Les Conflits des pouvoirs publics sous l’ancien régime/02

Les Conflits des pouvoirs publics sous l’ancien régime
Revue des Deux Mondes3e période, tome 28 (p. 165-182).
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LES
CONFLITS DES POUVOIRS PUBLICS
SOUS L’ANCIEN RÉGIME

II.[1]
LE ROLE DES PARLEMENS DANS LES PRÉLUDES DE LA RÉVOLUTION.


I

Louis XIV savait par l’expérience de sa jeunesse à quels dangers les régences exposaient le pouvoir royal et le repos du royaume. Il voulut les prévenir en réglant les conditions du gouvernement intérimaire qui devait après sa mort présider aux destinées du pays, et par. son testament il institua un conseil dont il donna la présidence, avec voix prépondérante, à Philippe, duc d’Orléans, son cousin et son gendre de la main gauche, ce prince ayant épousé en 1692 Mlle de Blois, fille légitimée de Mme de Montespan. La faible santé de Louis XV, alors âgé de cinq ans, laissait au duc d’Orléans l’espoir de saisir la couronne. Il avait l’ambition traditionnelle des branches cadettes, des ressentimens à venger[2], et le jour même de la mort du grand roi, il fit cerner le Palais de Justice, comme l’avait fait d’Épernon, par le régiment des gardes, qui était devenu la légion prétorienne de la monarchie. La plupart des présidens et des conseillers étaient gagnés d’avance, comme si les coups d’état devaient toujours trouver en France des complices parmi ceux à qui la garde des lois est confiée. Philippe leur demanda la régence pour lui seul, en ajoutant : « J’ose assurer, messieurs, que je saurai la mériter par mon zèle pour le service du roi, par mon amour pour le bien public et surtout étant aidé de vos bons conseils et de vos sages remontrances. » — Le testament fut cassé, Philippe proclamé régent, et quinze jours après il rétablissait le droit de remontrances[3].

Les deux pouvoirs étaient les obligés l’un de l’autre ; dans les premiers momens, ils marchèrent en parfait accord ; mais la bonne entente fut rompue par le système de Law. A côté de beaucoup d’erreurs, ce système contenait sur le crédit public, la mobilisation et la circulation des valeurs, la production de la richesse, des vues justes et neuves dont la science financière moderne a profité. Le régent fut séduit comme les Parisiens, toujours faciles à s’enthousiasmer pour ceux qui font briller à leurs yeux le mirage de bénéfices fantastiques ; seul au milieu de l’engouaient général, le parlement comprit que le régent, qui favorisait les plus aventureuses opérations de Law en croyant organiser le crédit, n’organisait que la banqueroute, et n’enrichissait que les fripons de conséquence. De 1716 à 1721, il ne cessa de signaler par ses remontrances et de condamner par ses arrêts les manœuvres empiriques et souvent frauduleuses à l’aide desquelles le gouvernement s’efforçait, comme on dit aujourd’hui, de soutenir l’affaire.

Le 19 juin 1718, parut sur la refonte des monnaies un édit désastreux qui masquait une indigne escroquerie, sous les apparences d’avantages considérables offerts au public. Le parlement protesta vigoureusement, et le chancelier d’Argenson lui apprit en ces termes comment le régent entendait s’éclairer de ses bons conseils : « Il semble que le parlement a porté ses entreprises jusqu’à prétendre que, sans son aveu, le roi ne peut rien, et que le parlement n’a pas besoin du consentement et de l’ordre du roi pour ordonner ce qui lui plaît. Ainsi, le parlement pouvant tout sans le roi, et le roi ne pouvant rien sans son parlement, celui-ci deviendrait bientôt législateur du royaume, et ce ne serait plus que sous son bon plaisir que sa majesté pourrait faire savoir à ses sujets quelles sont ses intentions. »

Les magistrats n’en continuèrent pas moins d’exercer sur toutes les opérations du Système la surveillance la plus sévère. En 1720, ils refusèrent d’enregistrer l’édit qui convertissait la compagnie des Indes en compagnie de commerce. Le gouvernement répondit par des lettres de cachet qui les exilaient à Pontoise ; mais au XVIIIe siècle, dans ce siècle rénovateur si grand par certains côtés de son histoire, la corruption et la frivolité ne perdaient jamais leurs droits. Le soir du jour où l’exil fut signifié, le régent, qui voulait rester en bons termes avec messieurs de la cour, afin de se ménager l’avenir, envoya 200,000 livres au procureur-général, qui les accepta avec reconnaissance, et une somme plus forte au premier président pour sa table. Pontoise devint un pays de cocagne ; le monde élégant de Paris s’y rendit en foule, dit Duclos, et les visiteurs y trouvèrent le triple avantage de faire une partie de campagne, un bon dîner chez les exilés et un acte d’opposition au gouvernement, ce qui a toujours été de bonne compagnie chez nous.

Les querelles commencées sous la régence se continuèrent presque sans trêve pendant le règne de Louis XV, soit au sujet des affaires administratives, financières et juridiques, soit au sujet de la bulle Unigenitus. Enregistrée en 1713, c’est-à-dire à une époque où le droit de remontrances était enlevé au parlement, cette bulle, lorsque ce droit lui fut rendu, réveilla les querelles théologiques qui avaient troublé le règne de Louis XIV. Le parti janséniste, auquel appartenait la grande majorité des membres de la haute magistrature parisienne, refusait d’y souscrire, et en appelait au futur concile, parce qu’il n’admettait pas l’infaillibilité du pape agissant de son autorité privée. Les molinistes, au contraire, qui comptaient dans leurs rangs la plus grande partie du clergé et les jésuites, l’acceptaient comme article de foi, et voulaient la faire reconnaître au double titre de loi de l’église et de l’état.

Le pape, disait le parlement, ne peut introduire de nouveaux articles de foi dans la tradition catholique, sans consulter l’église universelle réunie en concile œcuménique ; le roi ne peut ériger la bulle en loi du royaume, sans porter une grave atteinte aux libertés gallicanes. Cette bulle d’ailleurs, par des interprétations abusives, prête à ceux qu’elle condamne des opinions qu’ils n’ont jamais eues, et contre lesquelles ils sont les premiers à protester : les contraindre à s’y soumettre serait attenter à leur conscience et commettre un acte de tyrannie.

Le pape, disaient à leur tour les molinistes, n’introduit aucune nouveauté dans la tradition. Le jansénisme n’est qu’une hérésie déguisée qui renouvelle Pelage et Calvin. Les conciles l’ont condamnée vingt fois, et la bulle ne fait que confirmer leurs canons. Le roi est le fils aîné de l’église, son premier devoir est de la défendre, il y est engagé par le serment du sacre, — et lui-même se mettrait en révolte ouverte contre elle, s’il ne donnait pas à ses décrets la sanction du pouvoir qu’il tient de Dieu.

Le fond de la dispute, il n’est pas besoin de le rappeler, roulait sur la grâce, le libre arbitre et la prédestination. Il n’était pas donné à des légistes de porter la lumière dans ces ténébreuses questions, quand les plus grands esprits de l’église n’avaient jamais pu les résoudre que par des subtilités scolastiques qui prêteront éternellement à la controverse. En voulant rendre la bulle obligatoire par ordonnance royale, les molinistes sortaient de la théologie et soulevaient les plus graves problèmes des sociétés humaines ; ils touchaient à la liberté de conscience, aux rapports de l’église et de l’état, au pouvoir du pape et du roi. On n’avait pas oublié les persécutions de Louis XIV, la destruction de Port-Royal, la violation de ses tombeaux, les honteuses victoires remportées par le grand roi sur des pierres et des ossemens. L’ombre du père Letellier se dressait derrière l’archevêque de Paris ; on se sentait menacé, et dans la population civile chacun tenait à honneur d’être janséniste, sans s’inquiéter de savoir ce qu’était le jansénisme, et se rangeait du côté du parlement, parce qu’il combattait le corps épiscopal, qui favorisait le despotisme civil pour exercer sans obstacle le despotisme religieux. Ce sont les mots de l’époque[4].

Avant d’administrer les sacremens : mariage, communion, extrême-onction, les curés molinistes de Paris exigeaient de leurs paroissiens un billet de confession constatant qu’ils n’étaient pas infectés de l’esprit de la secte, ou, à défaut de billet, une solennelle adhésion à la bulle Unigenitus. Aussitôt que ces exigences se produisaient, le parlement, qui les avait interdites par de nombreux arrêts, mandait à sa barre le curé réfractaire, le décrétait de prise de corps ou l’exilait. Lorsqu’il paraissait un bref ou un mandement épiscopal, il supprimait le bref, interjetait appel comme d’abus, et entamait des poursuites contre l’évêque[5]. Cet appel, qui n’est plus qu’une pure formalité comportant un simple blâme, avait sous l’ancien régime un caractère rigoureusement coercitif, car il entraînait la saisie du temporel, c’est-à-dire le séquestre des biens ecclésiastiques dont les revenus tenaient lieu des traitemens que l’état fait aujourd’hui au clergé. Les évêques en appelaient au conseil du roi, qui cassait les arrêts du parlement ; celui-ci, à son tour, cassait les arrêts du conseil. Louis XV, tiraillé entre Rome, l’épiscopat et la magistrature, ne savait quel parti prendre. Quoiqu’il détestât les jansénistes, par la seule raison que Louis XIV les avait détestés et persécutés, il usait envers eux d’une assez grande modération, et demandait avant tout aux deux partis de garder à l’égard de la bulle un silence respectueux. C’était parler à des sourds.

Au mois de mars 1752, le parlement décréta de prise de corps, pour refus de sacremens, le curé de Saint-Étienne-du-Mont. Son arrêt ayant été, comme toujours, cassé par le conseil, il présenta le 15 avril des remontrances où il cherchait à prouver, en rejetant sur le clergé la responsabilité de la crise, qu’elle ne pouvait se prolonger sans mettre en péril la monarchie et le catholicisme : « L’impiété, disait-il non sans raison, s’est servie des discussions qui règnent entre les ministres de la religion pour attaquer la religion même. L’incertitude qui s’introduisait sur ce qui établit la légitimité de la foi a été le moyen qu’elle a employé pour s’insinuer dans les esprits, » et il ajoutait « qu’en laissant le clergé moliniste décider arbitrairement des causes qui pouvaient exclure de la participation aux biens de l’église, on le rendait l’arbitre de l’état et de la fortune des citoyens, car il pouvait mettre l’interdiction aux sacremens à telles conditions qu’il lui plairait. Le refus de les accorder était en outre une excommunication déguisée qui dénonçait aux yeux du peuple les fidèles qui en étaient l’objet, et les diffamait publiquement. »

Louis XV se contenta de répondre qu’il renouvelait ce qu’il avait déjà prescrit pour imposer silence sur des querelles que l’on voulait faire renaître. — Les querelles recommencèrent tout aussitôt. Le 9 avril 1753, le parlement fut exilé à Pontoise, et remplacé par une chambre royale. Les Parisiens se montrèrent fort irrités. Le roi pouvait résider avec la cour à Versailles, à Choisy, à Fontainebleau ou partout ailleurs, ils ne s’en plaignaient pas, et l’on eût dit qu’ils se sentaient plus libres ; mais ils tenaient au parlement, comme les Romains au Capitole. L’exiler, c’était les frapper au cœur, leur enlever le seul pouvoir qui pût les défendre contre l’arbitraire. On accabla la chambre royale de tant d’épigrammes et de mépris qu’elle fut dissoute et le parlement rappelé le 17 août 1754. Sa rentrée donna le signal d’une nouvelle lutte, et d’une lutte d’autant plus grave qu’elle allait mettre en cause le principe même de la monarchie.


II

Par une remarquable coïncidence, le parlement se jeta résolument dans les voies révolutionnaires au moment où paraissaient les premiers volumes de l’Encyclopédie, le Discours sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes, le Contrat social, le Tableau économique, c’est-à-dire durant la période qui s’étend de 1752 à 1765. Complice inconscient des philosophes dont il faisait brûler les livres, il encourageait par son exemple « le fanatisme contre l’autorité du roi, qui était, dit Barbier, général dans Paris, » et ralliait dans une opposition commune « tous ceux de la secte janséniste ou un peu républicains. » Un abîme de jour en jour plus profond se creusait entre la couronne et la nation, lorsque la guerre de sept ans vint l’approfondir encore.

Un édit de mai 1749 avait créé une caisse d’amortissement ; un nouvel édit du 7 juillet 1756 en confirma l’existence. Elle devait recevoir une somme annuelle de 44 millions ; mais les millions prirent une autre route. Des impôts onéreux furent établis. Les traitans profitèrent du prétexte de la guerre pour pressurer indignement les contribuables et voler sur un seul bail des fermes 74 millions. On acceptait sans trop se plaindre les sacrifices nécessités par les besoins réels et prouvés de l’état ; mais on ne voulait pas des dépenses « qui entretenaient la mollesse et la volupté[6] ; » on ne reconnaissait pas à Louis XV le droit de disposer de la fortune publique comme d’une propriété privée. Les provinces, qui supportaient des charges énormes, sans profiter comme Paris des vices et du luxe d’une société corrompue et prodigue, éclataient en murmures. — Leurs parlemens multipliaient les remontrances : « Le royaume le plus florissant de l’univers, disaient-ils, penche vers sa chute… Les maux sont à leur comble et présagent l’avenir le plus effrayant[7]. La progression des impôts est poussée à un tel excès qu’elle ne peut avoir de terme que la destruction de la monarchie. » En 1756, ils formèrent, comme au temps de Mazarin, sous le nom d’union des classes, une alliance offensive et défensive avec le parlement de Paris, parce qu’ils se regardaient tous comme les membres d’un seul et même corps, dont ce parlement était la tête, de même que la tour du Louvre était au moyen âge le chef souverain de tous les fiefs du royaume. La ligue et la fronde renaissaient sous une nouvelle forme, mais dégagées de l’alliance compromettante des ambitions princières et des passions religieuses. La monarchie devait en ressentir un ébranlement profond[8] ; mais à qui la faute ?

Le gouvernement ayant imposé un droit d’entrée sur toutes les villes, le parlement de Besançon fit défense aux agens du fisc d’en opérer le recouvrement sous peine de mort. Des lettres de cachet décrétant l’exil ou la prison furent décernées contre trente-deux conseillers. La plupart des parlemens du royaume, celui de Paris en tête, prirent leur parti, et le 24 mai 1759 il présentait pour les défendre des remontrances qui étaient comme la préface de la déclaration des droits de l’homme. Tout en protestant encore de son respect pour la personne sacrée du roi, il démentait ce respect par la fierté de ses paroles. Il ne se borne plus, en effet, comme par le passé, à donner des avis sur un fait particulier, à discuter des édite bursaux, à demander l’élargissement des magistrats incarcérés il s’élève des faits particuliers à l’examen des principes, et c’est le pouvoir royal lui-même qu’il met en cause. Il en cherche l’origine en fixe les limites et demande, en invoquant les droits de la nation, en attaquant les irrégularités du pouvoir absolu, si le roi est le seul maître, s’il suffit qu’il parle et qu’il veuille pour être obéi. Louis XV ne s’abuse pas sur la portée de ce langage. Il n’ordonne plus de garder le silence sur ses édita ; il cherche à justifier son pouvoir. « La plénitude et l’universalité de l’autorité existent, dit-il dans sa personne ; il en use comme il le juge convenable, et le droit de la nation n’est point distinct des lois dont il est la source et le principe[9]. »

La question des finances, en soulevant de continuels conflits, ramenait à tout instant la discussion sur les irrégularités du pouvoir absolu. En 1756, sur un budget de 312 millions, Louis XV en avait prélevé 117 au moyen des acquits au comptant[10], sorte de mandats à vue en usage depuis François Ier, qui ne portaient que la signature royale le chiffre de la somme à payer, sans aucune indication sur la nature du crédit, et que les trésoriers généraux brûlaient à la fin de chaque année, en présence du roi. Le parlement de Paris en 1760 protesta dans les termes les plus sévères contre un abus aussi criant, et profita de l’occasion, pour attaquer plus vivement encore l’autorité arbitraire qui présidait aux opérations financières « Il est temps, disait-il, de faire régner l’ordre dans les finances de l’état et de mettre des bornes fixes et invariables au chiffre toujours croissant de dépenses inconnues. » L’opinion publique et la magistrature des provinces le soutenaient avec une grande énergie, mais plus elles insistaient sur la nécessité des réformes, plus Louis XV s’obstinait dans une résistance aveugle. Poussé par les coteries de la cour qui lui représentaient le parlement comme un corps indisciplinable, ennemi déclaré de l’autorité royale, il promulguait en décembre 1760 un édit où il affirmait de nouveau avec aigreur son omnipotence absolue. « Les parlemens, disait-il, élèvent leur autorité à côté et même au-dessus de la nôtre et réduisent notre pouvoir législatif à la seule faculté de leur proposer nos volontés, en se réservant d’en empêcher l’exécution. Ils agissent sous notre nom contre nous-même, et ils ont su faire au peuple une loi de la désobéissance… Nous les avons vus enfanter successivement des idées nouvelles, se livrer plusieurs fois des interruptions et des cessations de service, donner des démissions combinées et nous disputer ensuite le droit de les recevoir… Nous leur défendons de se servir des mots d’unité, d’universalité, de classes, et leur rappelons que nous ne tenons notre couronne que de Dieu. » Le parlement fit des remontrances et reçut du roi une réponse très sèche. Le 4 décembre, il rendit un arrêt contre la réponse ; le roi lui répondit le jour même plus sèchement encore. Le 5 il rendit un nouvel arrêt, et le 7 un lit de justice le contraignit à biffer sur ses registres le texte des remontrances.

Le lit de justice ne fit qu’envenimer la lutte ; elle durait encore lorsque la paix dite honteuse fut signée le 10 avril 1763. Pendant sept ans la nation avait été soumise aux plus durs sacrifices ; elle n’en avait recueilli que des désastres, et, lorsqu’elle espérait des jours meilleurs, elle apprit, par un édit et une déclaration du même mois, que les impôts de guerre, vingtièmes et capitation, étaient prorogés pour plusieurs années au mépris des engagemens les plus formels ; que de nouveaux impôts étaient établis et des doublemens appliqués comme la superindiction romaine à une foule d’anciennes taxes. Louis XV, dans le préambule de l’édit, cherchait à s’excuser, il parlait du soin qu’il avait mis à ne choisir que les impositions les moins onéreuses, en attribuant aux malheurs des temps la nécessité où il se trouvait de faire peser sur ses sujets de nouvelles charges. Aussitôt les parlemens de Paris, de Rouen de Rennes, de Bordeaux, de Toulouse, de Provence, de Franche-Comté, la cour des aides, les chambres des comptes jetèrent le cri d’alarme et dressèrent contre le roi un véritable acte d’accusation : « Sire, disaient-ils dans leurs remontrances[11] dont nous reproduisons textuellement quelques phrases, on ose vous proposer de violer ce qu’il y a de plus sacré sur terre, votre parole royale. On vous représente les lois comme un obstacle qui borne votre puissance, on vous cache qu’elles en assurent la durée. Votre majesté donne à ses peuples l’assurance qu’elle ne veut régner que par les lois et les formes sagement établies dans le royaume ; et cependant, au lieu des lois, c’est une volonté arbitraire et flottante qui dirige tout. On veut forcer la magistrature à abandonner à ses oppresseurs les derniers restes d’une liberté qu’elle ne peut défendre. Le peuple est égaré dans un dédale d’impôts destructeurs dont le nombre s’est tellement accru et s’accroît tellement tous les jours qu’il est presque aussi difficile de les énumérer que de les acquitter. Ces impôts ont ruiné les contribuables, sans enrichir l’état. La paix est aussi redoutable que la guerre. D’immenses richesses, une opulence monstrueuse, ne peuvent assouvir, chez d’infâmes traitans, la soif d’acquérir. Ils insultent à la misère publique, et donnent par leur faste la preuve de leurs malversations. La situation empire chaque jour, et ce n’est plus à la justice du roi, mais à sa pitié que s’adressent ses sujets. »

Ce fier langage n’était que trop justifié. Les parlemens de province citaient à l’appui de leur dire des faits lamentables, et montraient les campagnes dépeuplées par l’émigration, la terre stérilisée par le fisc cessant de produire, comme si le soleil avait cessé de briller, les cultivateurs hors d’état de payer l’impôt, et de nourrir leurs familles. Ce sombre tableau n’était point chargé. Depuis le commencement du règne, la disette avait été permanente. Dans le ressort de Pau, la disparition de l’argent avait forcé les campagnards à revenir aux échanges en nature. En 1739, le duc d’Orléans avait porté au conseil un morceau de pain de fougère, et l’avait posé sur la table en disant : « Sire, voilà ce que vos sujets mangent[12]. » En 1751, les bestiaux étaient si rares que le fournisseur de l’Hôtel-Dieu de Paris ne put se procurer l’approvisionnement de cette maison.

Qu’avait fait le gouvernement pour soulager ces misères ? se demandaient les parlemens, et ils partaient de là pour soumettre à la plus judicieuse critique tout le système de l’impôt, en signaler les vices, dénoncer les malversations, l’impitoyable dureté des commis[13] et montrer que la ruine du trésor et des sujets avait pour cause première la faculté que s’attribuait le roi d’imposer et de dépenser arbitrairement, sans accepter aucun contrôle. Pour mettre leurs actes d’accord avec leurs paroles, ils refusèrent d’enregistrer les édits bursaux promulgués depuis la signature de la paix. Le roi, pour les y contraindre, envoya le maréchal de Richelieu à Pau, le duc d’Harcourt à Rouen, le sieur du Mesnil à Grenoble, etc. ; les troupes furent mises sous les armes, les salles d’audience envahies, les magistrats violemment arrachés de leurs sièges. Le sang coula dans le Dauphiné, et l’exemple des émeutes révolutionnaires fut donné aux Parisiens en 1763 par les populations des provinces qui firent partout cause commune avec les magistrats.

L’opposition du parlement de Paris, comme chef de l’union des classes, lui avait acquis une immense popularité ; elle s’accrut encore lorsqu’il eut enregistré l’édit du 24 novembre 1764, qui supprimait l’ordre de Jésus. Mais il était à la fois, corps politique et corps judiciaire, et à ce dernier titre il était resté le représentant attardé des tribunaux du moyen âge. Deux fois dans la même année en 1766, il jeta sur l’échafaud deux victimes, Lally-Tollendal et de la Barre, dont le sang a laissé sur son histoire une de ces taches que les siècles n’effacent pas. La conscience publique fut révoltée. Le nom de bourreaux de la Tournelle circula de nouveau dans les foules, et Louis XV jugea que le revirement de l’opinion lui permettrait de frapper un coup décisif sans provoquer aucun trouble : il s’y prépara de longue main ; mais la nomination de l’abbé Terray, créature de la Du Barry, au contrôle général des finances en 1769, rendit au parlement son ancienne popularité. Cet habile escroc, que Mirabeau appelle un monstre, et qui n’avait du prêtre que la tonsure, inaugura son entrée aux affaires par des opérations qui violaient effrontément les lois les plus élémentaires de l’équité. Les cours souveraines firent des remontrances, le roi tint un lit de justice, et le parlement de Paris suspendit ses fonctions, aux applaudissemens du public. Après divers incidens qu’il est superflu de rappeler ici, il fut exilé en masse par lettres de cachet le 20 janvier 1771, et remplacé par le conseil d’état. Le 13 avril suivant, le roi abolissait la cour des aides, supprimait avec remboursement les offices vénaux et héréditaires de la magistrature de Paris, auxquels il substituait des offices viagers et gratuits a sa nomination, et créait un nouveau parlement, composé en grande partie de membres du grand conseil. Les parlemens de province furent également supprimés et réorganisés la même année.

Le chancelier Maupeou, qui conduisit cette grave affaire, avait été premier président à Paris. En 1755, il avait signé des remontrances très sévères dont Louis XV s’était montré fort irrité. Devenu ministre, il oublia comme tant d’autres en arrivant au pouvoir ses principes et son passé, et poursuivit avec acharnement la destruction de la compagnie à laquelle il avait appartenu et qu’il avait encouragée dans sa résistance. La nouvelle constitution de la magistrature réalisait des réformes importantes. En abolissant la vénalité, Maupeou pouvait dire avec raison « qu’il rétablissait les tribunaux dans leur dignité première et leur véritable noblesse. » Il en ouvrait l’accès à tous les citoyens ; il défendait aux juges, en leur assurant un traitement fixe, de « prendre des parties aucune rétribution sous le nom d’épices, vacations et autres dénominations quelconques. » Le nombre des ressorts et des appels était diminué, ce qui épargnait aux plaideurs des déplacemens et des frais considérables. La simplification de la procédure complétait les grandes ordonnances de L’Hôpital et de Louis XIV ; mais ces mesures, excellentes au point de vue judiciaire, servaient à masquer un coup d’état. Maupeou voulait mettre la couronne hors de greffe, et, tout en laissant à la nouvelle magistrature le droit de remontrances, il l’entourait de tant de restrictions qu’il en rendait l’exercice complètement illusoire. Les dernières voix qui pouvaient s’élever librement étaient étouffées, et les améliorations, quelque avantageuses qu’elles fussent, ne compensaient pas aux yeux du pays les inconvéniens du silence.

L’indignation fut générale ; on donna comme une flétrissure le nom du ministre au nouveau parlement. La cour des aides, les chambres des comptes des provinces, les chambres de commerce, les bailliages, les élections, un grand nombre de municipalités unirent leurs protestations à celles du parlement. Maupeou, conspué, chansonné, accusé « d’une ambition venimeuse mêlée d’une frénésie de bassesse, » comparé à Séjan, aux maires du palais, au Grand Turc, fit distribuer pour se défendre quatre-vingt-seize brochures, qui toutes lui attirèrent de vertes répliques. Une discussion passionnée s’engagea dans des pamphlets que la police s’efforçait en vain de saisir[14]. « Si votre résistance n’avait pas un terme, avait dit le ministre aux parlementaires, vous ne seriez plus les officiers du roi, mais ses maîtres. » — « Quelle est donc cette résistance ? répondaient les publicistes, une résistance purement passive, qui se borne à l’inaction, à ne pas consentir l’injustice, à opposer non la force qui combat, mais la conscience qui arrête, mais la prière, les supplications, le cri toujours subsistant des lois… » Les écrivains ne se bornaient pas à flétrir les édits de suppression et le maire du palais qui les avait contre-signés ; ils remuaient toute notre histoire pour prouver que les premiers Francs n’avaient jamais subi de pareils outrages, que les libertés de la nation étaient au-dessus de toute atteinte. Le roi, disaient-ils, a cédé à un mouvement de colère, et ils rappelaient cette phrase du Songe du Verger éprit par ordre de Charles V : « La colère des rois est un présent de la mort. » Les mots qui serviront de ralliement aux hommes de 89 : libertés publiques, civisme, droits sacrés de la nation, esclavage, dépôt inaliénable des lois, reviennent à tout instant sous leur plume. Une nouvelle langue s’est formée, et la révolution, qui avait posé ses prémisses dans la magistrature par l’union des classes, a fait un pas en avant.

Des livres qui datent de notre temps même accusent le parlement d’avoir contribué, sous Louis XV autant et plus peut-être que les philosophes à ébranler la monarchie, à briser les ressorts du gouvernement. Mais parler ainsi c’est dire que Louis XV pouvait tout oser sans qu’il fût permis, même aux gardiens des lois, de l’avertir et de se plaindre ; c’est réhabiliter Dubois, Terray, Pompadour, Du Barry, les lettres de cachet, le gaspillage des finances ; c’est admettre, comme l’a écrit Louis XIV, « que la volonté de Dieu est que quiconque est né sujet doit obéir sans discernement, et qu’il y a toujours plus de mal à contrôler qu’à supporter les mauvais gouvernemens dont Dieu seul est juge[15]. » Si les ressorts de la monarchie ont été brisés, c’est qu’en refusant à la nation ce qu’elle demandait de légitime, la royauté l’a poussée à tout exiger et à tout prendre.


III

Louis XVI, en montant sur le trône, était animé des meilleures intentions. Il avait toutes les vertus privées qui manquaient à ses prédécesseurs ; en d’autres temps, elles auraient assuré sa gloire ; mais, comme Louis le Débonnaire, il se trouvait jeté au milieu d’une de ces crises redoutables où les qualités même des rois se tournent contre eux ; son malheur fut de régner au moment où la monarchie s’écroulait, condamnée comme le paganisme par son âge, damnata vetustate. L’affaiblissement des idées religieuses avait changé l’objectif de la vis et remplacé le problème du bonheur éternel par le problème du bonheur terrestre. Le droit divin, c’est-à-dire le plus ferme appui du trône capétien, était ruiné sans retour. Pour les hommes qui dirigeaient l’opinion, il n’y avait de divin que la Divinité, de souverain que la justice. Louis XVI fut sommé de réaliser les principes qui étaient devenus l’Evangile des temps nouveaux, d’associer ses sujets à l’exercice de la souveraineté, de réformer l’impôt, de liquider la dette, en un mot d’organiser la monarchie sur les bases d’un droit qui était la négation complète du droit ancien. Le malheureux prince se trouvait comme emprisonné entre cette perpétuelle contradiction. La lutte était engagée entre le passé et l’avenir. Quelque résolution qu’il prît, fût-ce même les meilleures, il rencontrait toujours des obstacles, il semblait même les créer à plaisir en défendant les doctrines de ses prédécesseurs, en affirmant comme Louis XV la plénitude et l’universalité de son pouvoir, et l’on eût dit qu’il était voué à la fatalité qui dans le drame antique poursuit les races royales maudites par les dieux[16].

Pour satisfaire l’opinion, et rendre en même temps hommage à la tradition monarchique, Louis XVI rétablit le parlement, malgré l’avis de Turgot, le 12 septembre 1774. La plupart des conseillers et des présidens appartenaient à d’anciennes familles de robe ; ils héritaient des préjugés de leurs ancêtres, en même temps que de leurs charges, et, comme toutes les corporations puissantes qui s’attachent au passé parce qu’elles lui doivent leur grandeur, le parlement se montra plein de défiance pour les réformes[17] : conversion de la corvée personnelle en prestations en argent, payables par les propriétaires fonciers, suppression des. maîtrises et des jurandes, abolition de la torture, établissement des assemblées provinciales. Il fallut pour les faire enregistrer des lettres de jussion et des lits de justice ; mais ce n’étaient pas des réformes partielles, toutes sages qu’elles fussent, qui pouvaient prévenir l’effondrement de l’ancien régime. L’organisation politique et sociale restait la même ; la société était toujours fondée sur la hiérarchie des castes et le privilège ; le roi était toujours le roi du sacre et de la délégation divine. Ses actes portaient toujours la vieille formule : de notre certaine science, pleine puissance et autorité royale. Il disposait toujours en maître irresponsable de la fortune publique ; ses ministres étaient restés omnipotens comme lui. La lutte, sous le précédent règne, s’était engagée sur la question du pouvoir absolu, elle se posa dans les mêmes termes.

La guerre d’Amérique avait laissé après elle un déficit considérable. L’assemblée des notables tenue à Versailles le 22 février 1787 s’était séparée sans rien résoudre, et les aveux du contrôleur général de Calonne sur la situation du trésor avaient déchiré le bandeau qui couvrait tous les yeux. Le mot de banqueroute circulait vaguement ; il fallait à tout prix trouver des fonds. Deux édits sur le timbre et la subvention territoriale furent enregistrés en lit de justice, le 6 août, et, comme si le gouvernement eût pris à tâche d’irriter l’opinion, le chancelier signifia au parlement « que le roi était le seul administrateur de son royaume ; qu’il devait transmettre à ses descendans son autorité telle qu’il l’avait reçue de ses augustes ancêtres et qu’il ne souffrirait pas qu’il y fût porté la moindre atteinte. » Le lendemain le parlement rendit un arrêt déclarant que tout ce qui s’était fait dans le lit de justice était nul et non avenu ; le 15, il recevait un ordre d’exil. Son absence de Paris excitait toujours un grand mécontentement, non-seulement au point de vue politique, mais aussi au point de vue du commerce de détail, car les marchands perdaient la clientèle des plaideurs, clientèle importante, puisque le ressort s’étendait sur 10 millions d’habitans. Louis XVI, qui craignait sa bonne ville, leva la consigne. Messieurs de la cour, comme on disait alors, furent rappelés, et le 19 novembre le chancelier leur présenta deux édits portant création d’emprunts graduels et successifs pendant cinq ans. Le roi se rendit dans la salle des séances, et prononça, comme dans le lit de justice du 6 août, un discours qui ne pouvait qu’irriter des esprits déjà surexcités : « Je ne souffrirai jamais, dit-il, qu’on me demande avec indiscrétion ce qu’on doit attendre de ma sagesse et de mon amour pour mon peuple. » Le chancelier, pour rendre la leçon plus blessante encore, ajouta : « Au roi seul appartient la puissance souveraine. Le pouvoir législatif réside dans sa personne, sans dépendance et sans partage. Il n’est comptable qu’à Dieu seul du pouvoir suprême. » C’était un nouveau défi jeté à l’opinion. L’édit fut discuté pendant sept heures. Le premier président recueillit les voix, et il se disposait à les compter, lorsque le garde des sceaux, s’autorisant de la présence du roi, transforma la séance en lit de justice et ordonna l’enregistrement pur et simple. Le duc d’Orléans, qui siégeait comme pair et prince du sang, les conseillers Duval d’Epréménil et Goislard réclamèrent en termes irrités contre cette surprise. Le duc fut exilé le soir même dans sa terre du Raincy, et les deux conseillers enlevés la nuit de leur domicile. Le parlement attendit en silence l’occasion de prendre une revanche éclatante, et le 8 avril 1788, au moment où les emprunts étaient ouverts, il déclara qu’ils étaient illégaux, attendu que l’enregistrement avait été fait par trahison, et que la simple volonté du roi n’était pas une forme nationale. Le 4 mai suivant, d’Epréménil et Goislard rendirent compte à toutes les chambres assemblées des mesures qui avaient été prises contre eux. La cour rédigea séance tenante des remontrances où les ministres étaient fort maltraités. « Si le roi suivait leurs maximes, disait-elle, les rois ne régneraient plus par la loi, mais par la force, sur des esclaves, substitués à des sujets. » La délibération se prolongea pendant la nuit, et sur les onze heures le régiment des gardes françaises entoura le palais de justice, et en ferma toutes les issues comme au temps de d’Êpernon et du régent, car rien n’était changé dans les traditions monarchiques, que le 18 brumaire et le 2 décembre n’ont fait d’ailleurs, que continuer. Le capitaine d’Agoust exhiba des ordres, qui enjoignaient de lui livrer d’Epréménil et Goislard. « Nous sommes tous d’Epréménil et Goislard, répondirent les parlementaires. Si vous voulez les enlever, enlevez-nous tous. » D’Agoust s’arrêta devant cette imposante manifestation, mais en disant qu’il avait l’ordre d’employer la force s’il était besoin. Les deux conseillers se nommèrent, et furent emmenés par les gardes[18].

Dans ces graves occurrences, Louis XVI fit exactement ce que Louis XV avait fait en 1771. Le 8 mai, il tint un lit de justice, et dans le discours d’ouverture il affirma comme toujours son omnipotence absolue. « Le parlement, dit-il, a osé élever l’opinion de chacun de ses membres à la hauteur de ma volonté[19]. Les parlemens de province se sont permis les mêmes prétentions et les mêmes entreprises. Je dois à mes peuples, je me dois à moi-même, je dois à mes successeurs d’arrêter de pareils écarts. » Le chancelier fit connaître ensuite les dispositions d’une ordonnance qui réorganisait l’ordre judiciaire, enlevait le droit d’enregistrement à tous les parlemens du royaume y compris celui de Paris, et le transférait à une cour plénière composée de princes du sang, de pairs du royaume, de grands officiers de la couronne et de douze membres des cours souveraines, tous nommés d’office.

L’institution de la cour plénière provoqua une explosion générale, et l’union des classes se reforma plus menaçante encore. Dans plusieurs provinces, les avocats et les procureurs cessèrent leurs fonctions ; les municipalités, les maîtrises des eaux et forêts, les amirautés rédigèrent des factums d’une extrême violence, en demandant si le roi voulait introduire le despotisme oriental. On rappelait les engagemens les plus solennels foulés aux pieds, les impôts établis ou prolongés illégalement, « la profanation à main armée du sanctuaire de la justice. » Le parlement de Rennes, comme représentant de la nation bretonne, défendit sous peine de mort d’obéir aux nouveaux magistrats ; la Normandie invoqua la grande charte de Louis X qui garantissait à perpétuité le maintien de sa constitution judiciaire. Le gouvernement, qui voyait partout son autorité méconnue, eut recours à l’envoi de commissaires extraordinaires, cette dernière réserve des pouvoirs aux abois. À Rennes, la population les accueillit aux cris de : A bas les exécuteurs de l’injustice ! Le régiment de Rohan entra dans la ville pour les soutenir, baïonnette au fusil. Il fut criblé de pierres, et le sang allait couler, lorsqu’un capitaine, M. de Nouainville, jeta son épée devant la foule, en s’écriant : « Mes amis, ne nous égorgeons pas ; je suis citoyen comme vous. » L’agitation était grande partout, et plus grande encore dans les provinces qu’à Paris. Le clergé suivait le courant ; convoqué en assemblée générale extraordinaire, il envoya au roi, le 13 juin 1788, des remontrances qui ne le cédaient en rien à celles des parlemens : « Le peuple français, disait-il, n’est pas imposable à volonté. Substituer à des corps anciens, dépositaires des lois et de la confiance. publique, une cour unique et dépendante, transporter à des mains étrangères les droits naturels de la nation qui ne les a jamais aliénés, c’est exciter des alarmes et une consternation qu’il est de notre devoir de déposer dans le sein paternel de votre majesté. Les tribunaux sont dans le silence et l’éloignement ; daignez leur rendre une activité sans laquelle la religion du législateur ne peut être éclairée. » Au lieu de céder de bonne grâce devant ces manifestations, Louis XVI essaya d’y mettre un terme, en ordonnant le 28 juin à tous les corps constitués du royaume de suspendre leurs délibérations sur les édits promulgués au dernier lit de justice ; mais bientôt ; effrayé d’une agitation qui ne faisait que grandir, il supprima la cour plénière, trois mois après l’avoir constituée, et rendit aux cours souveraines leurs anciennes attributions. A dater de ce jour, la situation devint de plus en plus menaçante, et les causes les plus diverses précipitèrent la catastrophe.

Le budget de 1788 se soldait par Un déficit de 54,830,840 livres sur les dépenses ordinaires, et de 105,897,052 livres sur les dépenses extraordinaires. Comment combler ce vide ? Le parlement avait déclaré les impôts illégaux, les contribuables se refusaient à les payer. Les collecteurs n’osaient pas les poursuivre, de peur d’être poursuivis à leur tour. Les prêteurs gardaient leurs capitaux, parce que l’édit n’avait point été vérifié dans les formes ordinaires, et que la volonté seule du prince n’était pas une garantie légale. Louis XVI se montrait aussi opiniâtre à défendre ce qu’il appelait les prérogatives de sa couronne que la nation était ardente à les attaquer. Les anciens rouages administratifs ne marchaient plus ; les nouveaux ne marchaient pas encore. Les assemblées provinciales se heurtaient à chaque pas aux débris de l’ancien régime. Habitués à concentrer toutes les affaires dans leurs mains et à parler en maîtres, parce qu’ils parlaient au nom du roi, les intendans voulaient garder leur autorité deux fois séculaire, et, comme le dit M. de Tocqueville, « la confusion subsistait toujours entre le pouvoir qui doit exécuter et celui qui doit prescrire. » Les mesures d’ordre général étaient entravées par les intérêts contradictoires des castes, par le morcellement du royaume, composé de pays de droit écrit et de droit coutumier, de provinces séparées entre elles par des privilèges qui formaient autant de constitutions particulières, de villes et de fiefs où la condition des personnes et des terres changeait à chaque pas. Les parlemens de Bretagne, de Normandie, de Bourgogne, luttaient à l’envi contre les tendances centralisatrices du gouvernement, et comme ceux de Rennes, de Grenoble, ils s’efforçaient de maintenir les dissonances administratives, juridiques et financières qui se rencontraient d’un ressort à l’autre. Les pays d’états, les assemblées provinciales étaient également impuissantes à sortir de l’impasse où les enfermaient les anciennes institutions. L’assemblée des notables, avait vainement cherché à résoudre les problèmes posés par le contrôleur général de Calonne. Elle s’en remit, comme les parlemens, comme la nation tout entière, aux états-généraux, du soin de trouver une solution. Louis XVI regardait la convocation comme un jeu dangereux ; mais les états, malgré leur longue suspension, faisaient partie intégrante des institutions monarchiques ; il ne pouvait répondre par un refus, et la révolution lui força la main au nom du vieux droit capétien. Les états de 89, transformés en assemblée nationale, déplacèrent la souveraineté. Le parlement n’avait plus rien à faire dans cette société nouvelle, où la nation, cherchant son salut en elle-même, reprenait pour elle seule le droit d’enregistrement, et le décret du 7 septembre 1790 le fit disparaître, sans qu’une seule voix s’élevât pour le défendre.

Ce corps illustre a sans doute commis bien des fautes, et son histoire est pleine de contradictions qui justifient quelques-uns des reproches auxquels il a donné lieu. Il s’est fait le défenseur des erreurs traditionnelles relatives à la culture, à l’alimentation publique, à l’industrie, au prêt à intérêt, aux lois somptuaires ; la liberté de la pensée l’effrayait comme un danger social, et il l’a mise hors la loi, dans l’université, dont il était devenu en 1445 le législateur suprême, dans le théâtre, qu’il a frappé à certaines époques d’une interdiction absolue, dans la littérature, sur laquelle il a exercé une répression tyrannique. Il s’est fait au XVIe siècle le complice des persécutions, mais il a bien racheté sa faiblesse et ses erreurs. Quand la royauté fermait la bouche aux états-généraux, il parlait pour eux, et prenait leur place. En défendant l’autorité judiciaire contre les empiétemens de l’autorité administrative, il a préparé la séparation des pouvoirs. Les lettres de cachet, les attentats contre la liberté individuelle, les juges de tyrannie, la violation des formes légales, n’ont pas eu de plus redoutable adversaire. Il a maintenu les droits de l’état contre Rome, contre les empiétemens du haut et du bas clergé, et, s’il a mis la main à l’encensoir, il l’a fait pour arracher la société civile aux redoutables étreintes de la société ecclésiastique. Dans les questions de finances et d’impôts, il a voulu soustraire la nation au joug de la glèbe fiscale, à la rapacité des traitans, aux catastrophes des banqueroutes, à la ruine et à la misère, et par-dessus tout il a proclamé cette maxime fondamentale du droit public moderne : que les lois, pour être obéies, ont besoin d’une autre sanction que la volonté d’un seul homme. Les principes au nom desquels il a lutté ont reçu de la constituante une consécration solennelle, et cette grande assemblée n’a fait que codifier les remontrances, lorsqu’elle a inséré dans le pacte organique du 14 septembre 1791 ces mémorables articles : « Il n’y a point en France d’autorité supérieure à celle de la loi. Le roi ne règne que par elle, et ce n’est qu’au nom de la loi qu’il peut exiger l’obéissance… La constitution délègue exclusivement au corps législatif le pouvoir d’établir les contributions, d’en déterminer la nature, la quotité, la durée et la perception. » C’est par ce grand côté de son histoire que le parlement malgré ses fautes a droit au respect et à la reconnaissance de la postérité.


CH. LOUANDRE.

  1. Voyez la Revue du 15 juin.
  2. Son père avait remporté sur Guillaume d’Orange la victoire de Cassel, et depuis ce brillant fait d’armes, Louis XIV, par un misérable sentiment de jalousie, l’avait relégué dans un stérile repos. Un jour qu’il demandait pour sa femme malade l’autorisation de s’asseoir sur un fauteuil à dossier au lieu d’une chaise pliante, il se vit brutalement refuser cette faveur, parce que Louis XIV ne voulait pas, comme il le dit dans ses Mémoires, rapprocher le frère trop près du roi. Le régent avait eu à souffrir des mêmes ombrages, et il n’est pas besoin de rappeler que dès 1708 il avait entamé des négociations secrètes avec l’Angleterre en vue d’une révolution dynastique.
  3. Sur le coup d’état du régent, Isambert, Anciennes Lois, t. XX, 623,628, XXI, 9.
  4. « La plus grande partie de Paris est janséniste : le peuple, la bourgeoisie, et même au-dessus. La liberté est chère à tous les hommes. » Journal de Barbier.
  5. Journal de Barbier, t. I, p. 91, 145, 149, 290, 292 ; IV, 221, 351 ; VI, 142. — On trouvera à la Bibliothèque nationale le recueil de tous les actes du parlement relatifs aux billets de confession dans les manuscrits du fonds français, n° 14,038 et 14,053 à 14,058.
  6. Parlement de Rouen, remontrances du 4 mai 1760.
  7. Parlement de Rennes, remontrances du 17 août 1753 et Parlement de Grenoble, 17 août 1763.
  8. Les contemporains ne s’y trompaient pas ; l’avocat Barbier, écho fidèle des bruits de son temps, écrivait : « Si l’on parvient à diminuer l’autorité des parlerions et leurs prétendus droits, il n’y aura plus d’obstacles à un despotisme assuré. Si, au contraire, ils s’unissant pour s’y opposer par des fortes démarches, cela ne peut être suivi que d’une révolution dans l’état. »
  9. Journal de Barbier, t. VII, p. 131,172.
  10. Les acquits au comptant n’étaient point appliques seulement, comme le disent quelques écrivains, aux dépenses personnelles du roi, mais aussi aux dépenses générales de l’état, et surtout aux affaires étrangères, mais ils n’en constituaient pas moins un danger pour la bonne administration des nuances, puisqu’ils mettaient le budget à l’entière discrétion du prince et que celui-ci pouvait prélever sur le trésor toutes les sommes qu’il lui plaisait de prendre.
  11. En voici l’indication : Paris, 27 novembre 1755 ; 3 septembre 1759, 17 décembre 1763 ; 16 janvier 1764. — Rouen, 6 novembre 1753 ; 4 mai 1763 ; 16 juillet 1763 — Rennes, 30 décembre 1763 ; 12 janvier 1764. — Grenoble, 17 août 1763. — Toulouse, avril et 22 décembre 1673. — Pau, 17 août 1763. — Aix, 9 janvier 1764. — Conseil souverain du Roussillon, 16 août 1753. — La plupart de ces remontrances sont à peine mentionnées par les historiens modernes. Elles ont toutes été imprimées, et nous avons eu le hasard d’en trouver une collection à peu près complète.
  12. Mémoires du marquis d’Argenson publiés en 1857, t. II, p. 24.
  13. On peut juger par un seul fait de ce qu’étaient ces commis ramassés par les fermiers généraux et les sous-traitans dans les bas-fonds des grandes villes. De nombreux arrêts du conseil portent que les individus qui se présenteront à la cour des aides pour être reçus commis des fermes le seront sans aucune information de vie et de mœurs.
  14. Les plus importans de ces pamphlets ont été reproduits dans le recueil intitulé : les Efforts de la liberté et du patriotisme, contre le despotisme du sieur de Maupeou. Londres, 1772-1775, 6 vol. in-8o. Ce recueil est l’un des documens les plus curieux de l’histoire politique du XVIIIe siècle. Il peut donner lieu à bien des rapprochemens entre la dissolution du parlement en 1771 et la dissolution de la chambre des députés en 1877.
  15. Voir pour les théories absolutistes de Louis XIV formulées par lui-même ses Mémoires, édit. de 1816, t, I, page 57 ; et l’excellente édition de M. Dreyss, 1860, t. II, p. 200,238, 285. En cette matière, le grand roi est parfaitement d’accord avec Bossuet, qui a écrit dans la Politique tirée des propres paroles de l’Écriture sainte un code de despotisme qui laisse bien loin derrière lui le Prince de Machiavel.
  16. Sous aucun autre règne, l’opinion ne fut plus mobile. Avant Louis XVI, les rois n’avaient jamais eu qu’un seul surnom : Charles le Sage, Charles le Victorieux, Louis le Grand Louis XVI en a eu cinq qui marquent les diverses périodes de son règne et de son agonie : 1783, Louis le Bienfaisant, — 1789, Restaurateur de la Liberté, — 1790, roi des Français, — 1792, M. Veto, — 1793, Louis Capot.
  17. On en trouvera le tableau dans un livre fort intéressant, récemment publié par M. Sémichon : les Réformes sous Louis XVI, 1 vol. in-8o.
  18. Cette scène est racontée plus ou moins exactement dans les Histoires de France. Pour s’en former une idée précise, il faut la lire dans le récit même qu’en a fait le parlement Ce récit est reproduit dans les Archives parlementaires, t. I, p. 388 et suiv.
  19. M. Guizot se souvenait, peut-être de cette phrase lorsqu’il disait à la chambre des députés : « Vous n’élèverez jamais vos insultes à la hauteur de mon mépris. »