Les Contemporaines (1875)/Restif écrivain, II

Les Contemporaines, Texte établi par J. AssézatAlphonse Lemerre, éditeur (Nouvelle collection Jannet) (p. xxii-xxxiii).
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II.


On a lu dans les Contemporaines mêlées une Nouvelle intitulée : les Vingt épouses des vingt associés, et l’on a dû penser au phalanstère. Ce rapprochement frappe tout d’abord ; est-il fortuit ? C’est possible. Cependant, sans prétendre que Fourier a copié Restif, ce qui serait injuste, nous sommes très-disposé à croire qu’il l’avait lu, qu’il l’avait médité et qu’il en a tiré quelques-uns des principaux traits de son système. Restif n’est pas plus que Fourier, d’ailleurs, l’inventeur de l’association. Il avait connaissance des statuts des frères Moraves et il tentait de les appliquer. Peut-être a-t-il seulement servi d’initiateur à Fourier, qui commençait à lire au moment où Restif finissait d’écrire. Fourier a pu, de plus, prendre dans Restif certaines idées sur les femmes qui leur sont communes à tous deux, et s’il a jamais rencontré un véritable spécimen de la Papillonne, c’est Restif. Ce qui les rapproche, c’est la croyance à la légitimité des passions ou tout au moins à leur fatalité ; c’est devant cette fatalité que gémit parfois Restif ; c’est pour faire produire à cette fatalité des fruits qui ne soient pas amers que Fourier réhabilite les passions. Mais il y a cette différence entre les deux hommes, sur la parenté desquels nous ne voulons pas insister trop longtemps, que Restif, timide, va hésitant et a d’abord peur de choquer des sentiments, des préjugés si l’on veut, que Fourier n’hésite pas à renverser, et qu’il n’arrive à la définitive expression de ses idées systématiques que dans la dernière période de sa vie, alors qu’on peut, sans trop de sévérité, l’accuser de ne plus trop se rendre compte de la valeur pratique de ce qu’il dit.

Il peut être utile à ce point de vue de suivre Restif dans les diverses utopies qu’il a caressées.

Il avait, dès le commencement de sa carrière, annoncé l’intention de se livrer à une étude des réformes utiles et il promettait une série d’Idées singulières dont le premier volume parut sous ce titre : « Le Pornographe ou idées d’un honnête homme sur un projet de règlement pour les prostituées, propre à prévenir les malheurs qu’occasionne le publicisme des femmes. » C’est un travail qui, malgré le sujet traité, est écrit d’une façon décente et ne peut troubler l’esprit le plus timoré. Etant admise la nécessité du « publicisme, » comme Restif appelle cette plaie toujours ouverte au flanc des grandes agglomérations d’hommes, on ne peut guère accuser les règlements proposés que de provenir d’une trop grande sollicitude pour la santé des femmes renfermées dans le Parthenion qui leur est consacré et pour la satisfaction de ceux qui viennent les y visiter. Toutes les précautions sont ingénieuses et dictées par la prudence, et certes, si Fourier avait eu à cloîtrer ses bacchantes et ses faquiresses au lieu de les laisser se livrer ouvertement aux mœurs phanérogames, il ne s’y serait pas pris autrement pour contenter les attractions passionnelles des hommes vers un œil bleu, une taille élancée, un pied mignon, etc.

Cette première tentative, à laquelle collabora, dit-on, Linguet, fut suivie d’une autre, celle de la réforme du théâtre ou de l’actricisme. La Mimographe parut en 1770. Le Pornographe n’avait pu être mis au jour que sur l’autorisation obtenue de M. de Sartine, par sa maîtresse, MMe Poissonnier, que connaissait Restif ; la Mimographe n’eut point à souffrir de difficultés, aussi l’ouvrage n’eut-il pas le même succès. C’est un bon livre d’ailleurs, plein de choses et de faits, et auquel a probablement travaillé Nougaret, avec qui Restif n’était pas encore brouillé[1]. Comme il ne touche qu’à une profession spéciale et non aux mœurs de la société en général, nous n’en dirons qu’un mot, c’est que Restif, toujours conséquent avec lui-même et poursuivant sans cesse ce but : le bonheur dans le mariage, conduit l’épouse de M. d’Alzon sur la scène. Elle combat ainsi l’amour de son mari pour une actrice ; et, suivant l’auteur, on pourrait, par des moyens analogues, peupler les théâtres de femmes honnêtes et sensibles, qui se livreraient à l’art par besoin du cœur ou de l’esprit et remplaceraient avantageusement ainsi les actrices salariées.

C’est à la fin du Paysan perverti que nous trouvons le premier essai véritable de réforme sociale émané de Restif seul. Il suppose que pour éviter le retour de faits aussi navrants que ceux dont il vient d’écrire l’histoire, les membres survivants de la famille d’Edmond font agréer par leur seigneur les statuts d’une communauté, imitée de celles qui existaient alors en Auvergne et aux environs d’Orléans comme en Lusace chez les frères Moraves.

Ces statuts très-précis contiennent des dispositions que Restif a reproduites dans le Nouvel Émile, en y ajoutant l’histoire de la communauté de Sparte. Nous devons en donner un résumé.

Il est d’abord décidé que tous les descendants de la famille R. devront observer ce pacte de famille sous peine d’exhérédation.

Le bourg sera réglé suivant le modèle des familles unies d’Auvergne : « Nous statuons qu’il y aura égalité entière entre nos dits enfants, tant pour les biens de la fortune que pour l’éducation, » et pour leur rappeler « même dans les générations les plus éloignées qu’ils sont tous frères et une même famille, entendons qu’ils soient soumis au fils aîné de l’aîné de notre famille, lequel sera comme leur père commun. » Les curés et maîtres d’école devront être pris entre les descendants de cet aîné, s’il s’en trouve de capables, à leur défaut parmi ceux du frère qui le suit ; ils ne pourront être pris parmi les descendants de la fille aînée qu’après épuisement de la postérité de tous les frères. « Le curén’aura point de patrimoine. »

Les terres, qui devront atteindre le chiffre de mille arpents, seront divisées en cent portions de dix arpents, es frères et beaux-frèresexistantaumomentdela création de ce bourg d’Oudun, formant souche, se partageront les biens de façon à ce que chaque souche ait huit portions et en outre dix arpents, dont un en vigne et les neuf autres en place à faire vigne, avec trente arpents et droit de pacage après fauchaison dans la prairie commune. Il n’y aura pas d’autre cens que ce qui se payera au curé.

Le curé et le maître d’école seront logés dans les bâtiments attenant à l’église. Celle-ci aura trois portes : une commune à l’Occident, celle des épousailles au Midi, celle des enterrements au Nord. De ce même côté sera le cimetière.

Au milieu du village, à côté de la fontaine et près de l’église, sera élevé un bâtiment solide, où seront réunis le four commun, une salle, capable de contenir mille personnes et éclairée par cent croisées, servant de réfectoire ; une chambre pour rendre la justice[2] ; une grange pour la totalité des récoltes, des greniers pour les blés, etc.

Chacun n’aura en propriété que ses meubles, son linge et ses habits, qui seront les mêmes pour tous, sauf le choix de la couleur et de la façon.

Les bestiaux appartiendront à la communauté, qui nommera deux syndics pour avoir l’œil sur le travail et récompenser ou punir ceux qui entretiendront bien ou mal ces animaux et seront plus ou moins actifs et laborieux.

La punition consistera dans la privation de la moitié de la portion de vin les dimanches et fêtes et dans l’obligation de tenir la dernière place à l’église, près la porte d’entrée, ainsi qu’au rérectoire.

La récompense consistera à avoir les premières places dans ces deux endroits, et en outre a recevoir solennellement à domicile, les dimanches et fêtes, une part de pain bénit.

Les jeunes gens et les jeunes filles qui se distingueront auront le droit exclusif, les garçons, de se choisir eux-mdmes une épouse, les filles à une prérogative équivalente, fixée en assemblée des femmes de la communauté.

Les fêtes des noces dureront trois jours ; quatre si les sujets ont été assez méritants pour s’être mutuellement choisis, et la communauté, à la naissance du premier enfant de ces derniers, aura non-seulement un souper à double portion de vin et de bonne chère comme à toutes les naissances, mais un jour entier de réjouissance.

Le repos du dimanche sera observé et il commencera dès le samedi, midi.

Le dimanche messe à dix heures, dîner public à onze, vêpres à midi, catéchisme à une heure ; jeux à trois heures, souper public à huit heures.

Les jeux sont réglés : exercices gymnastiques pour les jeunes gens ; boules et cartes pour les anciens ; danse pour les jeunes filles et les garçons qui se seront comportés de façon à mériter cette grâce, ainsi que pour les nouveaux mariés.

Les aliments seront porc frais ou salé, cuit avec différents légumes ; une fois la semaine ou aux grandes fêtes un bœuf et quelques moutons ; à la fête du village, volaille et gibier ; jours maigres, œufs, fromage, pâtisserie. Quinze mères de famille, aidées de quinze filles à marier, prépareront le repas pendant une semaine à tour de rôle.

Le pain sera bon. Chaque homme aura sa demi-bouteille à dîner et à souper. Les femmes et les filles boiront de l’eau, comme c’est l’usage dans le pays.

Les occupations sont aussi méticuleusement réglées ; une cloche sonnera la clôture de la journée et l’on punira ceux qui seraient trouvés dans les rues après cette clôture, par les adjudants des syndics en charge.

Si l’on a du temps de reste dans la semaine, mais régulièrement le jeudi, le pasteur instruira ses paroissiens sur la théorie de l’agriculture et leur expliquera l’histoire naturelle de M. de Buffon, la stabilité du soleil et le tournoiement des planètes, la géographie, les principes des métiers les plus utiles ; « car le pasteur sera le vrai père de son peuple, il doit être droit, zélé, en un mot, le chef-d’œuvre de la religion chrétienne. »

Outre le fonds public, chacun pourra avoir son pécule particulier provenant des prix qu’il aura mérités et du décompte qui résultera du surplus de la vente des grains et autres denrées superflues. Ce pécule pourra être employé en achat de terres hors du finage, dans la commune, ou en achats de meubles et de livres.

Si les enfants sont trop nombreux, au bout de quelques années on créera un nouveau village.

Un tribunal de famille sera chargé de punir. « Quoiqu’il y ait lieu de croire qu’il ne se commettra dans les bourgs de la communauté, aucun de ces crimes qui excitent l’animadversion des lois, » dans ces cas exceptionnels, le coupable sera livré à la justice royale. Dans les autres, le tribunal prononcera suivant la gravité de la faute, soit une amende, soit une humiliation au réfectoire ou à l’église.

On n’admettra aucun étranger dans la communauté. Les mariages se feront entre ses seuls membres, après la distribution des prix « le lendemain de la fête de la décollation de saint Jean, 29 août. » Le prix de mœurs réuni à celui de labourage donnera au jeune homme le droit de se choisir une maîtresse ; le prix de mœurs réuni à celui de travail donnera aux filles « non le droit de choisir, qui n’appartient et ne doit appartenir qu’à l’homme, » mais celui d’exempter, un jour, de deux fautes graves leur mari ou leur fils aîné.

Telle est en substance cette communauté, dans laquelle n’est pas détruite l’industrie « puisqu’on peut acquérir ailleurs » et qui, prétend Restif, a produit (il suppose son règlement appliqué) de tels résultats que « la plus grande peine, une peine équivalente à celle de mort pour les autres hommes, serait d’en être chassé. »

À cette époque de sa vie, comme nous l’avons déjà remarqué, Restif est encore sous l’influence de l’éducation qu’il avait reçue chez son frère le curé de Courgis, et le prêtre est pour lui le véritable régulateur de la société ; il ne tarda pas à changer. Il y a déjà des traces nombreuses de ce revirement dans les Contemporaines et dans la Découverte australe ; elles sont plus évidentes dans Monsieur Nicolas, et lorsque Restif s’avise à son tour d’élaborer le système cosmogonique qu’il avait ébauché dans le Paysan et qu’il détaille dans la Philosophie de Monsieur Nicolas et dans les Posthumes, il oublie complètement de demander au prêtre d’expliquer ses idées, à la sortie des vêpres, comme il le lui demandait pour celles de M. de Buffon.

Ce système cosmogonique, auquel nous faisons souvent allusion, mérite d’être analysé avec quelque détail. Il a eu bien des formes, il a été souvent corrigé, mais il est à peu près complet dans la Philosophie de Monsieur Nicolas, et c’est dans ce livre surtout que nous puiserons.

Les hypothèses de Buffon sont toujours d’ailleurs le point de départ de Restif. Noffub, ainsi qu’il l’appelle d’après sa manie constante d’anagrammes, est, dit-il, dans la Découverte australe par un homme volant, « également sage dans les deux hémisphères et même aux antipodes » ; mais il faut que Buffon soit complété et c’est Restif qui va découvrir pour lui les « vérités de la haute physique et donner un système complet de la nature, avec l’imagination la plus féconde et des lumières qui ne sont pas ordinaires. »

Quoique, dans la table des matières qui ouvre le premier volume de la Philosophie, il n’y ait d’indiqués que 465 chapitres, il y en a en réalité dans l’ouvrage 476. On voit dès l’Introduction dans quelle voie va s’engager Restif. Il ne croit plus ni à Rousseau, ni à Voltaire (on est en 1796), mais à… Cyrano de Bergerac, à la lecture duquel il pleure de joie[3]. Les Epoques de la nature, corrigées par l’Histoire comique des empires du Soleil et de la Lune, complétées par les rêveries de Cazotte et des illuminés, voilà ce que va être le fameux système conçu « par monsieur Nicolas, laissant errer ses pensées, guidé par l’éternelle raison ! »

« Ce système est neuf, dit-il encore ; le grand Buffon ne l’a pas deviné ; l’astronome Lalande et ses pareils ne s’en doutent pas ; mon système est à moi. »

Or, voici ce système :

« L’être principe est le centre général ; le soleil le centre de son système ; la terre un globe, centre de son satellite et de son atmosphère ; l’homme et tout animal un centre individuel qui est nécessairement pour lui-même le centre de l’univers. »

La terre a été formée par cristallisation froide et non par vitrification, comme l’ont prétendu Buffon et ses prédécesseurs Descartes et Leibnitz. Elle s’est cristallisée d’abord au centre ; quand elle était jeune et vigoureuse, elle forma d’autres cristallisations animales qui pouvaient avoir jusqu’à vingt-une lieues de haut et qui, en les supposant conformées comme les hommes, n’auraient eu, dans les plus profondes mers, de l’eau que jusqu’au genou. Mais les planètes sont des femelles qui ne peuvent rien produire sans le secours des êtres plus nobles qui sont comme leurs mâles : sans les soleils.

La nature est éternelle quant à la substance, mais non quant à ses modifications. Les planètes ne sortent pas du soleil à l’état de planètes, mais à l’état de comètes. Le soleil absorbe sans cesse des planètes et lance sans cesse des comètes qui se planétisent en raccourcissant avec l’âge leur courbe elliptique pour en arriver à une courbe circulaire. Tant qu’elles sont comètes elles sont stériles. La planète seule est féconde. Elle a sa vie naturelle, ses maladies et sa mort accidentelle. La mort naturelle est l’absorption par le soleil. La mort accidentelle peut être le résultat du choc d’une comète, quoique ces astres soient absolument fluides.

La lune, surchauffée par des jours de 14 fois 24 heures, n’a plus aucune humidité ; elle a subi une pétrification. C’est le même sort qui attend la terre. Peut-être cependant la lune n’est-elle pas morte. Elle est, comme tous les corps célestes, partie de l’être principe.

Le soleil est le mari et le père de toutes les planètes ; il serait certainement Dieu, s’il était le seul soleil dans la nature.

L’être principe n’est pas bon ; il est juste, ami de l’ordre, ordinal par essence et jamais bon, c’est-à-dire indulgent à la violation des lois de la nature. Sa substance est un fluide réel, le plus subtil de tous, le fluide intelligenciel. La matière du soleil est celle de Dieu, soleil des soleils. Tous sont animés et peuvent donner naissance à des êtres vivants. Les hommes solaires, portés dans le centre unique qui serait alors le paradis, y seront plus heureux, plus longèves et peut-être en est-il qui jouissent de l’immortalité.

Pour les animaux, ils doivent varier suivant le milieu, comme l’homme ; il a pu y avoir d’abord quatre familles distinctes. Tous les hommes ne sont pas sortis d’un seul homme. Il est possible que l’homme ne soit que le dernier terme d’une progression ; en tout cas il est le frère aîné des autres animaux.

Nous ne périssons pas réellement : un fils est son père nouvellement individualisé : « Aussi le célibat est-il le plus grand des malheurs et, j’ose le dire, le plus grand des crimes lorsqu’il est volontaire »[4].

Ou l’homme est sorti de la terre, ou il est la perfection de l’animalité. La vermine de l’homme est une production de l’homme, comme l’homme est une production du globe dont il est le parasite.

En descendant de l’homme jusqu’aux reptiles, Restif ne donne qu’une classification fort peu suivie[5] de l’homme aux singes de différentes espèces, puis au chien, qui est certainement, dit-il, une espèce de singe carnivore, aux différents mammifères, aux amphibies et aux reptiles. Il affirme qu’une pongote, singe de grande espèce, a pris soin d’un Européen naufragé qui lui di fait deux enfants, « C’était un officier français, dit-il, et mon père l’a connu en 1703. » L’ours est, comme le chien, une espèce de singe ; quant à l’éléphant qui, peut-être, tient le sceptre de l’animalité dans quelque planète, on pourrait le nommer l’homméléphant.

La même gradation se montre dans les végétaux. La nourriture végétale se transforme en notre substance. Les végétaux ont un moi, moins parfait que celui des êtres animés et mouvants qui eux-mêmes ont un moi de moins en moins parfait en descendant de l’homme aux singes, etc.

« Concluons que les molécules organiques, combinées sur notre globe et sur toutes les planètes sans doute, sont analogues entre elles, qu’il n’y a de différence que du plus au moins ; que toutes sont immortelles, indestructibles comme Dieu même, leur principe ; ou mieux comme Dieu, qui est le tout, et dont ces molécules ne sont que les émanations, les parties. »

Les quatre prétendus éléments ne sont que des composés.

La terre est vivante, et plus elle se rapprochera du soleil, plus les hommes seront sages et savants.

Le premier volume se termine ainsi : « Je viens d’établir une foule d’analogies fondées sur l’incontestable principe que tout est image et type dans la nature, » et ces derniers mots nous rappellent encore, malgré nous, les analogies de Fourier.

Le second volume reprend les choses en détail ; Restif y étudie la génération chez les différents êtres, en considérant toujours le mâle comme l’image du soleil, la femelle comme celle de la terre ; Dieu étant le premier mâle et la terre la première femelle. Il conclut ici encore : « Voilà ce que m’a dicté l’analogie, guidée par la raison. »

Nous croyons bon de recopier ici une de ces dictées :

« Nous venons de voir par les seules lumières de notre intelligence que tout est animé comme nous le sommes. Nous sentons en nous-mêmes que les sens étant les mains de l’intelligence, Dieu, les soleils, les planètes, doivent avoir de ces sens. Mais leurs sens sont-ils comme les nôtres ? Le soleil et la terre ont-ils des yeux, des oreilles, des narines, un goût, le tact ? Les soleils parlent-ils aux soleils une langue qui leur soit commune, et sans doute la plus belle des langues ? Se font-ils l’amour ? se font-ils des vers ? s’écrivent-ils des lettres ? ont-ils des travaux communs, des plaisirs, des peines, des arts, des devoirs ? La distance à laquelle ils sont les uns des autres est-elle proportionnellement la même que celle qui se trouve entre deux hommes qui ont des devoirs communs à remplir ? ont-ils une nourriture et comment la prennent-ils ? Voilà une multitude de questions auxquelles nous ne pouvons répondre, ni par l’effet de l’intuition, ni par l’audition : ces corps sont trop gros, relativement à nous, pour que nous distinguions à la vue et leurs membres et leurs actions, pour que nous entendions le son de leur voix. Les cirons qui vivent sur notre épiderme ne peuvent savoir si nous avons des membres ; ils ne peuvent être étourdis par le son de notre voix, leurs organes en tout genre sont trop délicats pour qu’ils puissent percevoir des choses si hors de leur proportion. Mais nous avons des analogies pour croire que les soleils vivent de la substance de Dieu, ou du centre de leur révolution ; et les cométo-planètes, de la substance de leur soleil, comme nos animalcules parasites vivent de la nôtre. »

Et plus loin :

« Le principe incontestable {tout est image et type) reconnu, je vois la nature visible soit aux yeux, soit par ses effets, naître comme j’ai vu naître mes enfants, croître comme eux, être en vigueur comme ils y sont, dépérir comme je dépéris, pour mourir comme je mourrai bientôt. Je n’excepte rien, ni la planète qui nous porte, ni la comète effrayante qui traîne en queue son atmosphère évaporée ; ni le soleil, source de vie, ni l’Être principe lui-même qui est la vie par essence : Tout commence, croît et finit pour recommencer à vivre. »

Je n’ai malheureusement pas sous la main une collection assez complète des ouvrages de Fourier pour prouver que partant des mêmes principes, en sociologie : l’association ; en physique : l’analogie, Fourier et Restif ont dû se rencontrer maintes fois dans les termes ; je me bornerai donc à citer une seule phrase tirée du Nouveau-Monde industriel, septième section, ch. lvi :

Un des travers de l’esprit civilisé est de ne savoir pas envisager l’unité, l’étudier dans l’infiniment grand comme dans l’infiniment petit. Si on leur dit qu’une planète comme Jupiter, Saturne, la terre est une créature ayant une âme et des passions, une carrière à parcourir, des phases de jeunesse et de vieillesse, des époques de naissance et de mort, ils crient au visionnaire : cela est trop vaste pour leurs petits esprits.

Cette citation, à laquelle je ne veux rien demander de plus qu’un rapprochement sans conséquence désagréable à la mémoire de Fourier, qui a de beaucoup dépassé Restif en puissance réelle et en imagination désordonnée, enracine cependant en moi la conviction que le jeune homme a lu les livres du vieux romancier, qu’il y a puisé son indulgence pour les écarts des sens, son utopique désir de rendre les hommes heureux par l’association et l’attraction passionnelle, et que peut-être dans ses séjours à Paris, vers 1790, il s’est rendu, avec autant de plaisir qu’aux galeries du Palais-Royal[6] au café Manouri, pour y entendre les « discours serotinals » que Restif accuse aussi Dupont de Nemours d’être venu écouter, pour lui en emprunter les idées[7].

Les Posthumes sont le dernier livre de Restif sur ces sujets cosmogoniques qui avaient fini par le dominer. Les voyages dans les différentes étoiles, les êtres bizarres qui peuplent les mondes inconnus sont un symptôme de la période ultime. En mettant cet ouvrage sur le compte de Cazotte, Restif nous donne à penser qu’il avait été quelque peu initié par ce visionnaire aux pratiques de la secte des illuminés, venus d’Allemagne. Madame de Beauharnais, qui lui avait fourni le thème du roman, a dû être fort étonnée de le voir ainsi développé. En le traitant comme il l’a fait, Restif a contribué, pour sa part, à attirer des croyants à cette secte de rêveurs qui, comme Fourier encore, veulent qu’après la mort terrestre la vie se continue dans les planètes. Il a de plus, dans l’histoire annexe d’Yfflasie, donné le premier plan d’une petite société basée sur la communauté des femmes, société imaginaire fondée par le roi Louis XV en faveur de lui : Restif.

  1. Si on s’en rapporte au Paysan perverti, la cause de cette brouille pourrait être rapportée à une lettre écrite par Nougaret (dans le Roman), sous le nom de N’Egrèt, au frère d’Edmond, lettre dans laquelle il est question de la conduite du jeune homme (qui roprésente Restif) à Paris.
  2. « Qui ne sera qu’arbitrale, dit Restif, ne pouvant y avoir de vraie matière à procès où tout sera commun. » Cet argument a beaucoup servi à tous les communistes et Cabet surtout (Voyage en Icarie) en a abusé.
  3. Parce qu’il y trouve, dit-il, des vérités qu’il avait senties avant d’avoir lu cet auteur.
  4. Il y a ici une tirade assez vive sur les évêques, les moinaillons et les prêtres.
  5. Dans le second volume, la marche est mîeux indiquée. Restif se rapproche malgré lui de De Maillet et dit, chap. 271 : Gradations par où l’animalité aura passé pour aller à l’humanité :

    « L’homme, en montant à l’humanité (supposé que l’animalité ait commencé par les poissons), aura passé par toutes les gradations, depuis les mousses, les étoiles de mer, les huîtres, et par tous les autres poissons, au souffleur et au marsouin, puis aux cétacés qui allaitent, à l’amphibie, soit le lion ou veau marin, soit ensuite à l’hippopotame. Mais, du marsouin, l’animalité se sera divisée en deux branches, dont l’une aura monté directement par l’hippopotame à l’éléphant, qui sera l’échelle par laquelle aura passé l’humanité pour monter aux hommes géants : l’autre branche, au contraire, aura été plus naturellement du marsouin au cochon, puis à l’ours, ensuite au gros singe, enfin à l’homme actuel… Mais des marsouins ou d’autres poissons voraces il s’est fait encore une bifurcation qui a produit les carnivores et qui est passée de ceux-ci par les plus gros chiens, molosses ou dogues, aux singes de la seconde ou de la grosse espèce et des uns ou des autres à l’une des espèces des hommes actuels. La tradition des Danois est qu’ils sont sortis de la race d’hommes qui est montée à l’humanité par l’échelle des chiens : et leurs anciens rois se faisaient gloire d’être issus du plus grand de ceux que nous nommons des danois. On a ri de cette origine quand on l’a lue dans leur histoire : mais si elle est physique, pourquoi en rire ? »

  6. Voir : Vie de Fourier par Ch. Pellarin.
  7. M. Paul Lacroix dit que la Philosophie de M. Nicolas est probablement en grande partie l’œuvre de Bonneville, gérant du Cercle social. Il faut cependant reconnaître que la plupart de ces idées sont déjà eu abrégé dans le Paysan perverti.