Les Confidences (Lamartine)/À Lucy L.

Chez l’auteur (Œuvres complètes tome 29p. 129-134).


A LUCY L...


RÉCITATIF.


La harpe de Morven de mon âme est l’emblème ;
Elle entend de Cromla les pas des morts venir ;
Sa corde à mon chevet résonne d’elle-même
Quand passe sur ses nerfs l’ombre de l’avenir.
Ombres de l’avenir, levez-vous pour mon âme !
Écartez la vapeur qui vous voile à mes yeux...
Quelle étoile descend ?... Quel fantôme de femme
Pose ses pieds muets sur le cristal des cieux ?
.   .   .   .   .   .   .   .   .   .
Est-ce un songe qui meurt ? une âme qui vient vivre ?
Mêlée aux brumes d’or dans l’impalpable éther.
Elle ressemble aux fils du blanc tissu du givre
Qu’aux vitres de l’hiver les songes font flotter.
Ne soufflez pas sur elle, ô vents tièdes des vagues !
Ne fondez pas cette ombre, éclairs du firmament !
Oiseaux, n’effacez pas sous vos pieds ces traits vagues
Où la vierge apparaît aux rêves de l’amant.

La lampe du pêcheur qui vogue dans la brume
A des rayons moins doux que son regard lointain.
Le feu que le berger dans la bruyère allume
Se fond moins vaguement dans les feux du matin,
.   .   .   .   .   .   .   .   .   .
.   .   .   .   .   .   .   .   .   .

Sous sa robe d’enfant, qui glisse des épaules,
A peine aperçoit-on deux globes palpitants,
Comme les nœuds formés sous l’écorce des saules
Qui font renfler la tige aux séves du printemps.

CHANT.

Il est nuit sur les monts. L’avalanche ébranlée
Glisse par intervalle aux flancs de la vallée.
Sur les sentiers perdus sa poudre se répand ;
Le pied d’acier du cerf à ce bruit se suspend.
Prêtant l’oreille au chien qui le poursuit en rève,
Il attend pour s’enfuir que le croissant se lève.
L’arbre au bord du ravin, noir et déraciné,
Se penche comme un mât sous la vague incliné.
La corneille, qui dort sur une branche nue,
S’éveille et pousse un cri qui se perd dans la nue ;
Elle fait dans son vol pleuvoir à flocons blancs
La neige qui chargeait ses ailes sur ses flancs.
Les nuages chassés par les brises humides
S’empilent sur les monts en sombres pyramides,
Ou, comme des vaisseaux sur le golfe écumant,
Labourent de sillons le bleu du firmament.
Le vent transi d’Érin qui nivelle la plaine
Sur la lèvre en glaçons coupe et roidit l’haleine ;
Et le lac où languit le bateau renversé
N’est qu’un champ de frimas par l’ouragan hersé.
.   .   .   .   .   .   .   .   .   .
.   .   .   .   .   .   .   .   .   .
Un toit blanchi de chaume où la tourbe allumée
Fait ramper sur le ciel une pâle fumée ;
La voix du chien hurlant en triste aboîment sort,
Seul vestige de vie au sein de cette mort :
.   .   .   .   .   .   .   .   .   .
.   .   .   .   .   .   .   .   .   .
Quel est au sein des nuits ce jeune homme, ou ce rêve
Qui de l’étang glacé suit à grands pas la grève,

Gravit l’âpre colline, une arme dans la main.
Rencontre le chevreuil sans changer son chemin,
Redescend des hauteurs dans la gorge profonde
Où la tour des vieux chefs chancelle au bord de l’onde ;
Son noir lévrier quête et hurle dans les boís,
Et la brise glacée est pleine d’une voix.

CHANT DU CHASSEUR.

Lève-toi ! lève-toi ! sur les collines sombres,
Biche aux cornes d’argent que poursuivent les ombres !
O lune ! sur ces murs épands tes blancs reflets !
Des songes de mon front ces murs sont le palais !
Des rayons vaporeux de ta chaste lumière
A mes yeux fascinés fais briller chaque pierre ;
Ruisselle sur l’ardoise, et jusque dans mon cœur
Rejaillis, ô mon astre, en torrents de langueur
Aux fentes des créneaux la giroflée est morte.
Le lierre aux coups du Nord frissonne sur la porte
Comme un manteau neigeux dont le pâtre, au retour,
Secoue avant d’entrer les frimas dans la cour.
Le mur épais s’entrouvre à l’épaisse fenêtre...
Lune ! avec ton rayon mon regard y pénètre
J’y vois, à la lueur du large et haut foyer,
Dans l’àtre au reflet rouge un frêne flamboyer.

LE CHASSEUR.

Astre indiscret des nuits, que vois-tu dans la salle ?

LA LUNE.

Les chiens du fier chasseur qui dorment sur la dalle.

LE CHASSEUR.

Que n’importent les chiens, le chevreuil et le cor ?
Astre indiscret des nuits, regarde et dis encor.

LA LUNE.

Sous l’ombre d’un pilier la nourrice dévide
La toison des agneaux sur le rouet rapide.

Ses yeux sous le sommeil se ferment à demi ;
Sur son épaule enfin son front penche endormi ;
Oubliant le duvet dont la quenouille est pleine,
Dans la cendre à ses pieds glisse et roule la laine.

LE CHASSEUR.

Que me fait la nourrice aux doigts chargés de jours ?
Astre éclatant des nuits, regarde et dis toujours !

LA LUNE.

Entre l’âtre et le mur, la blanche jeune fille,
Laissant sur ses genoux sa toile et son aiguille,
Sur la table accoudée...

LE CHASSEUR.

_____________Astre indiscret des nuits !
Arrête-toi sur elle ! et regarde, et poursuis !

LA LUNE.

Sur la table de chêne, accoudée et pensive,
Elle suit du regard la forme fugitive
De l’ombre et des lueurs qui flottent sur le mur,
Comme des moucherons sur un ruisseau d’azur.
On dirait que ses yeux fixes sur des mystères
Cherchent un sens caché dans ces vains caractères,
Et qu’elle voit d’avance entrer dans cette tour
L’ombre aux traits indécis de son futur amour.
Non, jamais un amant qu’à sa couche j’enlève,
Dans ses bras assoupis n’enlaça plus beau rêvel
Vois-tu ses noirs cheveux, de ses charmes jaloux,
Rouler comme une nuit jusque sur ses genoux ?

LE CHASSEUR.

Soufflez, brises du ciell ouvrez ce sombre voile !
Nuages de son front, rendez-moi mon étoile !

Laissez-moi seulement sous ce jais entrevoir
La blancheur de son bras sortant du réseau noir !
Ou l’ondulation de sa taille élancée,
Ou ce coude arrondi qui porte sa pensée,
Ou le lis de sa joue, ou le bleu du regard
Dont le seul souvenir me perce comme un dard.
O fille du rocher ! tu ne sais pas quels rêves
Avec ce globe obscur de tes yeux tu soulèves !...
A chacun des longs cils qui voilent leur langueur,
Comme l’abeille au trèfle, est suspendu mon cœur.
Reste, oh ! reste longtemps sur ton bras assoupie
Pour assouvir l'amour du chasseur qui t’épie !
Je ne sens ni la nuit ni les mordants frimas.
Ton souffle est mon foyer, tes yeux sont mes climats.
Des ombres de mon sein ta pensée est la flamme !
Toute neige est printemps aux rayons de ton âme !
Oh ! dors ! oh ! rêve ainsi, la tête sur ton bras !
Et quand au jour, demain, tu te réveilleras,
Puissent mes longs regards, incrustés sur la pierre,
Rester collés au mur et dire à ta paupière
Qu’un fantôme a veillé sur toi dans ton sommeil !
Et puisses-tu chercher son nom à ton réveil ! »
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RÉCITATIF.

Ainsi chantait, au pied de la tour isolée,
Le barde aux bruns cheveux, sous la nuit étoilée,
Et transis par le froid, ses chiens le laissaient seul,
Et le givre en tombant le couvrait d’un linceul,
Et le vent qui glaçait le sang dans ses artères
L’endormait par degrés du sommeil de ses pères,
Et les loups qui rôdaient sur l’hiver sans chemin,
Hurlant de joie aux morts, le flairaient pour demain.
Et pendant qu’il mourait au bord du précipice,
La vierge réveillée écoutait la nourrice,
A voix basse contant les choses d’autrefois,
Ou tirait un accord de harpe sous ses doigts,

Ou, frappant le tison aux brûlantes prunelles,
Lisait sa destinée au vol des étincelles,
Ou regardait, distraite, .aux flammes du noyer,
Les murs réverbérer les lueurs du foyer.


Milly, 1805, 16 décembre.