physique et ses œuvres. Mais il semble qu’il ait maintenant la haine et la terreur de toute cette chair dont il est obsédé. Il cherche à l’avilir ; il s’attarde aux bas-fonds de la bête humaine, au jeu des forces du sang et des nerfs en ce qu’elles ont de plus insultant pour l’orgueil humain. Il fouille et étale les laideurs secrètes de la chair et ses malfaisances. Il multiplie autour de l’adultère les circonstances qui le dégradent, qui le font plat et écoeurant (Une page d’amour, Pot-Bouille). Il conspue l’amour, le réduit à un besoin tyrannique et à une fonction malpropre (Pot-Bouille). La meilleure part de ses romans est un commentaire forcené du Surgit amari aliquid… De la femme il ne voit plus que les mystérieuses souillures de son sexe (Pot-Bouille, la Joie de vivre). Avec l’ardeur sombre d’un fakir, il maudit la vie dans sa source et l’homme dès les entrailles de sa mère. Dans l’homme il voit la brute, dans l’amour l’accouplement, dans la maternité l’accouchement. Il remue longuement et tristement les glaires, les humeurs, tous les dessous de l’humanité physique. L’horrible et lamentable tableau que les couches nocturnes de « ce souillon d’Adèle » ! Et quel drame pathologique, quel rêve de carabin morose que l’atroce accouchement de Louise dans la Joie de vivre !

Et ni les horreurs de clinique ne lui suffisent, ni les pourritures morales, encore que la collection en soit complète, allant des amours de Maxime à celles de Léon Josserand en passant par les fantaisies de Baptiste, de Satin, de la petite Angèle et de la maigre Lisa. Il lui faut des curiosités physiologiques, le cas de Théophile Vabre ou celui de Mme Campardon. La mine est inépuisable, et, s’il faut qu’avec les sottises et les luxures il combine maintenant les infirmités corporelles, l’histoire des Rougon-Macquart aura encore de beaux chapitres.

Donc la bestialité et l’imbécillité sont aux yeux de M. Zola le fond de l’homme. Son œuvre nous présente un si prodigieux amas d’êtres idiots ou en proie au « sixième sens » qu’il s’en exhale — comme un miasme et une buée d’un fumier, — pour la plupart des lecteurs un écoeurement profond, pour d’autres une tristesse noire et pesante. Expliquerons-nous cet étrange parti pris de l’auteur de Pot-Bouille ? Dira-t-on que c’est qu’il goûte la force par-dessus toutes choses et que rien n’est plus fort que ce qui est aveugle, rien n’est plus fort que les instincts de l’animalité ni que la veulerie et l’avachissement (aussi a-t-il beaucoup plus de brutes que de gredins), et rien n’est plus invariable, plus formidable par son éternité, son universalité et son inconscience, que la bêtise ? Ou plutôt n’est-ce pas que M. Zola voit en effet le monde comme il le peint ? Oui, il y a chez lui un pessimisme d’ascète tenté et, devant la chair et ses aventures, une ébriété morose qui l’envahit tout entier et qu’il ne pourrait pas secouer quand il le voudrait. S’il est vrai que les hommes d’aujourd’hui reproduisent, avec plus de complication, les types des siècles passés, M. Zola a été, dans le haut moyen âge, un moine très chaste et très sérieux, mais trop bien portant et d’imagination trop forte, qui voyait partout le diable et qui maudissait la corruption de son temps dans une langue obscène et hyperbolique.

C’est donc une grande injustice que d’accuser M. Zola d’immoralité et de croire qu’il spécule sur les mauvais instincts du lecteur. Au milieu des basses priapées, parmi les visions de mauvais lieu ou de clinique, il reste grave. S’il accumule certains détails, soyez sûrs que c’est chez lui affaire de conscience. Comme il prétend peindre la réalité et qu’il est qu’elle est ignoble, il nous la montre telle, avec les scrupules d’une âme délicate à sa façon, qui ne veut pas nous tromper et qui nous fait bonne mesure. Parfois il s’oublie ; il brosse de vastes peintures d’où l’ignominie de la chair est absente ; mais tout à coup un remords le traverse ; il se souvient que la bête est partout et, pour ne pas manquer à son devoir, au moment où on s’y attendait le moins, il glisse un détail impudique et comme un mémento de l’universelle ordure. Ces sortes de repentirs sont surtout remarquables dans le développement des rôles de Denise et de Pauline (Au Bonheur des dames et la Joie de vivre). Et, comme j’ai dit, une mélancolie affreuse se lève de toute cette physiologie remuée.


V

Si l’impression est triste, elle est puissante. Je fais bien mon compliment à ces esprits fins et délicats pour qui la mesure, la décence et la correction sont si bien le tout de l’écrivain que, même après la Conquête de Plassans, la Faute de l’abbé Mouret, l’Assommoir et la Joie de vivre, ils tiennent M. Zola en petite estime littéraire et le renvoient à l’école parce qu’il n’a pas fait de bonnes humanités et que peut-être il n’écrit pas toujours parfaitement bien. Je ne saurais me guinder à un jugement aussi distingué. Qu’on refuse tout le reste à M. Zola, est-il possible de lui dénier la puissance créatrice, restreinte à ce qu’on voudra, mais prodigieuse dans le domaine où elle s’exerce ? J’ai beau m’en défendre, ces brutalités mêmes m’imposent, je ne sais comment, par leur nombre, et ces ordures par leur masse. Avec des efforts réguliers d’Hercule embourbé, M. Zola met en monceaux les immondices des écuries d’Augias (on a même dit qu’il en apportait). On admire avec effroi combien il y en a et ce qu’il a fallu de travail pour en faire un si beau tas. Une des vertus de M. Zola, c’est la vigueur infatigable et patiente. Il voit bien les choses concrètes, tout l’extérieur de la vie, et il a, pour rendre ce qu’il voit, une faculté spéciale : c’est de pouvoir retenir et accumuler une plus grande quantité de détails qu’aucun autre descripteur de la même École, et cela, froidement, tranquillement, sans lassitude ni dégoût et en donnant à toute chose la même saillie nette et crue. En sorte que l’unité de chaque tableau n’est plus, comme chez les classiques, dans la subordination des détails (toujours peu nombreux) à l’ensemble, mais, si je puis dire, dans leur interminable monochromie. Oui, cet artiste a une merveilleuse puissance d’entassement dans le même sens. Je crois volontiers ce qu’on raconte de lui, qu’il écrit toujours du même train et fait chaque jour le même nombre de pages. Il construit un livre comme un maçon fait un mur, en mettant des moellons l’un sur l’autre, sans se presser, indéfiniment. Vraiment cela est beau dans son genre, et c’est peut-être une des formes de la longue patience dont parle Buffon et qui serait du génie. Ce don, joint aux autres, ne laisse pas de lui faire une robuste originalité.

Néanmoins beaucoup persistent à lui refuser ce qui, dit-on, conserve les oeuvres : le style. Mais ici il faudrait d’abord distinguer entre ses ouvrages de critique ou de polémique et ses romans. Les livres où il avait à exprimer des idées abstraites ne sont pas toujours, en effet, bien écrits, soit que l’embarras et l’équivoque de la pensée se soient communiqués au style, ou que M. Zola soit naturellement incapable de rendre des idées avec une entière exactitude. La forme de ses romans est beaucoup plus défendable. Mais là encore il faut distinguer. M. Zola n’a jamais été un écrivain impeccable ni très sûr de sa plume ; mais dans ses premiers romans (jusqu’à Nana, à ce qu’il me semble) il s’appliquait davantage ; son style était plus tourmenté et plus riche. Il y a, même à ne considérer que la forme, des pages vraiment très belles, d’un grand éclat et d’une suffisante pureté, dans la Fortune des Rougon et dans la Faute de l’abbé Mouret. Depuis Nana, en même temps que sous prétexte de vérité il oublie de plus en plus la décence, on peut dire que sous couleur de simplicité et en haine du romantisme (qui est à la fois son père et sa bête noire) il s’est mis à dédaigner un peu le style, à écrire beaucoup plus vite, largement et de haut, sans trop se soucier du détail de la phrase. Dans l’une et l’autre de ces deux manières, mais surtout dans la seconde, il n’est pas difficile de relever des fautes assez choquantes et particulièrement cruelles pour les personnes habituées au commerce des classiques, pour les gens de forte éducation universitaire, pour les vieux professeurs qui savent bien leur langue : des impropriétés, des disparates étranges, un mélange surprenant d’expressions recherchées, « poétiques », comme on disait autrefois, et de locutions basses ou triviales, certains tics de style, parfois des incorrections, et surtout une outrance continuelle ; jamais de nuances, point de finesse… Eh ! oui, tout cela est vrai, et j’en suis très fâché. Mais d’abord cela n’est pas vrai partout, il s’en faut. Et puis comme, dans ces romans, tout est largement construit, fait pour être embrassé d’ensemble et de loin, il ne faut pas chicaner sur les phrases, mais prendre cela comme cela a été écrit, par grands morceaux et par blocs, et juger de ce que vaut ce style par l’effet total d’un tableau. On reconnaîtra qu’en somme tel amas de phrases qui ne sont point toutes irréprochables finit pourtant par nous donner une vision vaste et saisissante des objets, et que ce style grossissant, sans nuances et quelquefois sans précision, est éminemment propre, par ses exagérations monotones et ses insistances multipliées, à rendre avec grandeur les grands ensembles de choses concrètes.

VI

Germinal, le dernier roman paru, confirme merveilleusement la définition que j’ai tentée de l’œuvre de M. Zola. Tout ce que j’ai cru voir dans les romans antérieurs surabonde dans Germinal, et on peut dire que jamais ni la morosité de M. Zola et sa faculté épique, ni les procédés dont elles comportent et commandent l’emploi, ne se sont plus puissamment étalés que dans ce livre grandiose et sombre.

Le sujet est très simple : c’est l’histoire d’une grève, ou plutôt c’est le poème de la grève. Des mineurs, à la suite d’une mesure qui leur paraît inique, refusent de descendre dans les fosses. La faim les exaspère jusqu’au pillage et au meurtre. L’ordre est rétabli par la troupe. Le jour où les ouvriers redescendent, la fosse est noyée et quelques-uns des principaux personnages restent au fond. Cette dernière catastrophe, oeuvre d’un ouvrier nihiliste, est le seul trait qui distingue cette grève de tant d’autres.

C’est donc l’histoire, non d’un homme ou de quelques hommes, mais d’une multitude. Je ne sache pas que dans aucun roman on ait fait vivre ni remué de pareilles masses. Cela tantôt grouille et fourmille, tantôt est emporté d’un mouvement vertigineux par une poussée d’instincts aveugles. Le poète déroule avec sa patience robuste, avec sa brutalité morne, avec sa largeur d’évocation, une série de vastes et lamentables tableaux, composés de détails monochromes qui s’entassent, s’entassent, montent et s’étalent comme une marée : une journée dans la mine, une journée au coron, une réunion des révoltés la nuit dans une clairière, la promenade furieuse de trois mille misérables dans la campagne plate, le heurt de cette masse contre les soldats, une agonie de dix jours dans la fosse noyée…

M. Zola a magnifiquement rendu ce qu’il y a de fatal, d’aveugle, d’impersonnel, d’irrésistible dans un drame de cette sorte, la contagion des colères rassemblées, l’âme collective des foules, violente et aisément furieuse. Souvent il ramasse les têtes éparses en une masse formidable, et voici de quel souffle il la pousse :

… Les femmes avaient paru, près d’un millier de femmes, aux cheveux épars, dépeignées par la course, aux guenilles montrant la peau nue, des nudités de femelles lasses d’enfanter des meurt-de-faim. Quelques-unes tenaient leur petit entre les bras, le soulevaient, l’agitaient ainsi qu’un drapeau de deuil et de vengeance. D’autres, plus jeunes, avec des gorges gonflées de guerrières, brandissaient des bâtons, tandis que les vieilles, affreuses, hurlaient si fort que les cordes de leurs cous décharnés semblaient se rompre. Et les hommes déboulèrent ensuite, deux mille furieux, des galibots, des haveurs, des raccommodeurs, une masse compacte qui roulait d’un seul bloc, serrée, confondue, au point qu’on ne distinguait ni les culottes déteintes ni les tricots de laine en loques, effacés dans la même uniformité terreuse. Les yeux brûlaient ; on voyait seulement les trous de bouches noires chantant la Marseillaise, dont les strophes se perdaient en un mugissement confus, accompagné par le claquement des sabots sur la terre dure. Au-dessus des têtes, parmi le hérissement des barres de fer, une hache passa, portée toute droite, et cette hache unique, qui était comme l’étendard de la bande, avait, dans le ciel clair, le profil aigu d’un couperet de guillotine…

La colère, la faim, ces deux mois de souffrances et cette débandade enragée au travers des fosses avaient allongé en mâchoires de bêtes fauves les faces placides des houilleurs de Montson. À ce moment, le soleil se couchait ; les derniers rayons, d’un pourpre sombre, ensanglantaient la plaine. Alors la route sembla charrier du sang ; les femmes, les hommes continuaient à galoper, saignant comme des bouchers en pleine tuerie…

Pourtant il fallait bien que le drame se concentrât dans quelques individus : le poète nous a donc montré, du côté des ouvriers la famille Maheu et son « logeur » Étienne, du côté de la Compagnie la famille Hennebeau, et dans les deux camps une quarantaine de figures secondaires ; mais toujours, autour de ces figures, la multitude grouille et gronde. Étienne lui-même, le meneur de la grève, est plus entraîné qu’il n’entraîne.

Ces têtes qui un moment émergent et se distinguent de la foule, c’est Maheu, le brave homme, le ruminant résigné et raisonnable qui peu à peu devient enragé ; — la Maheude avec Estelle, sa dernière, toujours pendue à sa mamelle blême, la Maheude à qui la faim, les fusils des soldats et la mine tuent son homme et ses enfants et qui apparaît à la fin comme une Mater dolorosa, une Niobé stupide et terrible ; — Catherine, l’ingénue de cette noire épopée, toujours en culotte de herscheuse, qui a l’espèce de beauté, de pudeur et de charme qu’elle peut avoir ; — Chaval, le « traître », qui « gueule » toujours ; — Étienne, l’ouvrier socialiste, tête trouble et pleine de rêves, d’une nature un peu plus fine que ses compagnons, avec de soudaines colères, l’alcoolisme hérité de Gervaise Coupeau ; — Alzire, la petite bossue, si douce et faisant toujours la petite femme ; — le vieux Mouque qui ne parle qu’une fois, et le vieux Bonnemort qui crache noir, toujours ; — Rasseneur, l’ancien ouvrier devenu cabaretier, révolutionnaire gras, onctueux et prudent ; — Pluchart, le commis-voyageur en socialisme, toujours enroué et pressé ; — Maigrat, l’épicier pacha, qui se paye sur les femmes et les filles des mineurs ; — Mouquette, la bonne fille, la gourgandine naïve ; — la Pierronne, fine mouche, gourgandine propre ; — Jeanlin, l’avorton maraudeur aux pattes cassées, avec des taches de rousseur, des oreilles écartées et des yeux verts, qui tue un petit soldat en traîtrise, pour rien, par instinct et pour le plaisir ; — Lydie et Bébert, toujours terrorisés par Jeanlin ; — la Brûlé, la vieille à qui la mine a tué son mari, toujours hurlant et agitant des bras de sorcière ; — Hennebeau, le directeur, fonctionnaire exact et froid avec une plaie au cœur, mari torturé par une Messaline qui ne se refuse qu’à lui ; — Négrel, le petit ingénieur brun, sceptique, brave et amant de sa tante ; — Deneulin, l’industriel énergique et aventureux ; — les Grégoire, actionnaires gras et bons, et Cécile et Jeanne et Lucie et Levaque et Bouteloup et le père Quandieu et le petit soldat Jules ; — et le vieux cheval Bataille, « gras, luisant, l’air bonhomme », et le jeune cheval Trompette, hanté au fond de la mine d’une vision de prés et de soleil (car M. Zola aime les bêtes et leur donne pour le moins autant d’âme qu’aux hommes : on se rappelle le chien Mathieu et la chatte Minouche dans la Joie de vivre) ; — à part de tout ce monde, le Russe Souvarine, blond avec des traits de fille, toujours silencieux, dédaigneux et doux : toutes figures fortement marquées d’un « signe particulier » dont la mention revient régulièrement, et qui, je ne sais comment et presque par la seule vertu de ce signe répété, se dressent et vivent.

Leur vie est surtout extérieure ; mais justement le drame que M. Zola a conçu n’exigeait pas plus de psychologie qu’il n’en peut donner. L’âme d’une pareille masse, ce sont des instincts fort simples. Les êtres inférieurs qui s’agitent au premier plan sont mus, comme ils devaient l’être, par des nécessités physiques et par des idées fort grossières qui se font images et qui, à la longue, les fascinent et les mettent en branle. «… Tout le malheur disparaissait, comme balayé par un grand coup de soleil ; et, sous un éblouissement de féerie, la justice descendait du ciel…. Une société nouvelle poussait en un jour, ainsi que dans les songes, une ville immense, d’une splendeur de mirage, où chaque citoyen vivait de sa tâche et prenait sa part des joies communes… » La vie intérieure d’Étienne lui-même devait se réduire à peu de chose, car il est à peine au-dessus de ses compagnons : des aspirations vers la justice absolue, des idées confuses sur les moyens ; tantôt l’orgueil de penser plus que les autres et tantôt le sentiment presque avoué de son insuffisance ; le pédantisme de l’ouvrier qui a lu et le découragement après l’enthousiasme ; des goûts de bourgeois et des dédains intellectuels se mêlant à sa ferveur d’apôtre… C’est tout et c’est assez. Quant à Souvarine, c’est de propos délibéré que M. Zola le laisse énigmatique et ne nous le présente que par l’extérieur : son nihilisme n’est là que pour faire un contraste saisissant avec le socialisme incertain et sentimental de l’ouvrier français et pour préparer la catastrophe finale. On dit, et c’est peut-être vrai, que M. Zola ne possède pas à un très haut degré le don d’entrer dans les âmes, de les décomposer, d’y noter les origines et les progrès des idées et des sentiments ou le retentissement des mille influences du dehors : aussi n’a-t-il pas voulu faire ici l’histoire d’une âme, mais celle d’une foule.

Et ce n’est pas non plus un drame de sentiments qu’il a voulu écrire, mais un drame de sensations, un drame tout matériel. Les sentiments se réduisent à des instincts ou en sont tout proches, et les souffrances sont surtout des souffrances physiques : ainsi, quand Jeanlin a les jambes cassées, quand la petite Alzire meurt de faim, quand Catherine monte par le « goyot » les sept cents mètres d’échelles ou quand elle agonise dans la fosse aux bras d’Étienne, coudoyée par le cadavre de Chaval. On dira qu’il est facile de serrer le cœur ou mieux de pincer les nerfs à ce prix et que c’est là du plus grossier mélodrame. Croyez-vous ? Mais ces morts et ces tortures, c’est le drame même : M. Zola n’a pas eu l’intention de composer une tragédie psychologique. Et il y a là autre chose que la description de spectacles atroces : la pitié morose du romancier, sa compassion qu’un parti pris de philosophie pessimiste tourne en impassibilité cruelle — pour nous et pour lui. Il n’est pas de ceux pour qui la douleur morale est plus noble que la souffrance physique. En quoi plus noble, puisque nos sentiments sont aussi involontaires que nos sensations ? Et puis, soyons sincères, n’est-ce pas la souffrance du corps qui est la plus terrible ? et n’est-ce pas surtout par elle que le monde est mauvais ?

Et voici, pour ces holocaustes de chair, le bourreau et le dieu, deux « Bêtes ». Le bourreau, c’est la mine, la bête mangeuse d’hommes. Le dieu, c’est cet être mystérieux à qui appartient la mine et qui s’engraisse de la faim des mineurs ; c’est l’idole monstrueuse et invisible, accroupie quelque part, on ne sait où, comme un dieu Mithra dans son sanctuaire. Et tour à tour, régulièrement, les deux bêtes sont évoquées, la bête qui tue, et l’autre, là-bas, celle qui fait tuer. Et nous entendons par intervalles « la respiration grosse et longue » de la bête qui tue (c’est le bruit de la pompe d’épuisement). Elle vit, elle vit si bien qu’à la fin elle meurt :

… Et l’on vit alors une effrayante chose ; on vit la machine, disloquée sur son massif, les membres écartelés, lutter contre la mort : elle marcha, elle détendit sa bielle, son genou de géante, comme pour se lever ; mais elle expirait, broyée, engloutie. Seule, la haute cheminée de trente mètres restait debout, secouée, pareille à un mât dans l’ouragan. On croyait qu’elle allait s’émietter et voler en poudre, lorsque tout d’un coup elle s’enfonça d’un bloc, bue par la terre, fondue ainsi qu’un cierge colossal, et rien ne dépassait, pas même la pointe du paratonnerre. C’était fini ; la bête mauvaise, accroupie dans ce creux, gorgée de chair humaine, ne soufflait plus son haleine grosse et longue. Tout entier, le Voreux venait de couler à l’abîme.

Et que d’autres évocations symboliques ! Le lambeau sanglant arraché par les femmes à Maigrat, c’est encore une bête méchante enfin écrasée sur qui l’on piétine et l’on crache. Le vieux Bonnemort, idiot, déformé, hideux, étranglant Cécile Grégoire, grasse, blonde et douce, c’est l’antique Faim irresponsable se jetant par un élan fatal sur l’irresponsable Oisiveté. Et à chaque instant, par des procédés franchement, naïvement étalés et auxquels on se laisse prendre quand même, le poète mêle sinistrement la nature à ses tableaux pour les agrandir et les « horrifier ». Le meeting des mineurs se meut dans de blêmes effets de lune, et la promenade des trois mille désespérés dans la lueur sanglante du soleil couchant. Et c’est par un symbole que le livre se conclut : Étienne quitte la mine par une matinée de printemps, une de ces matinées où les bourgeons « crèvent en feuilles vertes » et où les champs « tressaillent de la poussée des herbes ». En même temps il entend sous ses pieds des coups profonds, les coups des camarades tapant dans la mine : « Encore, encore, de plus en plus distinctement, comme s’ils se fussent rapprochés du sol, les camarades tapaient. Aux rayons enflammés de l’astre, par cette matinée de jeunesse, c’était de cette rumeur que la campagne était grosse. Des hommes poussaient : une armée noire, vengeresse, qui germait lentement dans les sillons, grandissant pour les récoltes du siècle futur, et dont la germination allait faire bientôt éclater la terre. » Et de là le titre du livre.

Que veut dire cette fin énigmatique ? Qu’est-ce que cette révolution future ? S’agit-il de l’avènement pacifique des déshérités ou de la destruction du vieux monde ? Est-ce le règne de la justice ou la curée tardive des plus nombreux ? Mystère ! ou simplement rhétorique ! Car tout le reste du roman ne contient pas un atome d’espoir ou d’illusion. Je reconnais d’ailleurs la haute impartialité de M. Zola : les gros mangeurs, on ne les voit pas, et ils ne voient pas. Nous n’apercevons que les Grégoire, de petits actionnaires, de bonnes gens à qui les mangés tuent leur fille. Et quant au directeur Hennebeau, il est aussi à plaindre que ces affamés : « Sous la fenêtre les hurlements éclatèrent avec un redoublement de violence : Du pain ! du pain ! du pain ! — Imbéciles ! dit M. Hennebeau entre ses dents serrées ; est-ce que je suis heureux ? »

Souffrance et désespoir en haut et en bas ! Mais au moins ces misérables ont pour se consoler la Vénus animale. Ils « s’aiment » comme des chiens, pêle-mêle, partout, à toute heure. Il y a un chapitre où l’on ne peut faire un pas sans marcher sur des couples. Et c’est même assez étonnant chez ces hommes de sang lourd, éreintés de travail, dans un pays pluvieux et froid. On « s’aime » au fond de la mine noyée, et c’est après dix jours d’agonie qu’Étienne y devient l’amant de Catherine. Et j’aimerais mieux qu’il ne le devînt pas, la pudeur instinctive qu’ils ont éprouvée jusque-là l’un en face de l’autre étant à peu près le seul vestige d’humanité supérieure que l’écrivain ait laissé subsister dans son bestial poème.

Çà et là, dans cette épopée de douleur, de faim, de luxure et de mort, éclate la lamentation d’Hennebeau, qui donne la morale de l’histoire et exprime évidemment la pensée de M. Zola. « Une amertume affreuse, lui empoisonnait la bouche…, l’inutilité de tout, l’éternelle douleur de l’existence. »

Quel était l’idiot qui mettait le bonheur de ce monde dans le partage de la richesse ? Ces songe-creux de révolutionnaires pouvaient bien démolir la société et en rebâtir une autre, ils n’ajouteraient pas une joie à l’humanité, ils ne lui retireraient pas une peine, en coupant à chacun sa tartine. Même ils élargiraient le malheur de la terre, ils feraient un jour hurler jusqu’aux chiens de désespoir, lorsqu’ils les auraient sortis de la tranquille satisfaction des instincts pour les hausser à la souffrance inassouvie des passions. Non, le seul bien était de ne pas être, et, si l’on était, d’être l’arbre, d’être la pierre, moins encore, le grain de sable qui ne peut saigner sous le talon des passants.

Un troupeau de misérables, soulevé par la faim et par l’instinct, attiré par un rêve grossier, mû par des forces fatales et allant, avec des bouillonnements et des remous, se briser contre une force supérieure : voilà le drame. Les hommes apparaissant, semblables à des flots, sur une mer de ténèbres et d’inconscience : voilà la vision philosophique, très simple, dans laquelle ce drame se résout. M. Zola laisse aux psychologues le soin d’écrire la monographie de chacun de ces flots, d’en faire un centre et comme un microcosme. Il n’a que l’imagination des vastes ensembles matériels et des infinis détails extérieurs. Mais je me demande si personne l’a jamais eue à ce degré.


VII

J’y reviens en terminant, et avec plus de sécurité après avoir lu Germinal : n’avais-je pas raison d’appeler M. Zola un poète épique ? et les caractères dominants de ses longs récits, ne sont-ce pas précisément ceux de l’épopée ? Avec un peu de bonne volonté, en abusant un tant soit peu des mots, on pourrait poursuivre et soutenir ce rapprochement, et il y aurait un grand fond de vérité sous l’artifice de ce jeu de rhétorique.

Le sujet de l’épopée est un sujet national, intéressant pour tout un peuple, intelligible à toute une race. Les sujets choisis par M. Zola sont toujours très généraux, peuvent être compris de tout le monde, n’ont rien de spécial, d’exceptionnel, de « curieux » : c’est l’histoire d’une famille d’ouvriers qui sombre dans l’ivrognerie, d’une fille galante qui affole et ruine les hommes, d’une fille sage qui finit par épouser son patron, d’une grève de mineurs, etc., et tous ces récits ensemble ont au moins la prétention de former l’histoire typique d’une seule famille. L’histoire des Rougon-Macquart est donc, ainsi qu’un poème épique, l’histoire ramassée de toute une époque. Les personnages, dans l’épopée, ne sont pas moins généraux que le sujet et, comme ils représentent de vastes groupes, ils apparaissent plus grands que nature. Ainsi les personnages de M. Zola, bien que par des procédés contraires : tandis que les vieux poètes tâchent à diviniser leurs figures, on a vu qu’il animalise les siennes[1]. Mais cela même ajoute à l’air d’épopée ; car il arrive, par le mensonge de cette réduction, à rendre à des figures modernes une simplicité de types primitifs. Il meut des masses, comme dans l’épopée. Et les Rougon-Macquart ont aussi leur merveilleux. Les dieux, dans l’épopée, ont été à l’origine les personnifications des forces naturelles : M. Zola prête à ces forces, librement déchaînées ou disciplinées par l’industrie humaine, une vie effrayante, un commencement d’âme, une volonté obscure de monstres. Le merveilleux des Rougon-Macquart, c’est le Paradou, l’assommoir du père Colombe, le magasin d’Octave Mouret, la mine de Germinal. Il y a dans l’épopée une philosophie naïve et rudimentaire. De même dans les Rougon-Macquart. La seule différence, c’est que la sagesse des vieux poètes est généralement optimiste, console, ennoblit l’homme autant qu’elle peut, tandis que celle de M. Zola est noire et désespérée. Mais c’est de part et d’autre la même simplicité, la même ingénuité de conception. Enfin et surtout l’allure des romans de M. Zola est, je ne sais comment, celle des antiques épopées, par la lenteur puissante, le large courant, l’accumulation tranquille des détails, la belle franchise des procédés du conteur. Il ne se presse pas plus qu’Homère. Il s’intéresse autant (dans un autre esprit) à la cuisine de Gervaise que le vieil aède à celle d’Achille. Il ne craint point les répétitions ; les mêmes phrases reviennent avec les mêmes mots, et d’intervalle en intervalle on entend dans le Bonheur des dames le « ronflement » du magasin, dans Germinal la « respiration grosse et longue » de la machine, comme dans l’Iliade le grondement de la mer, polyphlosthoio thalassês.

Si donc on ramasse maintenant tout ce que nous avons dit, il ne paraîtra pas trop absurde de définir les Rougon-Macquart : une épopée pessimiste de l’animalité humaine.


  1. « Zola : le Buffon du XIXe siècle. » (Saca Oquendo.)