Les Contemporaines (1875)/Restif écrivain, III

Les Contemporaines, Texte établi par J. AssézatAlphonse Lemerre, éditeur (Nouvelle collection Jannet) (p. xxxiii-xxxvi).

III.


Nous en avons assez dit, pensons-nous, sur les diverses productions de notre auteur. Une dernière question se présente. A-t-il écrit tout ce qu’il a publié sous son nom et n’a-t-il pas eu, comme certains de ses successeurs, aussi et plus féconds que lui, quelques collaborateurs ?

Il faut tout dire : il en a eu et de nombreux.

Nous avons déjà vu que lors de ses premiers essais il avait des relations intimes et suivies avec Nougaret. Nougaret, très-médiocre, mais très-remuant, n’a point été sans influence sur le choix de la voie qu’a suivie Restif. Leurs romans à tous deux ont à peu près le même personnel de grisettes et de marchandes. Mais Nougaret avait sur Restif un grand avantage ; il avait beaucoup plus de lecture et on suppose qu’il a été au moins le compilateur des matériaux nécessaires pour la confection de la Mimographe qui, en effet, montre plus de savoir qu’on n’aurait pu en attendre de Restif. Le Pornographe, qui a ce même caractère d’érudition, moins marqué cependant, porte, en certaines parties, la marque de Linguet.

Les autres graphes, l’Éducographe, l’Andrographe, les Gynographes, se ressentent aussi beaucoup de la collaboration de Ginguené.

Pidansat de Mairobert, censeur royal et auteur de tant de Mémoires et d’Histoires qui ressemblent à des pamphlets, n’a point été étranger aux Contemporaines, au Spectateur nocturne, à la Malédiction paternelle, dont les deux premiers volumes, parus avant son suicide, sont ce qu’il y a de mieux écrit et de plus pathétique dans l’œuvre de Restif.

Grimod de la Reynière, Bultel-Dumont, Fontanes, Joubert, Mercier, Palmezeaux, la comtesse de Beauharnais, ne se sont peut-être pas bornés à lui indiquer des canevas. Cette dernière entre autres lui a fourni la donnée des Posthumes ou Lettres du tombeau, et il dit même quelque part qu’elle est le véritable auteur de ce roman, assertion absolument invraisemblable. Nous avons nommé Bonneville à propos de la Philosophie de M. Nicolas.

Restif se vante encore ailleurs d’une révision d’un de ses ouvrages inachevés par Diderot ; mais cela d’une façon si vague qu’il faut n’y voir qu’un désir ou qu’une amorce. Enfin un dernier collaborateur auquel on ne s’attendrait peut-être pas, dans l’état où étaient les relations entre le mari et la femme, c’est Agnès Lebègue. Il est certain que MMe Restif pouvait écrire. On a vu une de ses lettres dans notre premier volume. Il est aussi certain qu’elle a écrit ; M. Paul Lacroix dit même qu’elle avait la manie d’écrire. Manie ou non, il passe pour constant qu’elle a fourni à son mari plusieurs articles pour les Françaises, que Restif désigne lui-même comme lui ayant été donnés par un de ses compatriotes, M. Maribert-Courtenay. Or, ce pseudonyme est aussi celui sous lequel parut la Femme infidèle et Maribert est le nom supposé de l’éditeur d’Ingénue Saxancour. Il est difficile de croire que ces deux ouvrages dirigés, l’un contre Agnès elle-même, l’autre contre le mari de sa fille, soient d’elle. Cependant le libraire Pigoreau, dans sa Petite Bibliographie biographico-romancière, n’hésite pas à les lui attribuer en ajoutant : « Ne serait-ce pas sa propre histoire ? »

N’allons pas plus loin. Ces deux livres ont été détruits en grande partie par les soins mêmes de la famille de Restif. Ils n’avaient d’ailleurs pas été mis dans le commerce. Le gendre de Restif les avait fait relier sous ce titre : Œuvres d’un scélérat. Il a suffisamment rendu à son beau-père affront pour affront en ne craignant pas de l’accuser en justice de faits mensongers, pour se venger de ces attaques en grande partie justes et faites presque à huis clos. Ne remuons donc pas cette vase.

On cite bien encore un autre personnage, mais il nous semble difficile d’admettre cette dernière assertion sans des preuves plus convaincantes que celles apportées par M. Paul Lacroix. Il s’agit de l’abbé Dulaurens. Il serait le type du cordelier du Paysan perverti et le nom Gaudet d’Arras serait une allusion au poëme de l’abbé : la Chandelle d’Arras. Nous doutons. Dans tous les cas, on ne lui attribue qu’une juvénale[1] les Bulles de savon.

S’il est certain que Restif a eu des collaborateurs, cela diminue-t-il sensiblement sa valeur personnelle ? Nous ne le pensons pas. C’est déjà quelque chose, que d’être arrivé presque d’emblée à se faire centre et à attirer vers soi des esprits de la valeur de Linguet, de Ginguené, de Pidansat de Mairobert. Certes si Restif n’avait été que leur prête-nom et leur imprimeur ; s’il n’avait pas fait lui-même ses preuves, il n’y aurait plus qu’à le rayer du dictionnaire des écrivains français ; mais il est justement à remarqur que ce ne sont pas ceux de ses ouvrages où paraît la collaboration qui sont restés. Ce sont ceux seulement auxquels il a mis sa marque individuelle. Et si les Graphes, particulièrement, doivent beaucoup à d’autres, les qualités qu’ils ont gagnées à cet apport étranger ont fait tort aux défauts qu’on aime et qu’on recherche surtout dans Restif.

Je vais peut-être passer pour courir après le paradoxe. Cependant rien n’est plus vrai, selon moi, que ceci : Les seuls livres durables, ceux que la postérité recherchera toujours, ce sont les documents historiques, biographiques ou autres. Tout livre qui n’a pas des qualités littéraires extraordinairement supérieures ou qui n’apprend rien sur une époque, une famille, un homme, disparaîtra à juste titre. L’histoire se refait tous les cinquante ans, et une histoire si bonne qu’elle soit ne tient pas lieu des mémoires particuliers ; la science a besoin de nouveaux interprètes tous les quinze ans au moins : leurs prédécesseurs sont déjà émodés ; le roman, le théâtre, à part quelques exceptions, suivent la mode. Il ne reste au bout d’un siècle et il ne restera éternellement de livres que ceux dans lesquels la préoccupation de bien dire aura cédé devant celle de dire quelque chose de neuf et d’original. Or, comme je crois l’avoir démontré, Restif a dit quelques-unes de ces choses. Quand il n’aurait fait que se montrer lui-même, il serait toujours recherché par les curieux, les seuls lecteurs sur lesquels il faille compter dans l’avenir, et par les philosophes qui n’auront jamais trop de pièces authentiques pour créer cette science si difficile, si compliquée, à peine ébauchée : la science de l’homme.

J. Assézat.



  1. Restif appelait ainsi des morceaux véhéments et satiriques qu’il mettait souvent à la fin de ses volumes. Il y en a dans les Nuits de Paris, dans la Découverte australe, dans Monsieur Nicolas, etc.