Les Contemporaines (1884)/Préface

LES
CONTEMPORAINES
DU COMMUN


PRÉFACE


Je crois devoir ajouter à la préface du XVIIIe volume quelques observations importantes.

1. Ces courtes historiettes ne sont pas les moins piquantes de la collection des Contemporaines ; elles sont au moins originales, nos romanciers ayant constamment dédaigné les héros des classes communes : les Italiens et les Anglais ont été moins délicats, et nous croyons pouvoir les imiter ; c’est le moyen de varier les scènes, et de présenter aux gens du monde des mœurs qui leur sont étrangères, quoiqu’ils aient le plus grand intérêt à les connaître, puisqu’ils traitent chaque jour avec les bijoutiers, les orfèvres, les horlogers, etc.

2. L’utilité seule m’a mis la main à la plume, en composant ces historiettes, d’un genre différent, et absolument caractérisé ; puisque ce n’est plus seulement un point de morale que je traite, mais une classe de citoyens dont j’expose les mœurs, en racontant une aventure arrivée à une ou plusieurs personnes de cette classe.

3. J’indique, en passant, les abus qui se rencontrent dans certaines professions ; les inconvénients qui résultent du luxe et de la conduite de certaines marchandes.

4. On pourrait me faire le reproche que, très souvent, je parais applaudir aux hommes d’une condition plus relevée, qui épousent, soit des ouvrières, ou des marchandes. Je réponds, que dans mes principes qui sont opposés à l’usage de doter les femmes, j’ai raison : que dans ceux d’une saine philosophie qui regarde tous les hommes comme frères, j’ai raison : que dans le principe naturel, que l’homme doit faire l’état de la femme, et apporter seul toute la fortune, j’ai raison : que dans un autre principe, qu’il faut éviter les fortunes immenses, et que, par conséquent, il serait à propos que les hommes riches épousassent des filles pauvres, j’ai raison ; enfin, que dans le principe incontestable, que la beauté de forme est le premier des biens, l’homme riche est à louer de chercher comme les Asiatiques, sages en cela, une femme qui la donne à leurs enfants ; ainsi j’ai encore raison sous ce dernier point de vue.

5. Il pourrait se trouver quelqu’un peut-être qui me reprocherait ici la prétendue bassesse de mes personnages. Le corps de la nation n’est pas vil ; voilà ma réponse : les marchands, les artisans, les artistes ne sont pas vils : ils sont considérables, estimables, importants, utiles, nécessaires, indispensables. Il est bon d’en occuper les citoyens qui lisent, de les habituer à considérer cette partie des membres de l’État comme des êtres absolument semblables à eux[1] : il y a plus de philosophie dans cette conduite de ma part, que dans beaucoup d’ouvrages prétendus philosophiques, prétendus politiques, qui ne renferment que des idées creuses.

6. Je préviens que je me suis appliqué, malgré l’immensité de la capitale, qui m’aurait peut-être permis de nommer, à ne désigner et à ne blesser personne. Il est si facile de couvrir d’un voile impénétrable les personnages dont on fait l’histoire, sans dénaturer les faits, qu’avec toute la liberté possible, j’en aurais agi de même. Il faut cependant en excepter les Nouvelles, dont les héros eux-mêmes m’ont autorisé à mettre leurs vrais noms. Il est des gens qui ne se croient pas déshonorés pour être nommés dans une histoire, et qui, tout au contraire, sont charmés que leurs noms soient connus ; ils pensent, avec raison, que c’est un moyen d’étendre leur existence et que l’oubli absolu est une espèce de mort politique. Je suis de leur sentiment : et comme chacun a le sien, je déclare que je ne blesserai jamais volontairement celui de per sonne.

7. On a fait, assez mal à propos, des applications de certaines Nouvelles des Volumes XIII à XVI. Je proteste ici, que tous les portraits renfermés dans les Nouvelles de ces quatre Volumes sont généraux, et que j’ai apporté la plus grande attention à faire en sorte qu’ils ne convinssent jamais absolument à telle et telle personne. J’ai une multitude d’historiettes, comme on le voit par les canevas que j’insère quelquefois à la fin de certaines Nouvelles : il n’est rien de si aisé, sans me jamais écarter du vrai, que de composer de quatre ou cinq histoires une Nouvelle, qui, par ce moyen, ne sera l’histoire d’aucun des personnages en particulier, mais qui seulement renfermera des traits vrais, relatifs à tous les cinq.

8. Les estampes des Contemporaines communes auront un mérite qui leur est particulier : c’est de mettre sous les yeux l’espèce de marchandise des commerçants, et les principaux outils des ouvriers ou des artistes, dont il sera question dans la Nouvelle ; ce qui en variera les fonds et les accessoires.

9. Je puis assurer que les sujets de mes Nouvelles sont recherchés avec soin ; que j’évite de donner des romans, quoique j’aie été obligé, dans une circonstance désagréable, de laisser cette idée à des malintentionnés. Mais, comme je crois aujourd’hui n’en avoir plus rien à craindre, j’expose ici la vérité toute nue. Il faut cependant convenir qu’on ne peut suivre mes indications ; mais on sent que c’est la décence publique qui m’oblige à cette espèce de mensonge, qui n’en est pas un. Si mes histoires étaient des romans, je ne serais pas aussi embarrassé que je le suis très souvent pour les déguiser : je ne rejetterais pas certains canevas qu’on m’envoie, parce qu’ils regardent des personnes trop connues… Je m’arrête. Je viens d’en dire assez pour certains lecteurs ; et j’en dirais mille fois davantage, que cela serait inutile pour d’autres.



  1. Il est inconcevable, qu’il y ait des gens à Paris, dans le dix-huitième siècle, qui traitent certaines conditions de viles ! Qui sera vil ? Le laboureur, le maçon, le couvreur, le charpentier, le tailleur, le cordonnier ? Non ; ces gens-là ne sauraient être vils ; car rien de nécessaire n’est vil. Qui donc sera vil ? Je le sais bien : celui qui les trouve vils.