Les Contemporaines (1884)/La petite Éventailliste

III. LA PETITE ÉVENTAILLISTE


Ha ben donc, si c’est là tout (s’écria une des plus jolies compagnes de Suzon), j’ai ben une autre histoire que ça à vous conter ! c’est moi qui a été attrapée, mais attrapée comme on n’l’est pas, par un stratagème dont on n’se s’rait jamais défié, vous savez ben !

Il y a deux ans, quand j’commençais à vendre des évantayes, j’voyais toujours derrière moi un monsieu’ d’un certain age, qui m’disait : — La jolie taille ? qu’elle est ben faite ! qu’elle est jolie ! moi, j’me r’tourna à la fin, et j’le r’garda de mauvaise humeur, à cause qu’ça m’impatientait. Et v’là qu’au bout de queuq’temps, je n’le r’vis pus. Mais en place, i’m’vint une grande vieille dame, qui m’achetait toujours quèq’ chose, qui m’faisait mette à côté d’elle au café, et qui m’payait c’que j’voulais, en bavaroises, ou aute chose Et v’là que quand nous furent ben connaissances, à ç’que j’croyais, moi, qu’a’m’dit : — Mais, mon enfant, ton commerce ne te rapporte guère ! je veux prendre soin d’toi ; je veux t’aider. — Tiens, voilà six francs. Comment es-tu logée ? — Dans la rue Saintonge, chez la crémière, dans un trou au premier su’l’derrière, où c’qu’on n’voit pas clair à midi. Ha ! ma pauvre enfant ! je veux te mettre mieux qu’ça ! je t’logerai chez moi, gratis ; tu auras une jolie chambre, à côté d’la mienne. Quitte ton trou dès aujourd’hui, je n’saurais souffris que ma petite amie soit si mal. Je remercia la bonne dame, et fus ben contente. — Tu es sage ( qu’elle continua), je le sais : c’est ce qui me donne de l’estime pour toi : viens, tu mangeras avec moi, sans qu’il t’en coûte rien : je ne demeure qu’à deux pas, dans la rue Charlot. Me v’la ben pûs contente ! J’eus du bonheur cette soirée-là ; j’vendis toutes mes pûs vilaines évantayes à six et dix sous de gain. Le soir, j’ala faire prendre ç’que j’avais chez la crémière, et comme a’ m’faisait payer d’avance, j’n’eus rien à faire qu’à lli rende sa clef. Où ç’que tu vas donc, la Mariane, me dit-elle, qu’tu m’quittes ? Dans queuqu’ bordel ? car t’es faite pour ça. Moi, je n’lli r’pondis rien, car elle est en gueule comme personne, et j’donna mon paquet à la cuisinière de ma grande vieye. — C’est donc là la sacristine ! s’mit à dire la crémière : all’ en a bén la mine, ma foi ! J’étais toute honteuse de o’qu’a’disait ça à c’te pauvre cuisinière, qui m’dit : — Laissez-la dire, et n’li répondez pas ; c’est une femme grossière, et c’est le r’gret de c’que vous quittez un trou qu’ell’ n’pourra louer à personne. Ça m’parut assez juste, et j’m’en ala. Quand j’fu’ arrivée chez la grande vieye dame, ell’m’donna une jolie chambe, comme ell’ m’l’avait promis ; nous soupimes ensemble fort bén, et j’m’ala coucher dans un bon lit, qu’elle m’dit qui était à moi. Tout allait ben. L’lendemain, après un bon déjeuner, en chocolat fait exprès, par Cheradame apotiquaire du faubourg Saint-Honoré, qui l’fait, dame ! excellent ! j’ala au boul’vard, farre mon petit commerce. Et ma grande vieye dame m’avait dit, auparavant que d’sortir : Ha çà, tu viendras dîner, ma p’tite Marianne ? Ç’n’est pas loin, viens, et n’manque pas ; car j’t’attendrai. Et moi, j’dis : Oui madame. J’vins donc dîner à l’heure. L’après-midi, la grande vieye dame vint au boul’vard, et a’m’regala de c’que j’voulus au café : j’burent du punch au rum et au rach, des deux façons. L’soir, m’voilà ben contente de m’savoir un bon souper, qui n’me coûtait rien, et un bon lit ! J’étais ben joyeuse, en m’en allant. J’fus ben reçue ; ma vieye grande dame m’embrassa, me caressa. On servit des pigeons aux p’tits pois, qu’j’avais dit qu’j’ai mais au café. J’soupa ben : j’bus un peu trop : mais c’est que l’vin était si bon !… V’là que l’souper est fini. Ah ! ça, p’tit Chap’ron-rouge, m’dit ma grande vieye, j’taime tant, que j’veux qu’tu couches avec moi. Si t’as trop chaud dans la nuit, t’iras dans ton lit. Moi, qui m’voyais si ben aimée, je n’pouvais pas lli r’fuser ça. Si hen qu’je m’coucha avec elle… Je n’vous l’cacherai pas, j’fus prise ni pûs ni moins que l’Petit Chap’ron-rouge, et le loup m’croqua ; car ma grande vieye, c’était le vieux homme qui m’faisait d’abord au paravant tant d’compliment…

J’fus ben fâchée, quand j’vis ça : mais i’m’fit tant d’bien, tant d’presens, que j’lui pardonna ; vu qu’i’ne r’commença pus, et qu’i’m’a promis de m’marier avec M. Delépine, que v’là, et qui sait ben que ç’n’est pas ma faute.

Le comte éclata de rire, et la petite bouquetière se mit à chanter la ronde célèbre :


Je n’eus jamais laissé faire
Un autre que le curé :
D’un autre que du vicaire,
Je ne l’eus pas enduré :
C’est la faute du vicaire ;
C’est la faute du curé. (bis les 2).

Le premier fut le vicaire ;
Non, c’est je crois le curé.
Oui… non… je ne le sais plus guère
Qui fut ce dénaturé !
C’est la faute du vicaire, etc. (bis).

Respect de leur caractère,
Leur enfant m’est demeuré.
Cet enfant est du vicaire,
Si ce n’est pas du curé.
C’est la faute du vicaire, etc. (bis).

Sans ce diable de vicaire,
Et sans ce chien de curé,
J’épousais l’apothicaire,
Qui piquait bien à mon gré !
C’est la faute du vicaire, etc. (bis).

Tout le monde répéta le refrain à chaque couplet, en dansant et folatrant autour du comte : ensuite la chanteuse raconta son histoire :