Les Conflits des pouvoirs publics sous l’ancien régime/01

LES
CONFLITS DES POUVOIRS PUBLICS
SOUS L’ANCIEN RÉGIME

I.
LES ORIGINES ET LA POLITIQUE DES PARLEMENS.

Lorsque nous suivons, dans les livres contemporains, le drame à la fois splendide et sombre de notre histoire, nous nous trouvons en présence de deux écoles qui se placent chacune, dans les jugemens qu’elles portent sur l’ancienne monarchie, à un point de vue tout différent. L’une, l’école catholique et royaliste, la glorifie sans réserve comme l’idéal des gouvernemens, et accuse la révolution « d’avoir interrompu le cours glorieux de nos destinées. » L’autre, l’école démocratique, la condamne sans admettre de circonstances atténuantes; elle ne veut y voir qu’un ramas d’iniquités, et pour elle le sentiment de la liberté, de la justice et du droit ne commence qu’au XVIIIe siècle. D’un côté comme de l’autre, l’exagération est poussée aux dernières limites : la vérité disparaît devant les conceptions exclusives des partis, et l’on oublie que l’histoire doit être calme comme la mort, parce qu’elle marche sur des tombeaux. Que la monarchie ait fait de très grandes choses, on ne saurait le contester sans mauvaise foi, car elle s’est identifiée avec l’idée de la patrie, elle a tendu la main dans les communes aux déshérités de la naissance, abaissé les barrières qui séparaient les castes, posé les bases de l’administration, organisé l’armée, arraché lambeaux par lambeaux le royaume à la féodalité et à l’étranger, opposé une invincible résistance aux trahisons passagères de la fortune ; mais bien des ombres obscurcissent ce brillant tableau, et des faits trop nombreux démentent cruellement l’admiration de quelques-uns de nos plus illustres écrivains, De Bonald, De Maistre, Chateaubriand.

L’école démocratique à son tour, en méconnaissant systématiquement les œuvres vraiment glorieuses de la monarchie, a fait comme l’école royaliste, elle a supprimé une partie de l’histoire et calomnié les générations fortes et vaillantes qui nous ont précédés sur cette terre, en donnant le XVIIIe siècle pour limite extrême à l’avènement des idées qui sont l’honneur et la force de notre société moderne. Les deux opinions, également absolues, sont également fausses. Ce qui est vrai, c’est que la monarchie a réuni tous les contrastes ; elle a eu de magnifiques élans de patriotisme et des accès de tyrannie furieuse. Elle a été anarchique comme le pays sur lequel elle régnait, et ce n’était pas seulement le pouvoir absolu de ses rois qui créait l’anarchie. Elle naissait fatalement d’elle-même, d’une organisation politique incomplète et incohérente, où se confondaient les élémens les plus divers ; les traditions germaniques portaient à la liberté, les traditions du droit unitaire de l’empire romain poussaient au despotisme, les coutumes féodales isolaient dans une existence égoïste les différentes circonscriptions du royaume. La plupart des libertés publiques reposaient sur le privilège au lieu de reposer sur le droit. Les provinces, les communes, les administrations, les juridictions, la noblesse, l’église, la roture, luttaient entre elles en même temps qu’elles luttaient contre le gouvernement royal, et ce gouvernement, qui n’était lui-même qu’un privilège immense élevé au-dessus de tous les privilèges, justifiait son pouvoir discrétionnaire par la nécessité de ramener vers le centre les forces vives qui tendaient toutes à l’écartement et émiettaient pour ainsi dire l’existence nationale. En apparence, c’était le chaos. Mais déjà au déclin du moyen âge on trouve dans ce chaos tous les germes fondamentaux de notre droit public ; tandis que les rois, comme le paysan qui ajoute un coin de terre à l’héritage de ses pères, travaillent à agrandir le royaume, à faire un seul et même peuple des Picards, des Bretons, des Normands, des Provençaux, les états-généraux leur signalent les abus qu’ils doivent combattre, les satisfactions légitimes qu’ils doivent donner à leurs sujets ; le parlement réclame contre le despotisme qui tendait à absorber la nation dans une sorte de panthéisme royal. Dès le règne de Philippe le Bel et de Charles VI, ces deux grandes institutions préparent les cahiers de 89, car il n’est pas, quoi qu’on en ait dit, un seul de leurs principes qui n’ait ses racines dans les profondeurs obscures du passé.

Le rôle des états-généraux a été apprécié ici même par une plume autorisée. Il n’est pas sans intérêt de donner pour complément à cette étude une vue générale de l’histoire du parlement de Paris, considéré comme corps politique. Les érudits et les publicistes contemporains l’ont, ce nous semble, beaucoup trop effacé devant les états. Tout en suivant des voies différentes, il a concouru avec eux à la fondation première et lointaine du gouvernement représentatif, et comme la monarchie, dont il faisait partie intégrante, il a donné lieu aux appréciations les plus contradictoires : pour les uns, il n’a été qu’une corporation ambitieuse et turbulente, toujours prête à usurper un pouvoir qui ne lui appartenait pas, il a créé cet esprit d’opposition systématique qu’on appelle aujourd’hui le parlementarisme, et précipité la ruine de la dynastie capétienne ; pour les autres, il a été le soutien des droits de la nation, le seul corps de l’état qui pût contenir les excès du pouvoir royal. Son rôle politique se rattache à cette question, cent fois controversée : la vieille monarchie, étant donnée son organisation et toute la bonne volonté des rois, pouvait-elle conjurer la catastrophe qui l’a engloutie, ou la révolution était-elle un fait inéluctable qui devait résulter de la force des choses ? Une vue générale jetée sur son histoire nous aidera à trouver la réponse.


I.

Le parlement de Paris n’a point d’analogue dans la France moderne, et il suffirait seul à montrer la confusion inextricable qui régnait dans nos anciennes institutions, et qu’un ministre de Louis XVI, le contrôleur-général de Calonne, a lui-même constatée en des termes qui ne laissent aucune place au doute[1]. L’ordonnance de Philippe le Bel, qui l’a constitué en 1302, porte « qu’il siégera chaque année deux fois à Paris, pour juger les causes à la plus grande commodité des sujets. » Il n’était donc à l’origine qu’une simple cour de justice, et cependant il a fini par étendre sa compétence à toutes les affaires du royaume, par réunir sous sa main les attributions que se partagent aujourd’hui les tribunaux de première instance, les cours d’assises, la cour de cassation, les préfectures, les ministères, le conseil d’état, les assemblées législatives. Il n’a pas non plus d’analogue sous l’ancien régime, car il était, comme cour des pairs, le tribunal de la grande noblesse, il avait le roi pour président-né, et, sans exagérer l’orgueil, il pouvait dire qu’il était « le sénat de la nation. » Comment est-il arrivé à cette situation sans exemple dans la monarchie française et les autres états de l’Europe ?

D’après nos vieux publicistes[2] et sa propre théorie, le parlement était le successeur direct des assemblées mérovingiennes et carlovingiennes, qui rendaient la justice, exerçaient le pouvoir législatif avec le prince, et dirigeaient les affaires du royaume. Les changemens de dynastie n’avaient point interrompu son droit, et il ne faisait que continuer, sous une forme nouvelle, par les remontrances et les refus d’enregistrement, une tradition qui remontait, plus haut que les Capétiens, car elle avait, disait-on, pris naissance dans les conciliabules armés de la Germanie, et l’on invoquait comme preuve que les pairs qui faisaient de droit partie du parlement y siégeaient l’épée au côté. Cette explication ne soutient pas l’examen, et, si la plupart des écrivains du XVIIIe siècle s’y sont ralliés, ce n’était point pour rendre hommage à la vérité historique, mais pour accuser les rois d’avoir étouffé la liberté dans son berceau. Quelques érudits contemporains ont mis en avant un autre système. Suivant eux, les rois, en faisant transcrire leurs édits et ordonnances sur les registres du parlement, avaient ouvert la voie aux prétentions qu’il fit valoir dans les derniers siècles[3]. La transcription, à l’origine, était précédée d’une lecture et suivie d’une simple promulgation. Plus tard, elle donna lieu à un arrêt. Pour rendre l’arrêt, il fallait le discuter ; la discussion amena des critiques, les critiques à leur tour amenèrent des remontrances, et les remontrances des refus d’enregistrement. Cette fois l’explication se rapproche de la vérité, mais elle est encore insuffisante, parce qu’elle ne dit pas pourquoi l’enregistrement avait lieu, quels en étaient la signification et le véritable but.

Pour répondre à cette question, il faut se rappeler qu’une ordonnance de Philippe le Bel avait divisé le conseil ou cour du roi, curia domini regis, en trois sections, réservant à l’une les affaires générales du royaume, à l’autre la comptabilité, à la troisième la justice. Mais au XIVe siècle l’idée de la séparation effective des pouvoirs n’avait point encore pénétré dans les esprits. La section de justice, devenue le parlement de Paris, fut toujours considérée par les rois, malgré ses attributions distinctes, comme une annexe de leur conseil ; à ce titre, ils lui demandèrent fréquemment des avis, et le chargèrent de transcrire leurs ordonnances sur ses registres non-seulement comme mesure conservatoire, mais aussi pour leur donner une certification officielle et un caractère juridique qui en fortifiaient l’autorité et en rendaient l’exécution plus facile. Ce n’est donc point par usurpation, comme on l’a dii tant de fois, que le parlement a posé en principe que les actes royaux n’étaient valables qu’autant qu’il les avait vérifiés, enregistrés et promulgués. Les rois l’avaient eux-mêmes engagé dans cette voie ; « c’est la coutume de France, disait Louis XI, de publier en parlement tous accords, ou autrement ne seraient de nulle valeur. » François Ier parlait dans le même sens à Charles-Quint : « La vérification est loi fondamentale en France. » Henri IV la reconnaissait pour telle, et, par un louable sentiment d’équité, les membres du parlement « voulaient voir et connaître avant que de commander et de défendre. » Pour justifier leurs titres de conseillers, ils jugeaient de leur devoir de chercher dans les ordonnances ce qu’elles pouvaient renfermer de contraire au bien public, à la majesté du trône, et « de réclamer, comme ils le disaient, au nom de la volonté légale des rois, contre leur volonté arbitraire et momentanée. » Les choses allaient toutes seules lorsque le parlement ne soulevait aucune objection. Les rois le proclamaient alors le plus ferme appui du trône, le gardiateur des lois, le principal retenait de la monarchie, la source et le miroir de toute justice, qui éclairait de sa lumière éblouissante les autres juges et les sujets. Mais, lorsqu’il refusait l’enregistrement, ils l’accusaient d’outrepasser ses pouvoirs, de jeter le trouble dans le royaume, et lui rappelaient l’ordonnance de 1302, qui ne lui avait conféré que des attributions judiciaires. En un mot, ils suivaient à son égard la même tactique qu’à l’égard des états-généraux, récusant ou acceptant sa compétence selon que sa conduite était ou non conforme à leurs vues.

Des conflits continuels résultaient de ces prétentions opposées, et, pour les résoudre à l’amiable, on avait inventé une sorte de procédure qui suivait toujours une marche régulière. Lorsque le parlement dressait des remontrances, il envoyait une députation les présenter au roi. Si le roi les trouvait justes, il modifiait ses édits dans le sens indiqué, et l’enregistrement avait lieu sans retard. S’il refusait d’y faire droit, il expédiait des lettres de jussion, c’est-à-dire des lettres qui ordonnaient d’enregistrer sans aucun changement. Le parlement pouvait, s’il le jugeait convenable, répondre par d’itératives remontrances sur un nouvel ordre, il enregistrait, en faisant suivre la transcription des mots : Homologué du commandement de sa majesté. Quand la résistance se prolongeait, le roi, accompagné des princes du sang, des officiers de la couronne et des pairs, se rendait dans la grand’chambre et tenait un lit de justice. Devant cette manifestation pacifique de la force, il ne s’agissait plus de discuter, mais de se soumettre. Le greffier lisait les édits, le procureur-général prenait des conclusions, et le chancelier ordonnait l’enregistrement. Cette procédure avait l’avantage de donner au roi le temps de réfléchir, de peser les objections, d’améliorer ses ordonnances, au parlement le moyen de faire entendre ce qu’il croyait la vérité sans briser ouvertement avec le souverain, et il pouvait dire « qu’il ne laissait jamais affaiblir son autorité légitime, qu’il faisait pour le bien public tout ce que sa conscience lui commandait de faire, mais que sa sagesse savait toujours s’arrêter à temps devant les ordres de la couronne. »

Malgré le formalisme minutieux qui avait pour but d’amortir les chocs, les deux pouvoirs étaient prompts à s’emporter à des mesures extrêmes. Le parlement se vengeait des lits de justice en cassant les arrêts du conseil du roi, en suspendant ses fonctions de judicature, sans s’inquiéter du préjudice que cette grève, comme on dirait aujourd’hui, causait au public par l’ajournement indéfini de tous les procès ; quelquefois même il décrétait de prise de corps les agens du gouvernement. Les rois, pour le punir, envoyaient à la Bastille quelques conseillers ou présidens, ils l’exilaient en masse à Pontoise, à Soissons, à Blois, ou le forçaient à capituler, en le prenant par la famine, c’est-à-dire en réduisant le tarif des épices qui formaient le plus clair de son revenu ou en diminuant d’un tiers ou de moitié les gages qui représentaient l’intérêt du capital versé pour l’acquisition des charges.

L’opposition du parlement a grandi en raison directe des progrès du pouvoir personnel : lorsque les états n’ont plus été réunis qu’à de longs intervalles, pour disparaître sous Louis XIII, il a voulu prendre leur place, mais, tout en s’appuyant sur les mêmes principes, il a marché dans des voies différentes. Les états-généraux embrassaient dans leurs doléances et leurs vœux l’ensemble des institutions politiques et sociales ; ils signalaient théoriquement les réformes qu’ils jugeaient nécessaires et, sauf le vote des impôts qui les ramenait aux réalités du présent, ils parlaient toujours au nom de l’avenir. Le parlement au contraire n’exerçait son action que sur des faits particuliers au moment même où ils venaient de s’accomplir. Il n’a jamais songé à tracer au gouvernement sa marche future, et s’est borné à contrôler ses actes, et à leur opposer son veto, en lui rappelant l’antique formule : Fit lex consensu populi et constitutione regis. La permanence et la nature de ses fonctions lui donnaient sur les états un grand avantage, car il était toujours à son poste de combat, et, quand il faisait des remontrances, il les plaçait sous la sauvegarde de ses arrêts ; mais il ne puisait pas seulement sa force dans son caractère judiciaire. Une question toujours débattue depuis l’origine de la monarchie s’agitait obscurément dans les luttes sans cesse renaissantes qu’il a soutenues contre les derniers Valois et les Bourbons : cette question, c’était l’antagonisme du droit national et du droit divin, et pendant deux siècles cette grande cause a été plaidée au Palais de Justice de Paris[4].


II.

Jusqu’aux dernières années du règne de Charles VI, le parlement s’est renfermé dans ses fonctions judiciaires. Il enregistrait sans opposition les édits et ordonnances, après en avoir pris lecture, et les promulguait avec la formule : Lecta et publicata. Mais en 1418 le parti bourguignon, « qui possédait le roi par l’imbécillité de son cerveau, » lui arracha une ordonnance contraire aux libertés de l’église gallicane[5]. Ces libertés avaient toujours été chères à la nation. Hincmar au IXe siècle, saint Bernard au XIIe, s’en étaient montrés les défenseurs convaincus[6]. Saint Louis les avait confirmées, non pas dans la pragmatique qu’on lui attribue et qui n’est qu’un document apocryphe, mais par quelques articles de ses ordonnances. Le parlement s’inspira de cette tradition, il ne voulait pas que la France eût deux rois, l’un à Paris, l’autre à Rome, et il protesta, par des remontrances très fortes, contre l’ordonnance de Charles VI ; mais, par ordre du roi ou plutôt de ceux qui régnaient sous son nom, il fut contraint d’enregistrer, et c’est là le plus ancien exemple d’un enregistrement forcé, contrairement à l’opinion généralement répandue qui en fixe la première date au règne de Louis XI. Deux ans plus tard, le honteux traité de Troyes livrait le royaume et sa capitale aux Anglais. Il y eut alors deux parlemens, l’un à Paris, agissant au nom du duc de Bedford, régent de France pour Henri d’Angleterre, l’autre à Poitiers, institué par le dauphin, depuis Charles VII. Le premier témoigna une docilité servile à Bedford, car l’étranger a toujours trouvé des complices en France, et mit le dauphin Charles hors la loi. Le second, fidèle à la cause nationale, cassa invariablement les arrêts rendus à Paris. Il défendit l’honneur immaculé de Jeanne d’Arc contre ses bourreaux en la déclarant solennellement pucelle, et donna un patriotique concours aux efforts de Charles VII pour la libération du territoire. Ce prince étant entré dans la capitale en 1436, le parlement de Paris s’empressa de le reconnaître, celui de Poitiers y fut réuni, et la bonne entente avec la couronne ne fut point troublée jusqu’à la fin du règne.

Sous Louis XI, en 1461, le parlement, toujours fidèle à ses opinions gallicanes, fit des remontrances contre l’abolition de la pragmatique de Bourges ; il en fit de nouvelles en 1466 contre le traité de Conflans, mais Louis XI n’avait aboli la pragmatique que pour plaire à Pie II, dont il avait besoin pour ses projets sur le royaume de Naples ; il n’avait signé le traité de Conflans que pour mettre fin à la ligue du bien public, avec l’arrière-pensée de revenir aussitôt que faire se pourrait sur des concessions arrachées par la force des événemens. Les remontrances étaient d’accord avec ses vues secrètes ; il pouvait s’en autoriser pour rompre ses engagemens, et, tout en feignant la colère, il se garda bien d’user de rigueur. Sur tout le reste, le parlement laissa faire, soit par terreur, soit qu’il eût adhéré complètement à la politique antiféodale du roi, et ne prit la parole que pour protester contre l’introduction de l’imprimerie en France et contre les règlemens qui s’opposaient à la libre circulation des grains.

Jusque-là, on le voit, son rôle politique avait été des plus modestes ; il parut même l’abdiquer sous Charles VIII, en déclarant, par la bouche de son premier président, « que la guerre, les finances et le gouvernement ne le regardaient pas, » et ce fut seulement sous François Ier qu’il entra résolument dans les voies de l’opposition, ce qui s’explique d’un côté par les progrès de l’administration royale qui tendait à se substituer partout aux pouvoirs locaux et faisait passer sous ses yeux un nombre toujours croissant d’affaires et d’ordonnances, de l’autre par le gouvernement imprévoyant, batailleur et prodigue de François Ier, qui formait un si triste contraste avec le précédent règne, exagérait l’oppression et foulait aux pieds des libertés que Louis XI lui-même avait épargnées. Les premières luttes s’engagèrent à l’occasion du concordat de 1516.

Le parlement voyait avec raison dans ce pacte célèbre, mystérieusement conclu à l’insu du pays, le double triomphe de l’absolutisme pontifical et royal. Ses vieux instincts gallicans se réveillèrent. Il mit en jeu toute la science de ses légistes et dressa, en forme de remontrances, un traité complet de droit public sur les rapports de l’église et de l’état[7]. En recevant ces remontrances, François Ier s’écria : « Ces gens-là parlent comme s’ils n’étaient pas mes sujets, comme si je ne pouvais les condamner à perdre la tête. » C’était la première fois qu’un roi de France osait proférer de pareilles menaces ; mais le parlement n’en fut pas intimidé. La France entière, noblesse ou bourgeoisie, le clergé qui demandait que toute l’église gallicane fût convoquée, l’université qui en appelait au futur concile, étaient avec lui contre le pape et le roi. Fort de ces appuis, il résista deux ans et n’accorda l’enregistrement que contraint et forcé. De nouveaux conflits ne tardèrent pas à s’engager. François Ier lui fit défendre de « s’entremettre, de quelque façon que ce fût, de l’état ni d’autre chose que de la justice, et d’user par ci-après d’aucunes limitations, modifications ou restrictions sur les ordonnances et chartes. » C’était parler en maître absolu. Mais ce prince, qui suivait plus volontiers les conseils de ses maîtresses que ceux des premiers magistrats du royaume, était le premier à invoquer, lorsque les intérêts de sa politique l’exigeaient, l’autorité de ces mêmes magistrats qu’il traitait avec tant de hauteur. En 1523, il s’était engagé par lettres à ne jamais réclamer les terres du comté de Nice, tenues du duc de Savoie, ce qui ne l’empêcha point de les revendiquer plus tard ; le duc lui opposa les lettres signées de sa main, et François Ier lui répondit qu’elles étaient nulles et ne l’obligeaient pas, attendu qu’elles n’avaient point été enregistrées. Ce ne fut pas du reste la seule fois qu’il renia sa signature. Pendant la captivité de Madrid, il avait, on le sait, abandonné à Charles-Quint le duché de Bourgogne et quelques autres territoires importans. À peine sorti de la prison dont il s’était ouvert les portes par un démembrement, il convoqua dans la ville de Cognac une assemblée de notables pour protester contre la rançon dont il avait payé sa liberté. Après s’être engagé par le serment du sacre à maintenir l’intégrité du royaume, pouvait-il en céder une partie à un prince étranger, et disposer de ses sujets sans leur consentement ? — Les notables répondirent que les engagemens du sacre primaient tous les autres. Le vaincu de Pavie, qui jusqu’alors n’avait jamais consulté les représentans de la nation et qui depuis ne les consulta jamais, s’autorisa de l’assemblée de Cognac pour garder la Bourgogne et les autres provinces et se fit absoudre par le pape, non pas de s’être parjuré en refusant à Charles-Quint les provinces qu’il avait promis de lui livrer, mais d’avoir violé le serment du sacre en donnant ce qu’il n’avait pas le droit de céder. Pour lui comme pour les autres Capétiens, le parlement et les états-généraux n’étaient qu’un instrument qu’ils utilisaient ou brisaient selon les besoins du moment. Ils leur ouvraient la bouche, c’était le mot consacré, quand ils avaient besoin de les faire parler, et leur imposaient silence quand ils trouvaient qu’ils parlaient trop.


III.

Dans l’affaire du concordat, le parlement s’était conduit avec autant de fermeté que de sagesse, et les sanglantes querelles de religion ne tardèrent pas à prouver combien il avait eu raison de combattre le traité qui enchaînait l’état à l’église. Au XVIe siècle, comme à toutes les époques, il a toujours compté parmi ses membres un certain nombre d’esprits supérieurs à qui l’expérience des affaires, l’étude de l’histoire et du droit, avaient appris que la seule politique rationnelle est celle qui se fonde sur la modération et cherche à satisfaire tous les intérêts et toutes les aspirations légitimes, sans se laisser entraîner par l’esprit de parti qui est la négation de l’esprit politique. C’étaient les girondins du temps ; ils voulaient maintenir le catholicisme sans l’imposer par la violence[8], et repoussaient, en matière de foi, la théorie des rigueurs salutaires qui aujourd’hui même trouve encore de si nombreux apologistes ; mais, par malheur, dans les troubles publics, il arrive toujours une heure fatale où la modération devient un crime, où le pouvoir passe aux mains des plus violens, quand il ne passe pas aux mains des plus pervers. Cette heure sonna pour le parlement dans la dernière année du règne de Henri II, et pendant trente ans les girondins essayèrent vainement de lutter contre la montagne ultra-catholique.

En 1559, un jour que les chambres réunies délibéraient à huis clos sur les affaires religieuses, Henri II entra inopinément dans la salle pour surprendre par lui-même les opinions de chacun, et, par une ruse indigne, il engagea les assistans à continuer la délibération et à émettre librement leur avis. Le conseiller Anne Du Bourg tomba dans le piège. Après avoir tracé un éloquent tableau des désordres qui déshonoraient la cour, il ajouta qu’il était honteux, en présence de pareils scandales, de persécuter des hommes qui servaient, comme le dit Voltaire, leur souverain selon les lois du pays et Dieu selon leur conscience. Henri II le fit arrêter séance tenante. En des jours moins agités, le parlement se serait fait un devoir de flétrir cet odieux guet-apens. Il se contenta de protester contre la décision royale qui livrait Du Bourg aux officialités, sous prétexte qu’il avait reçu la prêtrise, et le malheureux fut pendu en place de Grève, par arrêt des juges d’église, devenus les suppôts du saint-office.

À dater de cette exécution, la très grande majorité du parlement semble faire de l’intolérance une quatrième vertu théologale ; elle s’associe à tous les excès des persécuteurs, les encourage par son silence ou les provoque par ses exhortations. Aux édits de pacification promulgués à la demande de L’Hospital, elle oppose des arrêts qui ordonnent de courir sus aux réformés partout où ils se réuniraient pour célébrer leur culte. Les catholiques s’empressent d’obéir, ils se livrent en divers lieux à d’affreuses cruautés, et dans la Touraine le peuple étrangle plusieurs huguenots, arrache les yeux aux pasteurs et les brûle à petit feu. La retraite de L’Hospital laisse la carrière libre aux aveugles ardeurs du prosélytisme. Le parlement légalise à l’avance le massacre de la Saint-Barthélémy, en promettant d’abord 100,000 écus à celui qui lui livrerait Coligny vivant, et dans la même année la même somme à celui qui le tuerait. Le crime du 24 août consommé, il institue pour le glorifier une procession commémorative, et cette fois il est d’accord avec Rome, car, en recevant la nouvelle de regorgement, le pape Grégoire XIII, qui réservait sa pitié et ses indulgences pour les âmes du purgatoire, rendit au ciel des actions de grâces solennelles et publiques, et fit peindre un tableau représentant la mort de Coligny avec cette légende : Ponttfex-Colignii necem probat.

Pendant la ligue, nous trouvons encore dans le parlement une minorité calme et sensée, qui cherche à contenir le mouvement, et refuse de s’associer aux passions remuantes et basses d’un clergé corrompu, à qui Rome avait donné pour mot d’ordre de s’élever dans la chaire et le confessionnal contre les édits de tolérance ; mais cette fois encore ce fut la violence qui l’emporta. Les 23 et 24 décembre 1588, le duc de Guise et son frère étaient tombés sous le coup des assassins apostés par Henri III. Le 7 janvier suivant, la Faculté de théologie et la Sorbonne proclamèrent la déchéance de ce prince, tandis que les Parisiens, le feu à la tête et le fer aux mains, couraient les rues en criant : « Dieu éteigne la race des Valois ! » Le parlement délibéra pour savoir s’il s’associerait à la décision de la Sorbonne. Une cinquantaine de membres, parmi lesquels se trouvait le premier président de Harlay, l’un des grands hommes de bien de notre histoire, se prononcèrent pour le maintien de Henri III. Ils ne se dissimulaient pas combien il était criminel et méprisable, et quelle honte il jetait sur la dignité royale par des vices qui outrageaient la nature ; mais ils savaient que le mot d’ordre était donné par le pape et Philippe II, et mieux valait à leurs yeux garder sur le trône un prince avili que de livrer le royaume aux déchiremens de toutes les ambitions, à la théocratie ou à l’étranger. Les Seize, devenus tout-puissans, les firent enlever et conduire à la Bastille. Les autres, au nombre de cent vingt-six, continuèrent à se réunir, et les mêmes hommes qui avaient salué par des actions de grâces l’immense hécatombe de la nuit du 24 août se déclarèrent les vengeurs des Guises, parce que le crime, cette fois, n’était pas de leur parti. Le 13 mars 1589, ils reconnurent pour chef de la ligue le duc de Mayenne, frère des princes assassinés à Blois, et le 7 août ils enregistraient, sur sa demande, un édit qui donnait la couronne à Charles X, cardinal de Bourbon et archevêque de Rouen, Mayenne ayant voulu se réserver l’accès du trône par le choix de cette royauté forcément célibataire. Ce fantôme de roi, au moment de son avènement, était prisonnier au château de Fontenay-le-Comte, où Henri IV, connaissant son attachement pour les Guises, l’avait fait enfermer en 1584, quoiqu’il fût son oncle ; il y mourut en 1590. Le parlement, qui n’avait plus de roi, tourna contre le Béarnais, en attendant qu’il en ait trouvé un, la haine qu’il portait à son prédécesseur, par la raison qu’il était calviniste. Il rendit un arrêt portant défense de correspondre avec lui sous peine de mort, et pendant trois ans il ne cessa de le combattre. Quelques-uns de ses membres, le premier président Brisson, les conseillers Tardif et Larcher, ne s’associaient que mollement à sa résistance ; les Seize leur appliquèrent cette abominable loi des suspects que tous les despotismes cherchent à légitimer par le prétexte du salut public, et ils les firent pendre tous trois en 1591, à une poutre de la chambre du conseil au Palais.

L’ouverture du club catholique connu sous le nom d’États de la ligue'', le 22 janvier 1593, réveilla enfin le patriotisme du parlement. Philippe II, qui avait épousé Elisabeth, fille de Henri II, fit réclamer, dans ces prétendus états, la couronne de France pour sa fille Isabelle, au nom des droits de sa mère, sous prétexte de défendre le catholicisme. Cette proposition ne tendait à rien moins qu’à faire de la France une annexe de l’Espagne et de l’empire. Le parlement vit le danger et le conjura par l’interprétation fautive de cette phrase du code des Francs Saliens : « de terra salica nulla portio hereditatis mulieri reniat, sed ad vivilem sexum terra salira reniat. Il n’était nullement question dans cette phrase du droit héréditaire de la royauté ; mais on traduisit par royaume les mots terra salica qui s’appliquaient exclusivement à la propriété libre et patrimoniale des Francs. C’est à l’aide de ce contre-sens que les états-généraux avaient repoussé en 1328 les prétentions d’Édouard III d’Angleterre, qui réclamait la couronne de France, comme petit-fils de Philippe IV par sa mère Isabelle ; c’est encore à l’aide de ce contre-sens que le parlement repoussa en 1593 les prétentions du roi d’Espagne. La puissance du droit est si forte, même dans les révolutions, qu’il a suffi de rendre un arrêt au nom de cette loi imaginaire pour rétablir l’ordre et la paix dans le royaume. L’année suivante, Henri IV entrait dans la capitale. Il faisait déchirer sur les registres du Palais de Justice tous les actes qui rappelaient les troubles publics, et déclarait qu’il devait sa couronne « à ses bonnets quarrés. »

On vit alors se produire un fait qui, dans tous les temps y compris le nôtre, s’est renouvelé trop souvent au milieu de nos discordes civiles ; les curés de Paris, qui pendant la ligue eussent volontiers arquebuse le Béarnais, s’empressèrent de chanter le Te Deum. Les partisans des Seize demandèrent des pensions, et le parlement, en grand appareil, alla faire « la révérence à Gabrielle. » Il crut cependant qu’il était de sa dignité de manifester encore de temps à autre un certain esprit d’opposition, pour prouver qu’il ne se soumettait pas sans réserve à l’omnipotence de la couronne, dont Henri IV avait ressaisi et fortifié les prérogatives. Lors de la prise d’Amiens par les Espagnols, il refusa d’enregistrer les édits portant création d’impôts pour le siège de cette ville, et le roi lui fit sentir avec esprit et sans colère qu’il avait fait fausse route : « Vous parlez, lui dit-il, du besoin de l’état, le plus pressant besoin est de chasser les ennemis. Vous m’avez par vos longueurs tenu ici trois mois, vous verrez le tort que vous avez fait à mes affaires. Vous faites de beaux discours, et puis après vous allez vous chauffer, » Les beaux discours recommencèrent à propos de l’édit de Nantes, car le parlement en cessant d’être ligueur était resté intolérant. Il s’obstina pendant toute une année à refuser l’enregistrement, et n’y consentit que sur l’ordre exprès du roi. le rappel des jésuites, qu’il avait bannis au lendemain de l’attentat de Jean Châtel, le 28 décembre 1594, lui fournit une nouvelle occasion de remontrances, car tout ce qui touchait au saint-siège lui faisait ombrage. Mais le saint-siège avait autorisé le divorce d’Henri IV avec Marguerite de Valois, et, pour prix de ce service, il demandait que l’arrêt de proscription fut levé. Le roi tenait à se ménager au besoin de nouvelles faveurs apostoliques. Il exigea l’enregistrement des lettres de rappel. Le parlement les homologua, en modifiant quelques articles pour faire sentir à la compagnie de Jésus que les lois du royaume primaient les statuts de Loyola. Par malheur pour la France, les jésuites pendant la ligue avaient contribué à répandre dans les foules l’idée qu’il était glorieux de tuer les rois pour sauver le catholicisme. Ravaillac, esprit sombre disposé à l’illuminisme, avait entendu dans sa jeunesse les prédicateurs répéter du haut de la chaire que, « quand bien même le Béarnais aurait bu toute l’eau bénite de Notre-Dame, ils ne croiraient pas à sa conversion. » Il avait entendu glorifier et sanctifier Jacques Clément. Il voulut comme lui gagner le ciel par le régicide, et le 14 mai 1610 il frappa d’un coup mortel l’un des plus grands princes qui aient jamais régné. Les jésuites, qui venaient de rentrer dans le royaume, étaient complètement étrangers à l’attentat, mais les doctrines que quelques-uns d’entre eux avaient professées pendant les troubles avaient mis le couteau aux mains de l’assassin, et le parlement les en fit souvenir.


IV.

Le duc d’Épernon, Jean-Louis de Nogaret de La Valette, se trouvait dans le carrosse du roi au moment du crime. Ce personnage, ancien mignon d’Henri III, dont la vie n’était qu’un tissu de trahisons et d’infamies, voulut en profiter pour disposer de la régence et se faire nommer membre du gouvernement. Trois heures ne s’étaient pas écoulées qu’il se rendait avec le régiment des gardes au couvent des Augustins où le parlement s’était réuni en toute hâte. Il entra brusquement dans la salle, et, mettant la main sur la garde de son épée : « Elle est encore dans le fourreau, dit-il ; si la reine n’est pas déclarée régente avant que la séance soit levée, on saura bien l’en tirer. » Investi par la violence d’un droit nouveau qui flattait son orgueil, le parlement décerna la régence à Marie de Médicis ; mais il ne tarda point à reconnaître que l’acte de souveraineté qu’il venait d’accomplir ne changeait rien à ses rapports avec le gouvernement, et qu’il était toujours tenu sous sa dépendance.

Le cardinal du Perron, dont le père était calviniste et qui lui-même avait été élevé dans la religion réformée, exagérait comme Mme de Maintenon la ferveur catholique pour faire oublier son origine. Aux états-généraux de 1614, il prononça un long discours tendant à prouver que les papes ont le pouvoir de déposer les rois. Le parlement, blessé dans ses convictions gallicanes, confirma par un arrêt solennel ceux qu’il avait précédemment rendus sur la matière. Marie de Médicis fit casser l’arrêt par le conseil ; l’année suivante, il demanda que les pairs fussent convoqués pour délibérer avec lui sur les affaires publiques, qui allaient de mal en pis. Il fut mandé au Louvre. Le chancelier lui signifia qu’il n’avait pas plus le droit de se mêler de ces affaires que de connaître des comptes et gabelles. Sachez bien, dit à son tour la reine mère, que le roi est votre maître, si vous contrevenez à ses ordres, il saura bien vous faire obéir. Il se plaignit, ne fut pas écouté, et Richelieu se chargea de lui apprendre qu’il n’avait pas même le droit de se plaindre. À la moindre velléité d’opposition, il le forçait à s’humilier. En 1631, il le fit venir deux fois se mettre à genoux devant Louis XIII pour demander pardon. En 1635, il envoya en exil ou à la Bastille ceux de ses membres qui s’étaient le plus vivement prononcés contre les condamnations par commissaires, ces juges de tyrannie, comme disait le XVIIIe siècle, que la convention a remplacés par le tribunal révolutionnaire, la restauration par les cours prévôtales, et le second empire par les commissions mixtes. Désarmé, comme les lois, le parlement se courba sous un despotisme qu’il ne pouvait combattre, et attendit la mort du cardinal comme il attendit celle de Louis XIV, car, sous ces maîtres tout-puissans, la mort était la seule libératrice.

Lorsqu’il donna la régence à Marie de Médicis, le parlement pouvait dans une certaine mesure justifier sa conduite en se basant sur ce fait que le roi défunt, surpris par la mort, n’avait laissé aucune disposition testamentaire relative à l’organisation du gouvernement pendant la minorité de son fils. Mais Louis XIII avait tout réglé. Le parlement, pour disposer une seconde fois de la régence et la donner à Anne d’Autriche avec de pleins pouvoirs, cassa le testament royal, et cet acte révolutionnaire, accompli par les premiers magistrats du royaume qui déchiraient de leurs mains bourgeoises les dernières volontés d’un roi, fut comme le prélude des outrages qui attendaient dans l’avenir la dynastie capétienne. La veuve de Louis XIII n’en fut pas plus reconnaissante que la veuve de Henri IV, et la guerre entre les deux pouvoirs ne tarda pas à se ranimer. Elle s’engagea sur des questions fiscales et des édits bursaux. Mazarin fit enfermer à Pignerol le président des enquêtes, et bannit quelques conseillers. Ceux qui restaient libres refusèrent de siéger ; toutes les chambres prirent parti pour les enquêtes, ainsi que la chambre des comptes, la cour des aides, le grand conseil, et signèrent le 13 mai 1648 un acte d’union auquel souscrivirent les parlemens d’Aix et de Bordeaux. Cet acte fut cassé avec défense aux signataires de s’assembler ; ils méprisèrent la défense. Anne d’Autriche, oubliant qu’elle leur devait son titre de régente, répétait qu’elle ne souffrirait pas que cette canaille insultât la majesté royale. La canaille tint bon. Elle réclama des réformes dans l’administration des finances ; Mazarin n’avait pas la conscience nette, il jugea prudent de se ménager des hommes qui pouvaient d’un jour à l’autre dévoiler ses exactions. Dans le lit de justice tenu le 31 juillet 1648, le chancelier fit de nombreuses concessions, sous la réserve que les chambres ne se réuniraient plus sans la permission du roi, ce qui les réduisait à l’impuissance. Le lendemain et les jours suivans de nouvelles réunions furent tenues. Mazarin fit arrêter le président de Blancmesnil et les conseillers Broussel et Charton. Les Parisiens lui répondirent par la journée des barricades (1er et 6 août), et par la fronde.

Jusque-là, le parlement avait eu le beau rôle. Quand Mazarin jetait sans jugement dans les prisons 18,000 individus pour non paiement des tailles, et poussait l’arbitraire à tel point que les gens se regardaient comme ses obligés lorsqu’il ne les faisait pas arrêter, il avait énergiquement protesté, par l’organe du président Jacques de Mesmes, au grand scandale du cardinal-ministre, qui s’indignait a de le voir si fort déclaré pour la sûreté publique. » Il avait combattu les désastreuses mesures fiscales qui « tiraient le pain au pauvre peuple, » et lutté de tous ses efforts contre une tyrannie qui, sans avoir le caractère cruel de celle de Richelieu, n’en faisait pas moins peser sur la nation un joug intolérable ; mais, en entrant dans la fronde, il échange le rôle de justicier et de légiste, qui faisait sa gloire, contre le rôle d’émeutier. Il force deux fois la reine mère à quitter Paris ; il s’allie tour à tour au peuple, aux courtisans qui le méprisent, à la noblesse qu’il déteste. Il lève des troupes, nomme des généraux, met à prix la tête de Mazarin en offrant aux assassins une prime de 150,000 livres et s’attribue, pour percevoir des impôts forcés, l’autorité qu’il refuse au roi et à ses ministres. Il s’allie avec l’étranger comme au temps de la ligue, et quand il a déchaîné pendant cinq ans la guerre civile, mis hors la loi le gouvernement légal sans le remplacer autrement que par l’anarchie, combattu le despotisme sans faire rien de durable pour les libertés publiques, il vient à la rentrée du roi et de Mazarin dans Paris les assurer de son dévoûment et de son obéissance. Louis XIV, déclaré majeur le 7 septembre 1651, lui fit durement expier la fronde, et la France, connue toujours, fut ramenée au despotisme par l’anarchie.

En 1653, le jeune roi était à la chasse à Vincennes, lorsqu’il apprit que son parlement, comme il disait, préparait des remontrances au sujet d’un édit sur les monnaies. Il partit aussitôt à fond de train, et, sans se faire annoncer, il entra brusquement dans la salle des séances, en bottes et le fouet à la main. — On sait les malheurs qu’ont produits vos assemblées, dit-il au premier président ; j’ordonne qu’on cesse celles qui sont commencées sur mes édits. Je vous défends de les souffrir ; et vous, ajouta-t-il en s’adressant au président des enquêtes, je vous défends de les demander. — C’était un arrêt formel de déchéance, et le ton sur lequel il avait été prononcé montrait qu’il était sans appel ; il fut confirmé par plusieurs édits. L’ordonnance civile de 1667 déclara que les actes royaux auraient force de loi du jour même de leur présentation, et le titre de cour souveraine fut changé en celui de cour supérieure.

Pendant cinquante ans, le parlement ne sortit de son silence que pour protester de sa soumission. Quelques voix indépendantes s’élevèrent encore çà et là, mais sans trouver d’écho dans Versailles. Louis XIV, débarrassé de tout contradicteur, fut tout-puissant pour le mal et le bien ; les flatteries des courtisans remplacèrent les remontrances des magistrats, et dans les jours attristés de la vieillesse, au milieu des désastres du déclin, le grand roi put reconnaître la vérité de ces paroles du chef le plus illustre de la fronde, le cardinal de Retz : « Il n’y a que Dieu qui puisse subsister par lui seul. » Il avait tenu la plus haute cour de justice du royaume sous la perpétuelle menace de son fouet de chasse. Elle s’en vengea sur son successeur, et nous verrons, dans la seconde partie de cette étude, comment elle a fait payer à la monarchie l’abaissement où l’avait réduite le prince que « l’adulation déifiait jusqu’au sein du christianisme. »

Charles Louandre
  1. Voyez le discours prononce à l’ouverture de l’assemblée des notables de 1787. Archives parlementaires, Paris, 1867, et années suiv., t. Ier, p 194 et suiv.
  2. Voyez le comte de Boulainvilliers, Histoire de la pairie de France et du parlement de Paris, 2 vol. in-12 ; 1733, et les Remontrances du 27 novembre 1755.
  3. Sur la transcription, Rec. des ordonnances, mai 1355, t. II, p. 2.
  4. Le parlement, de Paris a été avec la royauté le plus grand pouvoir de l’ancien régime. Son histoire détaillée, comme corps de justice et comme corps politique, est encore à faire ; les documens ne manqueront pas. Les archives nationales contiennent la collection des registres de cette cour souveraine ; ils sont au nombre de 10,363, donnant 5,230,OO0 actes de 1254 à 1790. La publication de la table de cet immense recueil a été commencée en 1863, sous le titre d’Inventaire des actes du parlement, par M. Boutaric, qu’une mort prématurée vient d’enlever au moment même où il était nommé membre de l’Institut. Les ouvrages imprimés sont aussi fort nombreux, la Bibliothèque historique de la France du père Le Long, édit. de 1778, t. IV, p. 134 et suiv., en mentionne 168. Le Catalogue de l’Histoire de France, publié par l’administration de la Bibliothèque nationale, t. VII, donne l’indication à peu près complète de ce qui a paru depuis. Les Treize parlemens de France, 1617, in-fo, de Bernard de Larochoflavin, président à mortier à Toulouse, né en 1552, mort en 1627, et l’Histoire du parlement de Voltaire, sont jusqu’à présent les deux meilleurs livres qui aient été écrits sur ce sujet. On trouve dans Voltaire quelques erreurs, mais on y trouve avant tout la sagacité pénétrante que ce merveilleux esprit portait en toutes choses.
  5. Pasquier, Recherches de la France, 1617, in-4o, p. 301 et suiv.
  6. On connaît la réponse d’Hincmar au pape qui menaçait de venir en France excommunier des évêques : Si excommunicaturus veneris, excommunicatus abibis ; et la réponse de saint Bernard à Innocent II : Nous sommes plus pape que vous. Ce n’est plus ainsi que parlent nos évêques.
  7. Traité des libertés de l’église gallicane, t. Ier, p. 149 et suiv. — Archives curieuses de l’histoire de France, t. III, p. 350.
  8. Ce sont ceux-là qui ont fait entendre à Henri III ces belles paroles : « Le crime que vous voulez châtier est attaché aux consciences, lesquelles sont exemptes de la puissance du fer et du feu. Quand tout le parti des huguenots serait réduit à une seule personne, il n’y aurait un seul de nous qui osât conclure à la mort, si son procès ne lui était solennellement fait, et si elle n’était dûment convaincue de crime capital et énorme. »