Les Contemporaines (1884)/La jolie Vielleuse

LA JOLIE VIELLEUSE



La beauté (dit Socrate) est le chef-d’œuvre de la Divinité : elle consiste dans cette symétrie, cette proportion, qui, dans le naturel, comme dans le moral, dérive de l’arrangement régulier des parties, pour composer un tout agréable. Ainsi la beauté et la bonté sont deux synonymes, qu’on peut employer indistinctement pour exprimer l’excellence des mœurs ou de la figure[1]. Qu’importe donc où la beauté se trouve ? elle ennoblit tous les états : Belles ! fussiez-vous nées sous le chaume ou dans l’esclavage, vous êtes les reines du monde ; la Nature et la Raison le veulent ; un mot, un sourire, un coup d’ail suffit pour vous donner l’empire. Songez à ce que vous êtes : estimez-vous ce que vous valez ; mais pour respecter vos appas, et ne pas les avilir par l’odieux libertinage, qui seul peut vous ôter les avantages brillants que vous destinait la Nature !

C’est ainsi que débute celui qui m’a donné la Nouvelle suivante :


Du temps qu’on bâtissait la nouvelle halle, j’y ren contrai un soir d’été, environ vers les sept heures, une grande fille, faite au tour, mise avec goût sous le costume de vielleuse. Sa grâce, sa figure intéressante et douce me frappèrent : je la regardais avec ce plaisir que donne toujours la beauté, lorsqu’elle entra dans une petite maison à porte cochère de la rue qui débouche devant le portail Saint-Eustache. Je demandai au portier de cette maison qui était cette fille ? — C’est ma maîtresse —, me dit-il. Ce mot m’en apprenait autant que je voulais en savoir. Je continuai mon chemin, et ne formai aucun projet : une fille de cette espèce, à qui je ne supposais que des aventures instantanées, ne me paraissait pas devoir me fournir le sujet d’une Nouvelle, propre à entrer dans les Contemporaines. À quelques jours de là, rue Saint-Honoré, près celle d’Orléans, je rencontrai de nouveau la jolie vielleuse. Enhardi par le genre de vie que je lui supposais, je l’abordai, mais de cet air honnête et décent que j’ai toujours pris avec les femmes, ces dispensatrices du seul genre de bonheur qui m’ait jamais tenté. Elle me regarda sans me répondre. J’insistai, en tâchant, par les louanges les plus vraies, de l’engager à me dire un mot, quel qu’il fût. J’obtins enfin ce que je désirais : « Je ne sais, me dit-elle, avec un accent vraiment enchanteur, quel motif vous porte à parler à une femme qui ne vous connaît pas : ce motif ne peut qu’être insultant pour moi. Jamais ! Jamais ! lui dis-je vivement, je n’ai insulté la beauté ! je l’honore jusque dans ces malheureuses que vous voyez la profaner. (Nous étions alors dans la rue d’Orléans, garnie de Filles, et la jolie vielleuse, dont la marche était la plus légère qu’on puisse imaginer, allait fort vite.) Un autre motif, mademoiselle, m’engage à vous adresser la parole ; c’est l’admiration de votre beauté, jointe à un mouvement de curiosité légitime. Si c’est vous, comme je n’en doute pas, qui soyez la jolie vielleuse, on vous prête bien des aventures, ou plutôt des traits qui sont au moins outrés. Je connais un homme qui s’occupe à faire un recueil des histoires des plus jolies femmes de l’âge présent : je désirerais vivement de vous y faire entrer sous un jour qui vous fit honneur. Seriez-vous disposée à m’accorder quelques heures, à votre choix, où vous voudrez, pour me concerter avec vous : il vaut mieux que vous m’instruisiez vous-même, que de me mettre dans la nécessité de recourir à d’autres, qui seront mal instruits, ou mal intentionnés. » La jolie vielleuse avait pris un air souriant pendant que je lui parlais. À présent, me dit-elle, que je vois bien que ce n’est pas l’insultant motif que je supposais qui vous a fait m’aborder, je vais vous parler comme si vous étiez un frère au lieu d’un inconnu. Votre proposition me flatte. Il y a longtemps que je cherche à ouvrir mon cœur à quelqu’un qui désabuse le public sur mon compte ; il est dur, il est cruel de passer pour avoir des mœurs au moins suspectes, tandis qu’on mène une conduite où il n’y a rien à reprendre. Loin de me refuser au rendez-vous que vous me demandez, c’est moi qui vous en prie. Nous voici à ma demeure ; mais ce n’est pas l’instant qu’il faut prendre : venez après-demain, à neuf heures de la matinée ; nous causerons. Elle me montra ensuite au portier, auquel elle parla en maîtresse, en lui ordonnant de m’introduire, sans siffler, le surlendemain, à telle heure du matin que je me présentasse.

J’allai chez la jolie Vielleuse (continue celui dont je tiens la Nouvelle), comme nous en étions convenus. Après les préliminaires d’usage, elle prit la parole en ces termes[2] :

HISTOIRE DE LA JOLIE VIELLEUSE


« Je suis de la ville même de Barcelonnette, et je vins à Paris à l’âge de onze ans, avec ma mère, et ma sœur aînée, qui a eu quelque réputation de beauté. Elle se nommait comme moi, Marguerite, ou Margarita ; mais pour ne pas nous confondre, elle garda son nom, et on le traduisit, pour moi, par celui de Perle, que je porte. À notre arrivée, nous nous logeâmes au faubourg Saint-Marceau, comme tous nos compatriotes, et de là, nous allions au Boulevard jouer de la vielle. On ne faisait pas beaucoup d’attention à moi, à cause de ma jeunesse et de la grossièreté de mes habits ; mais ma sœur, qui était grande et bien mise, fut remarquée ; elle fit une sorte de sensation : les jeunes gens et même les vieillards s’empressèrent à la courtiser ; on la nommait la belle Vielleuse, et c’était à qui tâcherait de la séduire. Il ne me conviendrait pas de mal parler de mon sang : jamais ma sœur ne s’est oubliée devant moi, au point de souffrir les mêmes libertés que la plupart de mes camarades : au contraire, je lui ai vu plus d’une fois appliquer des soufflets aux téméraires, et se retirer sans attendre son payement. Je sais qu’on a dit à son sujet des choses tout opposées : mais je dois cet hommage à la vérité que je connais. Sa réputation se répandit jusque dans les provinces, et c’est elle qui est l’héroïne de la chanson,

J’ons-été su’l’boul’vert
Et jous-vu Marguerite, etc.

» C’est à cette réputation, qu’elle a cruellement payée ! que je dois ce je suis, comme vous allez le voir par la suite de mon récit.

» Mon infortunée sœur avait des amants ; et une preuve qu’elle ne les rendait pas heureux, comme on l’a dit, c’est qu’ils étaient jaloux à la fureur, chacun

  1. Xénophon. Mem. Lib. III.
  2. Il fallait prévenir l’honorable lecteur sur la manière dont j’ai eu cette Nouvelle (ainsi que beaucoup d’autres, quoi qu’en disent certaines gens, qui ne me connaissent pas, et me dénigrent ; car tous ceux qui me connaissent m’estiment) ; afin d’exciter et de nourrir la confiance sur les détails qu’elle renferme : le style que j’emploie dans tous ces récits, est si bien celui de la vérité, que je me fais une loi de conserver les expressions de mes narrateurs, autant qu’une mémoire assez bonne, dont la nature m’a doué, est fidèle à me les représenter.