Les Contemporaines (1884)/La petite Mercière

LES HUIT PETITES MARCHANDES

DU BOULEVARD


I. LA PETITE MERCIÈRE



Il y avait sur les boulerards une jolie marchande, qui portait avec elle dans une boite un petit assortiment de cordons de montre, de tabatières, de fausses perles, d’épingles à brillants, d’étuis, et d’autre me nue mercerie. Elle était d’une très jolie figure, mais de la plus petite taille. Tout le monde l’aimait, et on se faisait un plaisir d’acheter de ses marchandises, pour lui procurer quelque profit. En peu de temps, elle fit bien ses affaires ; elle se mit proprement, et comme elle était jolie, il lui arriva deux choses fort naturelles : elle vendit plus que toutes les autres, et, sa gentillesse lui donna des amants. Il suivit de là que sa gentillesse, ses amants, et ses petits succès dans le commerce excitèrent contre elle la jalousie de ses camarades, qui résolurent de la décrier ou de la battre. Le dernier était le plus facile, pour des femmes de leur classe. Elles mirent de leur complot trois ou quatre de ces pauvres israélites, qui vendent sur les boulevards des cannes, de la bijouterie commune, des mouchoirs, des bas, des mousselines, et jusqu’à de la dentelle. Ces derniers n’y entrèrent cependant qu’avec répugnance : la petite marchande (que sa figure et sa stature faisaient appeler Mignonne), était obligeante à leur égard ; lorsqu’elle avait vendu ses marchandises, elle allait à eux, et les débarrassait des leurs, sans presque rien garder pour elle du profit. Il n’en fut pas moins décidé par le conseil des jalouses qu’on ferait passer Mignonne pour une fille de mauvaise vie, et qu’après l’avoir décriée, on l’attendrait un soir à l’entrée de la rue Charlot, pour la rosser de façon qu’elle n’osât plus revenir au boulevard.

Les jalouses commencèrent par exécuter leur projet de diffamation : elles montrèrent Mignonne au doigt ; elles dirent qu’elle avait couché avec deux hommes à la fois ; qu’elle était corrompue. Les juifs appuyaient ses calomnies, et elle commençait à perdre dans l’esprit de tout le monde qui vient ordinairement aux beaux cafés du boulevard ; il n’y eut que le comte de… petit homme, que la nature semblait avoir proportionné à Mignonne, qui ne changea point pour elle et qui soutint constamment son honnêteté. Mais les ja louses l’ayant appris, elles débitèrent tout bas que le comte était un de ses amants ; qu’elle le trompait, et qu’il avait la bonté de croire qu’il était le seul. Le comte ignorait ces discours, et qu’on assurait qu’il allait coucher deux fois par semaine avec Mignonne.

Lorsque la diffamation fut au degré où les jalouses le voulaient ; qu’elles s’aperçurent que les dames surtout regardaient avec mépris la jolie petite mercière, elles présumèrent qu’il était temps de frapper le dernier coup, en la battant. Personne ne prendra son parti, pensèrent-elles ; quand on saurait que c’est nous on croira que c’est que nous ne voulons pas qu’une libertine vienne se mêler dans notre compagnie. — Et ça est ! (s’écria une pie-grièche parfumeuse, autrefois fille du monde) : croyez-vous qu’all’ s’rait comme all’ est si alle était sage ? Ha ! mon Dieu ! nous ne disons rien que de vrai ! — Alle a raison ! s’écrièrent toutes les autres. La chose fut donc résolue unanimement en apparence.

Mais, dans les basses conditions, le remords est plus fréquent que dans les hautes, et parmi ce qu’on nomme les honnêtes gens : c’est que ceux-ci font le mal avec leur esprit autant qu’avec leur cœur ; au lieu que le cœur seul est gâté parmi les gens du commun ; ils font le mal par boutade, par goût, par instinct ; mais le raisonnement ne vient jamais changer le mal en bien dans leur esprit ; tout ce qui peut arriver de pis, c’est qu’à force de calomnier, ils parviennent à ne croire que médire. Heureusement pour Mignonne, que sept de ses jalouses, les plus jeunes et les plus jolies, à l’instant où les vieilles et les harpies eurent fait passer la résolution de la battre, et même de lui déchirer le visage, sept, dis-je, eurent horreur d’une pareille action.

Elles n’osèrent cependant pas le témoigner : mais, comme de concert, elles se retirèrent les premières, et se réunirent à quelque distance. — Je crois qu’on veut nous faire faire une vilaine chose (dit une petite épinglière) : Mignonne ne nous a jamais rien fait de mal, au contraire. — Ni à moi, que je sache (dit une petite éventailliste). — C’est une bonne fille (dit une jolie bouquetière). — Je le crois de même (dit une petite vendeuse de bonnets montés). — Pour moi, si j’en veux à quelqu’un, ce n’est pas à elle, mais plutôt à celle qui veut la faire battre, qui est une gueuse. Elle vend comme moi de la pommade, des savonnettes, de la poudre, des odeurs et des cure-dents ; mais ce n’est pas la jalousie qui me fait parler : Mignonne vaut cent millions de fois mieux qu’elle : Mignonne est une honnête fille ; l’autre a raccroché ; et si elle ne raccroche plus, c’est qu’elle est trop laide. — J’vous assure, mes amies (dit une jolie gaufrière), que Mignonne est une très honnête fiye, et qu’a n’ couche avec personne : je loge tout à côté d’elle, et j’en sis ben sûre. Une jolie fruitière se hâta de prendre la parole : Faut pourtant dire qu’all’ est un p’tit peu coquette : mais qu’est-c’qu’ça nous fait ? A’n’ nous prendra pas nos amoureux, ni nos pratiques ! La batte qui voudra ; ça n’s’ra toujous pas moi, et j’l’avertirais ben plutôt. — Oui ! (s’écrièrent toutesces filles ensemble), il la faut avertir : car c’est indigne d’battre une fiye, et une fiye comme ça, qui n’a pas plus d’défense qu’une enfant.

En conséquence, les sept petites marchandes se proposèrent de soutenir Mignonne contre ses ennemies. Pour cet effet, elles députèrent la gaufrière pour aller avertir le comte, dès qu’il paraîtrait au boulevard. Les six autres firent en même temps préparer chez la belle traiteuse Guénégaud un bon dîner, auquel chacune avait invité son amant.

Cependant la députée ayant aperçu le comte qui cherchait Mignonne des yeux, elle l’aborda : — J’crois qu’a n’est pas encore arrivée, monsieur l’Comte : mais a’n’tard’ra pas. J’vous dirai, en attendant, que j’crais qu’all a du chagrin : et j’m’en vas vous expliquer ça. Ignia ici des marchandes qui lli en veulent, à cause qu’all réussit mieux qu’eux : all’ l’ont décriée, la faisant passer pour coucher avec des libertins, et même avec vous. J’nous sommes liguées sept, contre la ligue des méchantes, et j’alons dîner tout’ensembe cheuz la belle traiteuse, avec Mignonne, que j’alons inviter, et queuques bons garçons, nos amoureux, pour voir comme j’riverons l’clou à ces langues de vipères-là. V’lez-vous ête d’not’ dîner, monsieu’l’Comte ? vous nous donnerez vos conseils ; v’nez ; pûs on est de fous, pûs on rit… Mais, t’nez, vlà Mignonne qu’arrive… v’nez-vous ? — Oui, j’irai ; dès que vous êtes amies de Mignonne, vous êtes les miennes : et je veux employer tout mon crédit à lui donner du soutien. Je m’apercevais bien depuis quelque temps qu’elle était décriée, mais je ne savais pas d’où cela venait. Qui sont ses ennemies ? — Vous allez voir ses amies en dinant avec nous ; et on vous nommera ses envieuses, pour que vous les c’naissiez. Appelez Mignonne. Le comte l’appela. — J’t’invitons à dîner (lui dit la gaufrière), avec M. l’Comte, qui l’veut ben, n’tardez pas : tout doit être prêt ; j’m’en vas prévenir mes camarades. Mignonne, surprise de cette invitation, ne savait que répondre. Le comte l’instruisit en gros, et la relation que cette affaire lui donnait avec elle augmenta son attachement et son goût. Mignonne ne pouvait revenir de son étonnement ! elle ne faisait de mal à personne, et elle s’apercevait, depuis quelque temps, que tout le monde lui en voulait. La conduite des plus aimables boulevardières à son égard la flatta néanmoins, et voyant que le comte lui témoignait beaucoup de bonne volonté, elle le pria d’être du dîner, pour voir ce qui allait en résulter ; car elle n’était pas sans crainte. Il lui dit qu’il avait déjà promis. Ainsi tous deux se rendirent chez la belle traiteuse, où ils trouvèrent le dîner préparé. Les sept jeunes marchandes embrassèrent Mignonne avec les démonstrations de la plus vive amitié. On se mit à table : on causa d’abord très bruyamment de l’affaire de Mignonne, qu’on instruisit de tout le complot. Le comte assura qu’il n’était pas difficile de le faire échouer. Ensuite, il remercia les jeunes boulevardières de leur boune volonté pour Mignonne et pour lui, déclarant qu’il les prenait toutes huit sous sa protection, et qu’il voulait payer le régal. — Je ne vous le cache pas (ajouta-t-il), que j’aime cette jolie enfant : mais elle est sage, et je n’ai pas encore attaqué sa vertu : c’est un fait certain. — Hé ! quant à vous aimerait, et que… vous m’entendez ?… pourvu qu’vous fussissiez l’seul, qu’est-ce qu’ça f’rait (dit l’épinglière) ? — Mais cela n’est pas (répondit le comte) : je ne suis pas riche ; je ne puis me marier par cette raison, d’une manière avantageuse, dans ma condition : encore moins épouserais-je une fille comme Mignonne ; ce serait me déshonorer aux yeux du monde : mais je l’aime tendrement ; si elle trouve un parti, je ferai quelque chose pour elle ; et afin que son mari futur ne puisse jamais rien lui reprocher, à mon sujet, il ne faut pas que je la voie jamais chez moi, ou ailleurs en particulier : mais devant tout le monde, je ne me refuserai pas ce plaisir-là. Que je suis fâchée que vous soyez comte (lui dit Mignonne la larme à l’ail) ! je serais peut-être un jour votre femme ! car je vous aime de tout mon cœur ; je ne vous l’ai jamais dit, mais je le fais aujourd’hui, devant mes bonnes amies, et devant leurs honnêtes amoureux, afin que vous le sachiez, et eux aussi. Je ne veux point de parti ; conservez-moi vos bontés ; je serai pour vous tout ce qu’il vous plaira ; je n’en fais pas la fine ; et quoique je sois sage, oui, je serai tout pour vous : mais vous êtes le seul homme qui le soyez, et qui le serez jamais pour moi.

À ce discours, toutes ses amies, qui n’étaient pas des Lucrèces, se levèrent pour l’embrasser. — Oui, oui, tu f’ras ben d’aimer un si honnête homme. — Le comte remercia Mignonne, en l’assurant qu’il n’abuserait pas de sa prévention pour lui.

La bonne chère, le vin, la présence de leurs galants, avaient mis le cœur sur la main à toutes ces filles. Le comte, curieux de savoir leurs aventures, vit que c’était là le moment de les faire parler ; il leur proposa de raconter leurs histoires, pour l’édification de Mignonne, qui sans doute y trouverait à profiter. — Ha ! je l’crois (dit l’épinglière) : all’y verra comment est-ce qu’i’faut s’conduire, quand un brave homme vous aime, et qu’il a des bontés pour nous. Et pour vous prouver ça, c’est que je m’en vas c’mencer, moi, à vous faire ma’p’tite confidence, qui s’ra drôlette ; car telle qu’vous m’voyez, j’ai queûqu’un qui m’aime fort et qui en’agit ben avec moi, comme vous allez voir… Le cœur su’ la main, en cette bonne compagnie d’amies ! je n’cacherai rien.