Les Confidences (Lamartine)/Livre 6

Chez l’auteur (Œuvres complètes tome 29p. 105-140).


LIVRE SIXIÈME



I


Représentez-vous un oiseau doux, mais libre et sauvage, en possession du nid, des forêts, du ciel, en rapport avec toutes les voluptés de la nature, de l’espace et de la liberté, pris tout à coup au piége de fer de l’oiseleur, et forcé de replier ses ailes et de déchirer ses pattes dans les barreaux de la cage étroite où on vient de l’enfermer avec d’autres oiseaux de races différentes, et dont le plumage et les cris discordants lui sont inconnus, vous aurez une idée imparfaite encore de ce que j’éprouvai pendant les premiers mois de ma captivité.

L'éducation maternelle m’avait fait une âme toute l’expansion, dé sincérité et d’amour. Je ne savais pas ce que c’était que craindre, je ne savais qu’aimer. Je ne connaissais que la douce et naturelle persuasion qui découlait pour moi des lèvres, des yeux, des moindres gestes de ma mère. Elle n’était pas mon maître, elle était plus, elle était ma volonté. Ce régime sain de la maison paternelle ou la seule loi était de s’aimer, où la seule crainte était de déplaire, où la seule punition était un front attristé, avait fait de moi un enfant très-développé pour tout ce qui était sentiment, très-impressionnable aux moindres rudesses, aux moindres froissements de cœur. Je tombais de ce nid rembourré de duvet, et tout chaud de la tendresse d’une incomparable famille, sur la terre froide et dure d’une école tumultueuse, peuplée de deux cents enfants inconnus, railleurs, méchants, vicieux, gouvernés par des maîtres brusques, violents et intéressés, dont le langage mielleux, mais fade, ne déguisa pas un seul jour à mes yeux l’indifférence.

Je les pris en horreur. Je vis en eux des geôliers. Je passais les heures de récréation à regarder seul et triste, à travers les barreaux d’une longue grille qui fermait la cour, le ciel et la cime boisée des montagnes du Beaujolais, et à soupirer après les images de bonheur et de liberté que j’y avais laissées. Les jeux de mes camarades m’attristaient ; leur physionomie même me repoussait. Tout respirait un air de malice, de fourberie et de corruption qui soulevait mon cœur. L’impression fut si vive et si triste, que les idées de suicide dont je n’avais jamais entendu parler m’assaillirent avec force. Je me souviens d’avoir passé des jours et des nuits à chercher par quel moyen je pourrais m’arracher une vie que je ne pouvais pas supporter. Cet état de mon âme ne cessa pas un seul moment tout le temps que je restai dans cette maison.


II


Après quelques mois de ce supplice, je résolus de m’échapper. Je calculai longtemps et habilement mes moyens d’évasion. Enfin, à l’heure où la porte d’un parloir s’ouvrait pour les parents qui venaient visiter leurs enfants, j’eus soin de me tenir dans ce parloir. Je fis semblant d’avoir jeté dans la rue la balle avec laquelle je jouais. Je me précipitai dehors comme pour la rattraper. Je refermai violemment la porte, et je m’élançai à toutes jambes à travers les petites ruelles bordées de murs et de jardins qui sillonnaient le faubourg de la Croix-Rousse, à Lyon. Je parvins bientôt à faire perdre mes traces au gardien qui me poursuivait, et quand j’eus gagné les bois qui couvraient les collines de la Saône, entre Neuville et Lyon, je ralentis le pas et je m’assis au pied d’un arbre pour reprendre haleine et réfléchir.

Je n’avais pour toute ressource que trois francs en petite monnaie dans ma poche. Je savais bien que je serais mal reçu par mon père ; mais je me disais : « Ma fuite aura toujours cela de bon qu’on ne pourra pas me renvoyer dans le même collège ; » Et puis, je ne comptais pas me présenter à mon père. Mon plan consistait à aller à Milly demander asile à un de ces braves paysans doit-t j’étais si connu et si aimé, soit même à la loge du gros chien de garde de la cour de la maison, où j’avais si souvent passé des heures avec lui couché sur la paille ; de la j’aurais fait prévenir ma mère que j’étais arrivé ; elle aurait adouci mon père ; on m’aurait reçu et pardonné, et j’aurais repris ma douce vie auprès d’eux.

Il n’en fut point ainsi. M’étant remis en marche, et étant arrivé dans une petite ville à six lieues de Lyon, j’entrai dans une auberge et je demandai à dîner. Mais il peine étais-je assis devant l’omelette et le fromage qu’une bonne femme m’avait préparés, que la porte s’ouvrit et que je vis entrer le directeur de la maison d’éducation, escorte d’un gendarme. On me reprit, on me lia les mains, on me ramena à travers la honte que me donnait la curiosité des villageois. On m’enferma seul dans une espèce de cachot. J’y passai deux mois sans communication avec qui que ce fût, excepté pourtant avec le directeur, qui me demanda en vain un acte de repentir. Lassé à la fin de ma fermeté, on me renvoya a mes parents. Je fus mal reçu de toute la famille, excepté de ma pauvre mère. Elle obtint qu’on ne me renverrait plus à Lyon. Un collège dirigé par les jésuites à Belley, sur la frontière de Savoie, était alors en grande renommée, non seulement en France, mais encore en Italie, en Allemagne et en Suisse. Ma mère m’y conduisit.


III


En y entrant, je sentis en peu de jours la différence prodigieuse qu’il y a entre une éducation vénale rendue à de malheureux enfants, pour l’amour de l’or, par des industriels enseignants, et une éducation donnée au nom de Dieu, et inspirée par un religieux dévouement dont le ciel seul est la récompense. Je ne retrouvai pas la ma mère, mais j’y retrouvai Dieu, la pureté, la prière, la charité, une douce et paternelle surveillance, le ton bienveillant de la famille, des enfants aimés et aimants, aux physionomies heureuses. J’étais aigri et endurci ; je me laissai attendrir et séduire. Je me pliai de moi-même à un joug que d’excellents maîtres savaient rendre doux et léger. Tout leur art consistait à nous intéresser nous-mêmes aux succès de la maison et à nous conduire par notre propre volonté et par notre propre enthousiasme. Un esprit divin semblait animer du même souffle les maîtres et les disciples. Toutes nos âmes avaient retrouvé leurs ailes et volaient d’un élan naturel vers le bien et vers le beau. Les plus rebelles eux-mêmes étaient soulevés et entraînés dans le mouvement général. C’est là que j’ai vu ce que l’on pouvait faire des hommes, non en les contraignant, mais en les inspirant. Le sentiment religieux qui animait nos maîtres nous animait tous. Ils avaient l’art de rendre ce sentiment aimable et sensible, et de créer en nous la passion de Dieu. Avec un tel levier placé dans nos propres cœurs, ils soulevaient tout. Quant à eux, ils ne faisaient pas semblant de nous aimer, ils nous aimaient véritablement, comme les saints aiment leurs devoirs, comme les ouvriers aiment leurs œuvres, comme les superbes aiment leur orgueil. Ils commencèrent par me rendre heureux ; ils ne tardèrent pas à me rendre sage. La piété se ranima dans mon âme. Elle devint le mobile de mon ardeur au travail. Je formai des amitiés intimes avec des enfants de mon âge aussi purs et aussi heureux que moi. Ces amitiés nous refaisaient, pour ainsi dire, une famille. Arrivé trop tard dans les dernières classes, puisque j’avais déjà passé douze ans, je marchai vite aux premières. En trois ans ]’avais tout appris. Je revenais chaque année chargé des premiers prix de ma classe. J’en avais du bonheur pour ma mère, je n’en avais aucun orgueil pour moi. Mes camarades et mes rivaux me pardonnaient mes succès, parce qu’ils semblaient naturels, et que je ne les sentais pas moi-même. Il ne manquait à mon bonheur que ma mère et la liberté.


IV


Cependant je n’ai jamais pu discipliner mon âme à la servitude, quelque adoucie qu’elle fût par l’amitié, par la faveur de mes maîtres, par la popularité bienveillante dont mes condisciples m’entouraient au collège. Cette liberté des yeux, des pas, des mouvements, longtemps savourée à la campagne, me rendait les murs de l’école plus obscurs et plus étroits. J’étais un prisonnier plus heureux que les autres, mais j’étais toujours un prisonnier. Je ne m’entretenais avec mes amis, dans les heures de libre entretien, que du bonheur de sortir bientôt de cette réclusion forcée et de posséder de nouveau le ciel, les champs, les bois, les eaux, les montagnes de nos demeures meures paternelles. J’avais la fièvre perpétuelle de la liberté, j’avais la frénésie de la nature.

La fenêtre haute du dortoir la plus rapprochée de mon lit ouvrait sur une verte vallée du Bugey, tapissée de prairies, encadrée par des bois de hêtres et terminée par des montagnes bleuâtres sur le flanc desquelles on voyait flotter la vapeur humide et blanche de lointaines cascades. Souvent, quand tous mes camarades étaient endormis, quand la nuit était limpide et que la lune éclairait le ciel, je me levais sans bruit, je grimpais contre les barreaux d’un dossier de chaise, dont je me faisais une échelle, et je m’accordais des heures entières sur le socle de cette fenêtre, pour regarder amoureusement cet horizon de silence, de solitude et de recueillement. Mon âme se portait avec d’indicibles élans vers ces prés, vers ces bois, vers ces eaux ; il me semblait que la félicité suprême était de pouvoir y égarer à volonté mes pas, comme j’y égarais mes regards et mes pensées, et si je pouvais saisir dans les gémissements du vent, dans les chants du rossignol, dans les bruissements des feuillages, dans le murmure lointain et répercuté des chutes d’eau, dans les tintements des clochettes des vaches sur la montagne, quelques-unes des notes agrestes, des réminiscences d’oreille de mon enfance à Milly, des larmes de souvenir, d’extase, tombaient de mes yeux sur la pierre de la fenêtre, et je rentrais dans mon lit pour y rouler longtemps en silence, dans mes rêves éveillés, les images éblouissantes de ces visions.

Elles se mêlaient de jour en jour davantage dans mon âme avec les pensées et les visions du ciel. Depuis que l’adolescence, en troublant mes sens, avait inquiété, attendri et attristé mon imagination, une mélancolie un peu sauvage avait jeté comme un voile sur ma gaieté naturelle et donné un accent plus grave à mes pensées comme au son de ma voix. Mes impressions étaient devenues si fortes, qu’elles en étaient douloureuses. Cette tristesse vague que toutes les choses de la terre me faisaient éprouver m’avait tourné vers l’infini. L’éducation éminemment religieuse qu’on nous donnait chez les jésuites, les prières fréquentes, les méditations, les sacrements, les cérémonies pieuses répétées, prolongées, rendues plus attrayantes par la parure des autels, la magnificence des costumes, les chants, l’encens, les fleurs, la musique, exerçaient sur des imaginations d’enfants ou d’adolescents de vives séductions. Les ecclésiastiques qui nous les prodiguaient s’y abandonnaient les premiers eux-mêmes avec la sincérité et la ferveur de leur foi. J’y avais résisté quelque temps sous l’impression des préventions et de l’antipathie que mon premier séjour dans le collège de Lyon m’avait laissées contre mes premiers maîtres. Mais la douceur, la tendresse d’âme et la persuasion insinuante d’un régime plus sain, sous mes maîtres nouveaux, ne tardèrent pas à agir avec la toute-puissance de leur enseignement sur une imagination de quinze ans. Je retrouvai insensiblement auprès d’eux la piété naturelle que ma mère m’avait fait sucer avec son lait. En retrouvant la piété, je retrouvai le calme dans mon esprit, l'ordre et la résignation dans mon âme, la règle dans ma vie, le goût de l’étude, le sentiment de mes devoirs, la sensation de la communication avec Dieu, les voluptés de la méditation et de la prière, l’amour du recueillement intérieur, et ces extases de l’adoration en présence de Dieu auxquelles rien ne peut être comparé sur la terre, excepté les extases d’un premier et pur amour. Mais l’amour divin, s’il a des ivresses et des voluptés de moins, a de plus l’infini et l’éternité de l’être qu’on adore ! Il a de plus encore sa présence perpétuelle devant les yeux et dans l’âme de l’adorateur. Je le savourai dans toute son ardeur et dans toute son immensité.

Il m’en resta plus tard ce qui reste d’un incendie qu’on a traversé : un éblouissement dans les yeux et une tache de brûlure sur le cœur. Ma physionomie en fut modifiée ; la légèreté un peu évaporée de l’enfance y fit place à une gravité tendre et douce, à cette concentration méditative du regard et des traits qui donne l’unité et le sens moral au visage. Je ressemblais à une statue de l’Ado1escenee enlevée un moment de l’abri des autels pour être offerte en modèle aux jeunes hommes. Le recueillement du sanctuaire n’enveloppait jusque dans mes jeux et dans mes amitiés avec mes camarades. Ils m’approchaient avec une certaine déférence, ils m’aimaient avec réserve.

J’ai peint dans Jocelyn, sous le nom d’un personnage imaginaire, ce que j’ai éprouvé moi-même de chaleur d’âme contenue, d’enthousiasme pieux répandu en élancements de pensées, en épanchements et en larmes d’adoration devant Dieu, pendant ces brûlantes années d’adolescence, dans une maison religieuse. Toutes mes passions futures encore en pressentiments, toutes mes facultés de comprendre, de sentir et d’aimer encore en germe, toutes les voluptés et toutes les douleurs de ma vie encore en songe, s’étaient pour ainsi dire concentrées, recueillies et condensées dans cette passion de Dieu, comme pour offrir au créateur de mon être, au printemps de mes jours, les prémices, les flammes et les parfums d’une existence que rien n’avait encore profanée, éteinte ou évaporée avant lui.

Je vivrais mille ans que je n’oublierais pas certaines heures du soir où, m’échappant pendant la récréation des élèves jouant dans la cour, j’entrais par une petite porte secrète dans l’église déjà assombrie par la nuit, et à peine éclairée au fond du chœur par la lampe suspendue du sanctuaire ; je me cachais sous l’ombre plus épaisse d’un pilier ; je m’enveloppais tout entier de mon manteau comme dans un linceul ; appuyais mon front contre le marbre froid d’une balustrade, et, plongé, pendant des minutes que je ne comptais plus, dans une muette mais intarissable adoration, je ne sentais plus la terre sous mes genoux ou sous mes pieds, et je m’abîmais en Dieu, comme l’atome flottant dans la chaleur d’un jour d’été s’élève, se noie, se perd dans l’atmosphère, et, devenu transparent comme l’éther, paraît aussi aérien que l’air lui-même et aussi lumineux que la lumière !

Cette sérénité chaude de mon âme, découlant pour moi de la piété, ne s’éteignit pas en moi pendant les quatre années que j’employai encore à achever mes études. Cependant j’aspirais ardemment à les terminer pour rentrer dans la maison paternelle et dans la liberté de la vie des champs. Cette aspiration incessante vers la famille et vers la nature était même au fond un stimulant plus puissant que l’émulation. Au terme de chaque cours d’étude accompli, je voyais en idée s’ouvrir la porte de ma prison. C’est ce qui me faisait presser le pas et devancer mes émules. Je ne devais les couronnes dont j’étais récompensé et littéralement surcharge à la fin de l’année, qu’à la passion de sortir plus vite de cet exil ou l’on condamne l’enfance. Quand je n’aurais plus rien à apprendre au collège, il faudrait bien me rappeler à la maison.

Ce jour arriva enfin. Ce fut un des plus beaux de mon existence. Je fis des adieux reconnaissants aux excellents maîtres qui avaient su vivifier mon âme en formant mon intelligence, et qui avaient fait pour ainsi dire rejaillir leur amour de Dieu en amour et en zèle pour l’âme de ses enfants. Les pères Desbrosses, Varlet, Béquet, Wrintz, surtout, mes amis plus que mes professeurs, restèrent toujours dans ma mémoire comme des modèles de sainteté, de vigilance, de paternité, de tendresse et de grâce pour leurs élèves. Leurs noms feront toujours pour moi partie de cette famille de l’âme à laquelle on ne doit pas le sang et la chair, mais l’intelligence, le goût, les mœurs et le sentiment.

Je n’aime pas l’institut des jésuites. Élevé dans leur sein, je’savais discerner, dès cette époque, l’esprit de séduction, d’orgueil et de domination qui se cache ou qui se révèle à propos dans leur politique, et qui, en immolant chaque membre au corps et en confondant ce corps avec la religion, se substitue habilement à Dieu même et aspire à donner à une secte le gouvernement des consciences et la monarchie universelle de la conscience humaine. Mais ces vices abstraits de l’institution ne m’autorisent pas à effacer de mon cœur la vérité, la justice et la reconnaissance pour les mérites et pour les vertus que j’ai vus respirer et éclater dans leur enseignement et dans les maîtres chargés par eux du soin de notre enfance. Le mobile humain se sentait dans leurs rapports avec le monde ; le mobile divin se sentait dans leurs rapports avec nous.

Leur zèle était si ardent qu’il ne pouvait s’allumer qu’à un principe surnaturel et divin. Leur foi était sincère, leur vie pure, rude, immolée à chaque minute et jusqu’à la fin au devoir et à Dieu. Si leur foi eût été moins superstitieuse et moins puérile, si leurs doctrines eussent été moins imperméables à la raison, ce catholicisme éternel, je verrais dans les hommes que je viens de citer les maîtres les plus dignes de toucher avec des mains pieuses l’âme délicate de la jeunesse ; je verrais dans leur institut l’école et l’exemple des corps enseignants. Voltaire, qui fut leur élève aussi, leur rendit la même justice. Il honora les maîtres de sa jeunesse dans les ennemis de la philosophie humaine. Je les honore et je les vénère dans leurs vertus, comme lui. La vérité n’a jamais besoin de calomnier la moindre vertu pour triompher par le mensonge. Ce serait la un jésuitisme de la philosophie. C’est par la vérité que la raison doit triompher.

Enfin, après l’année qu’on appelle de philosophie, année pendant laquelle on torture par des sophismes stupides et barbares le bon sens naturel de la jeunesse pour le plier aux dogmes régnants et aux institutions convenues, je sortis du collège pour n’y plus rentrer. Je n’en sortis pas sans reconnaissance pour mes excellents maîtres : mais j’en sortis avec l’ivresse d’un captif qui aime ses geôliers sans regretter les murs de sa prison. J’allais me plonger dans l’océan de liberté auquel je n’avais pas cessé d’aspirer ! Oh ! comme je comptais heure par heure ces derniers jours de la dernière semaine où notre délivrance devait sonner ! Je n’attendis pas qu’on m’envoyât chercher de la maison paternelle ; je partis en compagnie de trois élèves de mon âge qui rentraient dans leur famille comme moi, et dont les parents habitaient les environs de Mâcon. Nous portions notre petit bagage sur nos épaules, et nous nous arrêtions de village en village et de ferme en ferme, dans les gorges sauvages du Bugey. Les montagnes, les torrents, les cascades, les ruines sous les rochers, les chalets sous les sapins et sous les hêtres de ce pays tout alpestre, nous arrachaient nos premiers cris d’admiration pour la nature. C’étaient nos vers grecs et latins traduits par Dieu lui-même en images grandioses et vivantes, une promenade à travers la poésie de sa création. Toute cette route ne fut qu’une ivresse.


V


De retour à Milly quelques jours avant la chute des feuilles, je crus ne pouvoir épuiser jamais les torrents de félicité intérieure que répandait en moi le sentiment de ma liberté dans le site de mon enfance, au sein de ma famille. C’était la conquête de mon âge de virilité. Ma mère m’avait fait préparer une petite chambre à moi seul, prise dans un angle de la maison et dont la fenêtre ouvrait sur l’allée solitaire de noisetiers. Il y avait un lit sans rideaux, une table, des rayons contre le mur pour ranger mes livres. Mon père m’avait acheté les trois compléments de la robe virile d’un adolescent, une montre, un fusil et un cheval, comme pour me dire que désormais les heures, les champs, l’espace, étaient à moi. Je m’emparai de mon indépendance avec un délire qui dura plusieurs mois. Le jour était donné tout entier à la chasse avec mon père, à panser mon cheval à l’écurie ou à galoper, la main dans sa crinière, dans les prés des vallons voisins ; les soirées aux doux entretiens de famille dans le salon, avec ma mère, mon père, quelques amis de la maison, on a des lectures à haute voix des historiens et des poëtes.

Outre ces livres instructifs vers la lecture desquels mon père dirigeait sans affectation ma curiosité, j’en avais d’autres que je lisais seul. Je n’avais pas tardé a découvrir l’existence des cabinets de lecture à Mâcon ou on louait des livres aux habitants des campagnes voisines. Ces livres, que j'allais chercher le dimanche, étaient devenus pour moi la source inépuisable de solitaires délectations. J’avais entendu les titres de ces ouvrages retentir au collège dans les entretiens des jeunes gens plus avancés en âge et en instruction que moi. Je me faisais un véritable Éden imaginaire de ce monde des idées ; des poëmes et des romans qui nous étaient interdits par la juste sévérité de nos études.

Le moment où cet Éden me fut ouvert, où j’entrai pour la première fois dans une bibliothèque circulante, où je pus à mon gré étendre la main sur tous ces fruits mûrs, verts ou corrompus de l’arbre de science, me donna le vertige. Je me crus introduit dans le trésor de l’esprit humain. Hélas ! hélas ! combien ce trésor véritable est vite épuisé ! et combien de pierres fausses tombèrent peu à peu sous mes mains avec désenchantement et avec dégoût, à la place des merveilles que j’espérais y trouver !

Les sentiments de piété que j’avais rapportés de mon éducation et la crainte d’offenser les chastes et religieux scrupules de ma mère m’empêchèrent néanmoins de laisser égarer mes mains et mes yeux sur les livres dépravés ou suspects, poison des âmes, dont la fin du dernier siècle et le matérialisme ordurier de l’empire avaient inondé alors les bibliothèques. Je les entr'ouvris en rougissant avec une curiosité craintive, et je les refermai avec horreur. Le cynisme est l’idéal renversé ; c’est la parodie de la beauté physique et morale, c’est le crime de l’esprit, c’est l'abrutissement de l’imagination. Je ne pouvais m’y plaire. Il y avait en moi trop d’enthousiasme pour ramper dans ces égouts de l’intelligence. Ma nature avait des ailes. Mes dangers étaient en haut et non en bas.

Mais je dévorais toutes les poésies et tous les romans dans lesquels l’amour s’élève à la hauteur d’un sentiment, au pathétique de la passion, à l’idéal d’un culte éthéré. Madame de Staël, madame Cottin, madame Flahaut, Richardson, l’abbé Prévost, les romans allemands d’Auguste Lafontaine, ce Gessner prosaïque de la bourgeoisie, fournirent pendant des mois entiers de délicieuses scènes toutes faites au drame intérieur de mon imagination de seize ans. Je m’enivrais de cet opium de l’âme qui peuple de fabuleux fantômes les espaces encore vides de l’imagination des oisifs, des femmes et des enfants. Je vivais de ces mille vies qui passaient, qui brillaient et qui s’évanouissaient successivement devant moi, en tournant les innombrables pages de ces volumes plus enivrants que les feuilles de pavot.

Ma vie était dans mes songes. Mes amours se personnifiaient dans ces figures idéales qui se levaient tour à tour sous l’évocation magique de l’écrivain, et qui traversaient les airs en y laissant pour moi une image de femme, un visage gracieux ou mélancolique, des cheveux noirs ou blonds, des regards d’azur ou d’ébène, et surtout un nom mélodieux. Quelle puissance que cette création par la parole, qui a doublé le monde des êtres et qui a donné la vie à tous les rêves de l’homme ! Quelle puissance surtout à l’âge où la vie n’est elle-même encore qu’un rêve, et où l’homme n’est encore qu’imagination !

Mais ce qui me passionnait par-dessus tout, c’étaient les poëtes, ces poëtes qu’on nous avait avec raison interdits pendant nos mâles études, comme des enchantements dangereux qui dégoûtent du réel en versant à pleins flots la coupe des illusions sur les lèvres des enfants.

Parmi ces poëtes, ceux que je feuilletais de préférence n’étaient pas alors les anciens dont nous avions, trop jeunes, arrosé les pages classiques de nos sueurs et de nos larmes d’écolier. Il s’en exhalait, quand je rouvrais leurs pages, je ne sais quelle odeur de prison, d’ennui et de contrainte qui me les faisait refermer, comme le captif délivré qui n’aime pas à revoir ses chaînes ; mais c’étaient ceux qui ne s’inscrivent pas dans le catalogue des livres d’étude, les poëtes modernes, italiens, anglais, allemands, français, dont la chair et le sang sont notre sang et notre chair à nous-mêmes, qui sentent, qui pensent, qui aiment, qui chantent, comme nous pensons, comme nous chantons, comme nous aimons, nous, hommes des nouveaux jours : le Tasse, le Dante, Pétrarque, Shakspeare, Milton, Chateaubriand, qui chantait alors comme eux, Ossian surtout, ce poëte du vague, ce brouillard de l’imagination, cette plainte inarticulée des mers du Nord, cette écume des grèves, ce gémissement des ombres, ce roulis des nuages autour des pics tempétueux de l’Écosse, ce Dante septentrional, aussi grand, aussi majestueux, aussi surnaturel que le Dante de Florence, plus sensible que lui, et qui arrache souvent à ses fantômes des cris plus humains et plus déchirants que ceux des héros d’Homère.


VI


C’était le moment où Ossian, le poëte de ce génie des ruines et des batailles, régnait sur l’imagination de la France. Baour-Lormian le traduisait en vers sonores pour les camps de l’empereur. Les femmes le chantaient en romances plaintives ou en fanfares triomphales au départ, sur la tombe ou au retour de leurs amants. De petites éditions en volumes portatifs se glissaient dans toutes les bibliothèques. Il m’en tomba une sous la main. Je m’abîmai dans cet océan d’ombres, de sang, de larmes, de fantômes, d’écume, de neige, de brumes, de frimas, et d’images dont l’immensité, le demi-jour et la tristesse correspondaient si bien à la mélancolie grandiose d’une âme de seize ans qui ouvre ses premiers rayons sur l’infini. Ossian, ses sites et ses images correspondaient merveilleusement aussi à la nature du pays des montagnes presque écossaises, à la saison de l’année et à la mélancolie des sites où je le lisais. C’était dans les âpres frissons de novembre et de décembre. La terre était couverte d’un manteau de neige percé çà et là par les troncs noirs de sapins épars, ou surmonté par les branches nues des chênes où s’assemblaient et criaient les volées de corneilles. Les brumes glacées suspendaient le givre aux buissons. Les nuages ondoyaient sur les~ cimes ensevelies des montagnes. De rares échappées de soleil les perçaient par moments et découvraient de profondes perspectives de vallées sans fond, où l’œil pouvait supposer des golfes de mer. C’était la décoration naturelle et sublime des poëmes d’Ossian que je tenais à la main. Je les emportai dans mon carnier de chasseur sur les montagnes, et, pendant que les chiens donnaient de la voix dans les gorges. je les lisais assis sous quelque rocher concave, ne quittant la page des yeux que pour trouver à l’horizon, à mes pieds, les mêmes brouillards, les mêmes nuées, les mêmes plaines de glaçons ou de neige que je venais de voir en imagination dans mon livre. Combien de fois je sentis mes larmes se congeler au bord de mes cils ! J’étais devenu un des fils du barde, une de ces ombres héroïques, amoureuses, plaintives, qui combattent, qui aiment, qui pleurent ou qui chantent sur la harpe dans les sombres domaines de Fingal. Ossian est certainement une des palettes où mon imagination a broyé le plus de couleurs, et qui a laissé le plus de ses teintes sur les faibles ébauches que j’ai tracées depuis. C’est l’Eschyle de nos temps ténébreux. Des érudits curieux ont prétendu et prétendent encore qu’il n’a jamais existé ni écrit, que ses poëmes sont une supercherie de Macpherson. J’aimerais autant dire que Salvator Rosa a inventé la nature !


VII


Mais il manquait quelque chose a mon intelligence complète d’Ossian : c’était l’ombre d’un amour. Comment adorer sans objet ? comment se plaindre sans douleur ? comment pleurer sans larmes ? Il fallait un prétexte à mon imagination d’enfant rêveur. Le hasard et le voisinage ne tardèrent pas à me fournir ce type obligé de mes adorations et de mes chants. Je m’en serais fait un de mes songes, de mes nuages et de mes neiges, s’il n’avait pas existé tout près de moi. Mais il existait, et il eût été digne d’un culte moins imaginaire et moins puéril que le mien.

Mon père passait alors les hivers tout entiers à la campagne. Il y avait, dans les environs, des familles nobles ou des familles d’honorable et élégante bourgeoisie qui habitaient également leurs châteaux ou leurs petits domaines pendant toutes les saisons de l’année. On se réunissait dans des repas de campagne ou dans des soirées sans luxe. La plus sobre simplicité et la plus cordiale égalité régnaient dans ces réunions de voisins et d’amis. Vieux seigneurs ruinés par la révolution, émigrés encore jeunes et conteurs, rentrés de l’exil ; curés, notaires, médecins des villages voisins, familles retirées dans leurs maisons rustiques, riches cultivateurs du pays, confondus par les habitudes et par le voisinage avec la bourgeoisie et la noblesse, composaient ces réunions que le retour de l’hiver avait multipliées.

Pendant que les parents s’entretenaient longuement à table, ou jouaient aux échecs, au trictrac, aux cartes dans la salle, les jeunes gens jouaient à des jeux moins réfléchis dans un coin de la chambre, se répandaient dans les jardins, pétrissaient la neige, dénichaient les rouges-gorges ou les fauvettes dans les rosiers, ou répétaient les rôles de petites pièces et de proverbes en action qu’ils venaient représenter, après le souper et le jeu, devant les parents et les amis.

Une jeune personne de seize ans, comme moi, fille unique d’un propriétaire aisé de nos montagnes, se distinguait de tous ces enfants par son esprit, par son instruction et par ses talents précoces. Elle s’en distinguait aussi par sa beauté plus mûre qui commençait à la rendre plus rêveuse et plus réservée que ses autres compagnes. Sa beauté, sans être d’une régularité parfaite, avait cette langueur d’expression contagieuse qui fait rêver le regard et languir aussi la pensée de celui qui contemple. Des yeux d’un bleu de pervenche, des cheveux noirs et touffus, une bouche pensive qui riait peu et qui ne s’ouvrait que pour des paroles brèves, sérieuses, pleines d’un sens supérieur à ses années ; une taille où se révélaient déjà les gracieuses inflexions de la jeunesse, une démarche lasse, un regard qui contemplait souvent, et qui se détournait quand on le surprenait comme s’il eût voulu dérober les rêveries dont il était plein : telle était cette jeune fille. Elle semblait avoir le pressentiment d’une vie courte et nuageuse comme les beaux jours d’hiver où je la connus. Elle dort depuis longtemps sous cette neige où nous imprimions nos premiers pas.

Elle s’appelait Lucy.


VIII


Elle sortait depuis quelques mois d’un couvent de Paris où ses parents lui avaient donné une éducation supérieure à sa destinée et à sa fortune. Elle était musicienne. Elle avait une voix qui faisait pleurer. Elle dansait avec une perfection d’attitude et de pose un peu nonchalante, mais qui donnait à l’art l’abandon et la mollesse des mouvements d’une enfant : elle parlait deux langues étrangères. Elle avait rapporté de Paris des livres dont elle continuait à nourrir son esprit dans l’isolement du hameau de son père. Elle savait par cœur les poëtes ; elle adorait comme moi Ossian, dont les images lui rappelaient nos propres collines dans celles de Morven. Cette adoration commune du même poëte, cette intelligence à deux d’une même langue ignorée des autres, étaient déjà une confidence involontaire entre nous. Nous nous cherchions sans cesse ; nous nous rapprochions partout pour en parler. Avant de savoir que nous avions un attrait l’un vers l’autre, nous nous rencontrions déjà dans nos nuages, nous nous aimions déjà dans notre poëte chéri. Souvent à part du reste de la société, dans les jeux, dans les promenades, nous marchions et une longue distance en avant de sa mère et de mes sœurs, nous parlant peu, n’osant nous regarder, mais nous montrant de temps en temps de la main quelques beaux arcs-en-ciel dans les brouillards, quelques sombres vallées noyées d’une nappe de brume d’où sortait, comme un écueil ou comme un navire submergé, la flèche d’un clocher ou le faisceau de tours ruinées d’un vieux château ; ou bien encore quelque chute d’eau congelée au fond du ravin, sur laquelle les châtaigniers et les chênes penchaient leurs bras alourdis de neige, comme les vieillards de Lochlin sur la harpe des bardes.

Nous nous répondions par un regard d’admiration muette et d’intelligence intérieure. Nous marchions souvent une demi-heure ainsi, à côté l’un de l’autre quand je la conduisais jusqu’au bout de la vallée où demeurait son père, sans qu’on entendit d’autre bruit que le léger craquement de nos pieds dans le sentier de neige. Nous ne nous quittions pourtant jamais sans un soupir dans le cœur et sans une rougeur sur le front.

Les familles et les voisins souriaient de cette inclination qu’ils avaient aperçue avant nous. Ils la trouvaient naturelle et sans danger entre deux enfants de cet âge, qui ne savaient pas même le nom du sentiment qui les entraînait ainsi, et qui, loin de se déclarer cette prédilection l’un à l’autre, ne se l’expliquaient pas à eux-mêmes.


IX


Cependant ce sentiment se passionnait de jour en jour davantage en moi et en elle. Quand j’avais passé la soirée auprès d’elle, que j’avais reconduit sa famille jusqu’au torrent au-dessus duquel la maison de son père s’élevait sur un cap de rocher, il me semblait qu’on m’arrachait le cœur et qu’on l’enfermait avec elle dans ces gros murs et sous cette porte retentissante. Je revenais à pas lents, sans suivre aucun sentier, à travers les taillis et les prés, me retournant sans cesse pour voir l’ombre des hautes murailles se découper sur le firmament : heureux quand j’apercevais briller un moment une petite lumière à la fenêtre de la tourelle haute qui dominait le torrent où je savais qu’elle lisait en attendant le sommeil.

Tous les jours je m’acheminais, sous un prétexte quelconque, de ce côté de la vallée, mon fusil sous le bras, mon chien sur mes pas. Je passais des heures entières à rôder en vue du vieux manoir, sans entendre d’autre bruit que la voix des chiens de garde qui hurlaient de joie en jouant avec leur jeune maîtresse, sans voir autre chose que la fumée qui s’élevait du toit dans le ciel gris. Quelquefois cependant je la découvrais elle-même en robe blanche à peine agrafée autour du cou ; elle ouvrait sa fenêtre au rayon matinal ou au vent du midi ; elle posait un pot de fleurs sur le rebord pour faire respirer à la plante renfermée l’air du ciel, ou bien elle suspendait à un clou la cage de son chardonneret que baisaient ses lèvres entre les barreaux.

Elle s’accordait quelquefois longtemps pour regarder écumer le torrent et courir les nuages, et ses beaux cheveux noirs pendaient en dehors, fouettés contre le mur par le vent d’hiver. Elle ne se doutait pas qu’un regard ami suivait, du bord opposé du ravin, tous ses mouvements, et qu’une bouche entr'ouverte cherchait à reconnaître dans les saveurs de l'air les vagues du vent qui avaient touché ses cheveux et emporté leur odeur dans les prés. Le soir, je lui disais timidement que j’avais passé en vue de sa maison dans la journée ; qu’elle avait arrosé sa plante à telle heure ; qu’a telle autre elle avait exposé son oiseau au soleil ; qu'ensuite elle avait rêvé un moment à sa fenêtre ; qu’après elle avait chanté ou touché du piano ; qu’enfin elle avait refermé sa fenêtre et qu’elle s’était assise longtemps immobile comme quelqu’un qui lit.


X


Elle rougissait en me voyant si attentif à observer ce qu’elle faisait et en pensant qu’un regard invisible notait ses regards, ses pas et ses gestes jusque dans sa tour, où elle ne se croyait vue que de Dieu ; mais elle ne paraissait donner aucune signification d’attachement particulier à cette vigilance de ma pensée sur elle.

« Et vous, me disait-elle avec un intérêt sensible dans la voix, mais masqué d’une apparente indifférence, qu’avez-vous fait aujourd’hui ? » Je n’osais jamais lui dire : « J’ai pensé a vous ! » Et nous restions toujours dans cette délicieuse indécision de deux cœurs qui sentent qu’ils s’adorent, mais qui ne se décideraient jamais à se le dire des lèvres : leur silence et leur tremblement même le disent assez pour eux.

Ossian fut notre confident muet et notre interprète. Elle m’en avait prêté un volume. Je devais le lui rendre. Après avoir glissé dans toutes les pages les brins de mousse, les grains de lierre, les fleurs qu’elle aimait à cueillir dans les haies ou sur les pots de giroflée des chaumières quand nous nous promenions ensemble avant l’hiver ; après avoir cherché à appeler ainsi sa pensée sur moi et montré que je pensais à ses goûts moi-même, l’idée me vint d’ajouter une ou deux pages à Ossian, et de charger l’ombre des bardes écossais de la confidence de mon amour sans espoir. J’affectai de me faire redemander souvent le livre avant de le rendre et de citer vingt fois le chiffre d’une page « que je relisais toujours, lui disais-je, qui exprimait toute mon âme, qui était imbibée de toutes mes larmes d’admiration, et je la suppliais de la lire à son tour, mais de la lire seule, dans sa chambre, le soir, avec recueillement, au bruit du vent dans les pins et du torrent dans son lit, comme sans doute Ossian l’avait écrite. » J’avais excité ainsi sa curiosité, et l’espérais qu’elle ouvrirait le volume à la page qui contenait le poëme de ses propres soupirs.


XI


J’ai retrouvé, il y a trois ans, ces premiers vers dans les papiers du pauvre curé de B***, qui était en ce temps-la de nos sociétés d’enfance, et pour qui je les avais copiées ; car, quel amour n’a pas besoin d’un confident ? Les voici dans toute leur inexpérience et dans toute leur faiblesse. J’en demande pardon à M. de Lormian, poëte et aveugle aujourd’hui comme Ossian. C’était un écho lointain de l’Écosse répété par une voix d’enfant dans les montagnes de son pays, une palette et point de dessin, des nuages et point de couleurs. Un rayon de la poésie du Midi fit évanouir pour moi plus tard toute cette brume fantastique du Nord.


A LUCY L...


RÉCITATIF.


La harpe de Morven de mon âme est l’emblème ;
Elle entend de Cromla les pas des morts venir ;
Sa corde à mon chevet résonne d’elle-même
Quand passe sur ses nerfs l’ombre de l’avenir.
Ombres de l’avenir, levez-vous pour mon âme !
Écartez la vapeur qui vous voile à mes yeux...
Quelle étoile descend ?... Quel fantôme de femme
Pose ses pieds muets sur le cristal des cieux ?
.   .   .   .   .   .   .   .   .   .
Est-ce un songe qui meurt ? une âme qui vient vivre ?
Mêlée aux brumes d’or dans l’impalpable éther.
Elle ressemble aux fils du blanc tissu du givre
Qu’aux vitres de l’hiver les songes font flotter.
Ne soufflez pas sur elle, ô vents tièdes des vagues !
Ne fondez pas cette ombre, éclairs du firmament !
Oiseaux, n’effacez pas sous vos pieds ces traits vagues
Où la vierge apparaît aux rêves de l’amant.

La lampe du pêcheur qui vogue dans la brume
A des rayons moins doux que son regard lointain.
Le feu que le berger dans la bruyère allume
Se fond moins vaguement dans les feux du matin,
.   .   .   .   .   .   .   .   .   .
.   .   .   .   .   .   .   .   .   .

Sous sa robe d’enfant, qui glisse des épaules,
A peine aperçoit-on deux globes palpitants,
Comme les nœuds formés sous l’écorce des saules
Qui font renfler la tige aux séves du printemps.

CHANT.

Il est nuit sur les monts. L’avalanche ébranlée
Glisse par intervalle aux flancs de la vallée.
Sur les sentiers perdus sa poudre se répand ;
Le pied d’acier du cerf à ce bruit se suspend.
Prêtant l’oreille au chien qui le poursuit en rève,
Il attend pour s’enfuir que le croissant se lève.
L’arbre au bord du ravin, noir et déraciné,
Se penche comme un mât sous la vague incliné.
La corneille, qui dort sur une branche nue,
S’éveille et pousse un cri qui se perd dans la nue ;
Elle fait dans son vol pleuvoir à flocons blancs
La neige qui chargeait ses ailes sur ses flancs.
Les nuages chassés par les brises humides
S’empilent sur les monts en sombres pyramides,
Ou, comme des vaisseaux sur le golfe écumant,
Labourent de sillons le bleu du firmament.
Le vent transi d’Érin qui nivelle la plaine
Sur la lèvre en glaçons coupe et roidit l’haleine ;
Et le lac où languit le bateau renversé
N’est qu’un champ de frimas par l’ouragan hersé.
.   .   .   .   .   .   .   .   .   .
.   .   .   .   .   .   .   .   .   .
Un toit blanchi de chaume où la tourbe allumée
Fait ramper sur le ciel une pâle fumée ;
La voix du chien hurlant en triste aboîment sort,
Seul vestige de vie au sein de cette mort :
.   .   .   .   .   .   .   .   .   .
.   .   .   .   .   .   .   .   .   .
Quel est au sein des nuits ce jeune homme, ou ce rêve
Qui de l’étang glacé suit à grands pas la grève,

Gravit l’âpre colline, une arme dans la main.
Rencontre le chevreuil sans changer son chemin,
Redescend des hauteurs dans la gorge profonde
Où la tour des vieux chefs chancelle au bord de l’onde ;
Son noir lévrier quête et hurle dans les boís,
Et la brise glacée est pleine d’une voix.

CHANT DU CHASSEUR.

Lève-toi ! lève-toi ! sur les collines sombres,
Biche aux cornes d’argent que poursuivent les ombres !
O lune ! sur ces murs épands tes blancs reflets !
Des songes de mon front ces murs sont le palais !
Des rayons vaporeux de ta chaste lumière
A mes yeux fascinés fais briller chaque pierre ;
Ruisselle sur l’ardoise, et jusque dans mon cœur
Rejaillis, ô mon astre, en torrents de langueur
Aux fentes des créneaux la giroflée est morte.
Le lierre aux coups du Nord frissonne sur la porte
Comme un manteau neigeux dont le pâtre, au retour,
Secoue avant d’entrer les frimas dans la cour.
Le mur épais s’entrouvre à l’épaisse fenêtre...
Lune ! avec ton rayon mon regard y pénètre
J’y vois, à la lueur du large et haut foyer,
Dans l’àtre au reflet rouge un frêne flamboyer.

LE CHASSEUR.

Astre indiscret des nuits, que vois-tu dans la salle ?

LA LUNE.

Les chiens du fier chasseur qui dorment sur la dalle.

LE CHASSEUR.

Que n’importent les chiens, le chevreuil et le cor ?
Astre indiscret des nuits, regarde et dis encor.

LA LUNE.

Sous l’ombre d’un pilier la nourrice dévide
La toison des agneaux sur le rouet rapide.

Ses yeux sous le sommeil se ferment à demi ;
Sur son épaule enfin son front penche endormi ;
Oubliant le duvet dont la quenouille est pleine,
Dans la cendre à ses pieds glisse et roule la laine.

LE CHASSEUR.

Que me fait la nourrice aux doigts chargés de jours ?
Astre éclatant des nuits, regarde et dis toujours !

LA LUNE.

Entre l’âtre et le mur, la blanche jeune fille,
Laissant sur ses genoux sa toile et son aiguille,
Sur la table accoudée...

LE CHASSEUR.

_____________Astre indiscret des nuits !
Arrête-toi sur elle ! et regarde, et poursuis !

LA LUNE.

Sur la table de chêne, accoudée et pensive,
Elle suit du regard la forme fugitive
De l’ombre et des lueurs qui flottent sur le mur,
Comme des moucherons sur un ruisseau d’azur.
On dirait que ses yeux fixes sur des mystères
Cherchent un sens caché dans ces vains caractères,
Et qu’elle voit d’avance entrer dans cette tour
L’ombre aux traits indécis de son futur amour.
Non, jamais un amant qu’à sa couche j’enlève,
Dans ses bras assoupis n’enlaça plus beau rêvel
Vois-tu ses noirs cheveux, de ses charmes jaloux,
Rouler comme une nuit jusque sur ses genoux ?

LE CHASSEUR.

Soufflez, brises du ciell ouvrez ce sombre voile !
Nuages de son front, rendez-moi mon étoile !

Laissez-moi seulement sous ce jais entrevoir
La blancheur de son bras sortant du réseau noir !
Ou l’ondulation de sa taille élancée,
Ou ce coude arrondi qui porte sa pensée,
Ou le lis de sa joue, ou le bleu du regard
Dont le seul souvenir me perce comme un dard.
O fille du rocher ! tu ne sais pas quels rêves
Avec ce globe obscur de tes yeux tu soulèves !...
A chacun des longs cils qui voilent leur langueur,
Comme l’abeille au trèfle, est suspendu mon cœur.
Reste, oh ! reste longtemps sur ton bras assoupie
Pour assouvir l'amour du chasseur qui t’épie !
Je ne sens ni la nuit ni les mordants frimas.
Ton souffle est mon foyer, tes yeux sont mes climats.
Des ombres de mon sein ta pensée est la flamme !
Toute neige est printemps aux rayons de ton âme !
Oh ! dors ! oh ! rêve ainsi, la tête sur ton bras !
Et quand au jour, demain, tu te réveilleras,
Puissent mes longs regards, incrustés sur la pierre,
Rester collés au mur et dire à ta paupière
Qu’un fantôme a veillé sur toi dans ton sommeil !
Et puisses-tu chercher son nom à ton réveil ! »
.   .   .   .   .   .   .   .   .   .
.   .   .   .   .   .   .   .   .   .

RÉCITATIF.

Ainsi chantait, au pied de la tour isolée,
Le barde aux bruns cheveux, sous la nuit étoilée,
Et transis par le froid, ses chiens le laissaient seul,
Et le givre en tombant le couvrait d’un linceul,
Et le vent qui glaçait le sang dans ses artères
L’endormait par degrés du sommeil de ses pères,
Et les loups qui rôdaient sur l’hiver sans chemin,
Hurlant de joie aux morts, le flairaient pour demain.
Et pendant qu’il mourait au bord du précipice,
La vierge réveillée écoutait la nourrice,
A voix basse contant les choses d’autrefois,
Ou tirait un accord de harpe sous ses doigts,

Ou, frappant le tison aux brûlantes prunelles,
Lisait sa destinée au vol des étincelles,
Ou regardait, distraite, .aux flammes du noyer,
Les murs réverbérer les lueurs du foyer.


Milly, 1805, 16 décembre.


XII


Je lui remis un soir, en nous séparant, le volume grossi de ces vers. Elle les fut sans colère et vraisemblablement sans surprise. Elle y répondit par un petit poëme ossianique aussi, comme le mien, intercalé dans les pages d’un autre volume. Ses vers n’exprimaient que la plainte mélancolique d’une jeune vierge de Morven, qui voit le vaisseau de son frère partir pour une terre lointaine, et qui reste à pleurer le compagnon de sa jeunesse, au bord du torrent natal. Je trouvai cette poésie admirable et bien supérieure à la mienne. Elle était en effet plus correcte et plus gracieuse. Il y avait de ces notes que la rhétorique ne connaît pas et qu’on ne trouve que dans ’un cœur de femme. Notre correspondance poétique se poursuivit ainsi quelques jours, et resserra, par cette confidence de nos pensées, l’intimité qui existait déjà entre nos yeux.


XIII


Nous trouvions toujours trop courtes les heures que nous passions ensemble, pendant les promenades ou pendant les soirées de famille, à contempler la sauvage physionomie de nos montagnes, les sapins chargés de neige, imitant les fantômes qui traînent leurs linceuls, la lune dans les nuages, l’écume de la cascade d’où s’élevait l’arc de la pluie dont parle Ossian. Nous aspirions à jouir de ces spectacles nocturnes pendant des nuits plus entièrement at nous, et en échangeant, plus librement que nous n’osions le faire devant les indifférents, les jeunes et inépuisables émanations de nos âmes devant les merveilles de cette nature en harmonie avec les merveilles de nos premières extases et de nos premiers étonnements.

« Qu’elles seraient belles, nous disions-nous souvent, les heures passées ensemble, dans la solitude et dans le silence d’une nuit d’hiver, à nous entretenir sans témoins et sans fin des plus secrètes émotions de nos âmes, comme Fíngal, Morni et Malvína sur les collines de leurs aïeux ! »

Des larmes de désir et d’enthousiasme montaient dans nos yeux à ces images anticipées du bonheur poétique que nous osions rêver dans ces entretiens dérobés au jour et à l’œil de nos parents. A force d’en parler, nous arrivãmes à un égal désir de réaliser ce songe d’enfant ; puis nous concertâmes secrètement, mais innocemment, les moyens de nous donner l’un à l’autre cette félicité d’imagination. Rien n’était si facile du moment que nous nous entendions, moi pour le demander avec passion, elle pour l’accorder sans soupçon ni résistance.


XIV


La tour qu’habitait Lucy, à l’extrémité du petit manoir de son père, avait pour base une terrasse dont le mur, bâti en forme de rempart, avait ses fondements dans le bas de la petite vallée près du torrent. Le mur était en pente assez douce. Des buis, des ronces, des mousses, poussés dans les crevasses des vieilles pierres ébréchées par le temps, permettaient à un homme agile et hardi d’arriver, en rampant, au sommet du parapet et de sauter, de là, dans le petit jardin qui occupait l’espace étroit de la terrasse au pied de la tour. Une porte basse de cette tour, servant d’issue à la dernière marche d’un escalier tournant, ouvrait sur le jardin. Cette porte, fermée la nuit par un verrou intérieur, pouvait s’ouvrir sous la main de Lucy et lui donner la promenade du jardin pendant le sommeil de sa nourrice. Je connaissais le mur, la terrasse, le jardin, la tour, l’escalier. Il ne s’agissait pour elle que d’avoir assez de résolution pour y descendre, pour moi assez d’audace pour y monter. Nous convînmes de la nuit, de l’heure, du signal que je ferais de la colline opposée en brûlant une amorce de mon fusil.

Le plus embarrassant pour moi était de sortir inaperçu, la nuit, de la maison de mon père. La grosse porte du vestibule sur le perron ne s’ouvrait qu’avec un retentissement d’énormes serrures rouillées, de barres et de verrous dont le bruit ne pouvait manquer d’éveiller mon père. Je couchais dans une chambre haute du premier étage. Je pouvais descendre en me suspendant à un drap de mon lit et en sautant de l’extrémité du drap dans le jardin ; mais je ne pouvais remonter. Une échelle heureusement oubliée par des maçons qui avaient travaillé quelques jours dans les pressoirs me tira d’embarras. Je la dressai, le soir, contre le mur de ma chambre. J’attendis impatiemment que l’horloge eût sonné onze heures et que tout bruit fût assoupi dans la maison. J’ouvris doucement la fenêtre et je descendis, mon fusil à la main, dans l’allée des noisetiers. Mais à peine avais-je fait quelques pas muets sur la neige, que l’échelle, glissant avec fracas contre la muraille, tomba dans le jardin. Un gros chien de chasse qui couchait au pied de mon lit, m’ayant vu sortir par la fenêtre, s’était élancé à ma suite. Il avait entravé ses pattes dans les barreaux et avait entraîné par son poids l’échelle à terre. A peine dégagé, le chien s’était jeté sur moi et me couvrait de caresses. Je le repoussai rudement pour la première fois de ma vie. Je feignis de le battre pour lui ôter l’envie de me suivre plus loin. Il se coucha à mes pieds et me vit franchir le mur qui séparait le jardin des vignes sans faire un mouvement.


XV


Je me glissai à travers les champs, les bois et les prés, sans rencontrer personne jusqu’au bord du ravin opposé à la maison de Lucy. Je brûlai l’amorce. Une légère lueur allumée un instant, puis éteinte à la fenêtre haute de la tour, me répondit. Je déposai mon fusil au pied du mur en talus. Je grimpai le rempart. Je sautai sur la terrasse. Au même instant, la porte de la tour s’ouvrit. Lucy, franchissant le dernier degré et marchant comme quelqu’un qui veut assoupir le bruit de ses pas, s’avança vers l’allée où je l’attendais un peu dans l’ombre. Une lune splendide éclairait de ses gerbes froides, mais éblouissantes, le reste de la terrasse, les murs et les fenêtres de la tour, les flancs de la vallée.

Nous étions enfin au comble de nos rêves. Nos cœurs battaient. Nous n’osions ni nous regarder ni parler. J’essuyai cependant avec la main un banc de pierre couvert de neige glacée. J’y étendis mon manteau, que je portais plié sous mon bras, et nous nous assîmes un peu loin l’un de l’autre. Nul de nous ne rompait le silence. Nous regardions tantôt à nos pieds, tantôt vers la tour, tantôt vers le ciel. A la fin je m’enhardis : « O Lucy ! lui dis-je, comme la lune rejaillit pittoresquement d’ici de tous les glaçons du torrent et de toutes les neiges de la vallée ! Quel bonheur de la contempler avec vous ! — Oui, dit-elle, tout est plus beau avec un ami qui partage vos admirations pour ces paysages. » Elle allait poursuivre, quand un gros corps noir, passant comme un boulet par-dessus le mur du parapet, roula dans l’allée, et vint, en deux ou trois élans, bondir sur nous en aboyant de joie.

C’était mon chien qui m’avait suivi de loin, et qui, ne me voyant pas redescendre, s’était élancé sur ma piste et avait grimpé comme moi le mur de la terrasse. A sa voix et à ses bonds dans le jardin, les chiens de la cour répondirent par de longs aboiements, et nous aperçûmes dans l’intérieur de la maison la lueur d’une lampe qui passait de fenêtre en fenêtre en s’approchant de la tour. Nous nous levâmes. Lucy s’élança vers la porte de son escalier, dont je l’entendis refermer précipitamment le verrou Je me laissai glisser jusqu’au pied du mur dans les prés. Mon chien me suivit. Je m’enfonçai à grands pas dans les sombres gorges des montagnes, en maudissant l’importune fidélité du pauvre animal. J’arrivai transi sous la fenêtre de ma chambre.

Je replaçai l’échelle. Je me couchai à l’aube du jour, sans autre souvenir de cette première nuit de poésie ossianique que les pieds mouillés, les membres transis, la conscience un peu humiliée de ma timidité devant la charmante Lucy, et une rancune très-modérée contre mon chien, qui avait interrompu à propos un entretien dont nous étions déjà plus embarrassés qu’heureux.


XVI


Ainsi finirent ces amours imaginaires qui commençaient à inquiéter un peu nos parents. On s’était aperçu de ma sortie nocturne. On se hâta de me faire partir avant que cet enfantillage devînt plus sérieux. Nous nous jurâmes de nous aimer par tous les astres de la nuit, par toutes les ondes du torrent et par tous les arbres de la vallée. L’hiver fondit ces serments avec ses neiges. Je partis pour achever mon éducation à Paris et dans d’autres grandes villes. Lucy fut mariée pendant mon absence, devint une femme accomplie, fit le bonheur d’un mari qu’elle aima, et mourut jeune, dans une destinée aussi vulgaire que ses premiers rêves avaient été poétiques. Je revois quelquefois son ombre mélancolique et diaphane sur la petite terrasse de la tour de ***, quand je passe, l’hiver, au fond de la vallée, que le vent du nord fouette la crinière de mon cheval ou que les chiens aboient dans la cour du manoir abandonné.