Les Confessions d’un révolutionnaire/XVIII


XVIII.


21 MARS :


LOI SUR LES CLUBS ; RÉSISTANCE LÉGALE.


Ainsi, par l’élection du 10 décembre, et la formation du ministère Barrot-Faucher-Falloux, la réaction avait fait un nouveau progrès. Le gouvernement avait passé des républicains du lendemain aux doctrinaires. Encore un pas, encore une manifestation de la démocratie inintelligente, et nous tombions entre les mains des jésuites. C’était sous les coups de ses propres théologiens, devenus ainsi les continuateurs de la Révolution, que devait périr le principe d’autorité.

Tout s’enchaîne dans la marche des sociétés, tout sert au progrès des révolutions. Et quand, pauvres raisonneurs que nous sommes, nous croyons tout perdu par un de ces coups de notre politique aveugle, tout est sauvé. La réaction comme l’action nous pousse en avant, la résistance est mouvement. Le Président de la République, dont la signification historique est de dissoudre parmi nous le principe d’autorité, ne devait point s’adresser aux montagnards pour accomplir son œuvre de mort. D’après les lois de la dialectique révolutionnaire, qui mène à leur insu les gouvernements et les sociétés, ç’aurait été, de la part de Louis Bonaparte, un mouvement rétrograde. Depuis février, l’axe du monde s’étant déplacé, alors qu’on semblait reculer, on avançait. Nous venons de voir M. Odilon Barrot s’attaquer, au nom de la Constitution elle-même, à la Constitution, en élevant le conflit entre les pouvoirs : nous allons voir M. Léon Faucher, le provocateur du 29 janvier, s’attaquer, par la loi des clubs, aux Institutions. Après les institutions, viendront les Principes, et après les principes, les Classes de la société. C’est ainsi que le pouvoir vient à bout de soi : il ne peut vivre ni avec la Constitution, ni avec les institutions, ni avec les principes, ni avec les hommes. La démolition du pouvoir par lui-même forme une série d’actes spéciaux déterminés d’avance, une sorte d’opération analytique que nous allons voir le gouvernement de Louis Bonaparte exécuter avec une rigueur, une précision qui n’appartiennent qu’à notre pays. Le peuple français est le plus logicien de tous les peuples.

Certes, après la Révolution de février faite au nom du droit de réunion, du droit qu’ont les citoyens de discuter entre eux les intérêts du pays, et de manifester solennellement leur opinion sur les actes du pouvoir ; après, dis-je, cette affirmation éclatante de l’initiative populaire, s’il était une institution qu’un pouvoir démocratique dût respecter, et non-seulement respecter, mais développer, organiser, jusqu’à ce qu’il en eût fait le plus puissant moyen d’ordre et de paix : c’étaient les clubs. Je dis clubs, comme je dirais meetings, sociétés populaires, casinos, gymnases, académies, congrès, comices, etc. ; en un mot, associations et réunions de toute nature et de toute espèce. Le nom ne fait rien à la chose. Sous le nom de clubs ou tout autre qu’il vous plaira, il s’agit de l’organisation du suffrage universel sous toutes les formes, de l’édifice même de la Démocratie.

Le Gouvernement provisoire s’était contenté de faire surveiller les clubs : il s’est beaucoup vanté de sa tolérance. Tolérer ! c’était déjà se déclarer hostile, c’était renier son principe. Après la tolérance, devait infailliblement venir l’intolérance. Cavaignac donna le signal ; l’atrabilaire Léon Faucher, trouvant l’œuvre de son prédécesseur insuffisante, entreprit de la compléter. Un projet de loi fut déposé par lui, qui déclarait purement et simplement l’interdiction des clubs.

Interdire les clubs, supprimer le droit de réunion, ne permettre aux citoyens de s’assembler au nombre de plus de vingt personnes, et pour quelque objet que ce soit, qu’avec la permission et sous le bon plaisir de l’autorité : c’est déclarer que le pouvoir est tout, qu’à lui seul appartient le progrès, l’intelligence, les idées ; que la démocratie n’est qu’un mot, que la véritable constitution de la société est le régime cellulaire ; et qu’il faut, de nécessité absolue, pour la paix du monde et l’ordre de la civilisation, qu’une de ces deux choses périsse, ou l’initiative des citoyens, ou celle de l’État ; ou la liberté, ou le gouvernement. Le projet de M. Léon Faucher ne contenait pas autre chose, au fond, que ce dilemme.

Lorsque M. Odilon Barrot porta le premier la main sur l’arche sainte du gouvernement, en élevant le conflit des pouvoirs, nous répondîmes à sa pensée en suspendant sur la tête de Louis Bonaparte l’épée de Damoclès, la responsabilité présidentielle. M. Léon Faucher s’en prenait aux institutions : ce qu’il y avait de mieux à faire était de lui opposer une institution, la résistance légale.

On se souvient de cette fameuse séance du 21 mars, dans laquelle M. Crémieux, rapporteur, déclara au nom de la Commission nommée pour examiner le projet de loi sur les clubs, que par ce projet la Constitution était violée, et qu’en conséquence, la Commission cessait de prendre part au débat. On sait qu’à la suite de cette déclaration, près de deux cents membres de l’Assemblée constituante sortirent de la salle des délibérations, et se réunirent immédiatement dans l’ancienne salle, pour aviser. Ce n’était rien de moins que le commencement d’une manifestation semblable à celle du 13 juin, le premier pas dans la voie de la résistance constitutionnelle. Mais on était trop près de février ; et, admirez la prudence des représentants, par crainte d’affaiblir l’autorité, on aimait mieux tolérer une violation que faire une révolution. Grâce à un arrangement parlementaire, la démonstration de la minorité n’eut pas de suite. Mais le Peuple, dès le lendemain, compléta la pensée de l’opposition, en appelant dès ce moment les citoyens, si l’Assemblée adoptait le projet de loi, à la résistance.

Comme la question de résistance légale est de la plus haute gravité, qu’elle fait partie du droit républicain, que chaque jour l’arbitraire du pouvoir et de la majorité parlementaire la ramène, et que bien des gens la confondent avec le droit à l’insurrection reconnu par la Déclaration de 1793, je vais, avant de rendre raison de la politique suivie par le Peuple en cette circonstance, résumer en quelques mots les vrais principes.

Qu’est-ce que le droit à l’insurrection ?

Que faut-il entendre par résistance légale ?

En quels cas l’un ou l’autre peut-il s’appliquer ?

S’il était possible que le gouvernement eût vraiment souci de l’ordre, qu’il respectât la liberté et recherchât moins l’arbitraire, il s’empresserait de traiter officiellement ces questions : il n’abandonnerait pas cette tâche à un journaliste. Mais le gouvernement hait par-dessus tout les questions légales, et les étouffe tant qu’il peut. Ce qui l’occupe, c’est de poursuivre les auteurs, imprimeurs, crieurs, colporteurs, afficheurs : c’est pour eux qu’il réserve ses instructions et circulaires.

J’observe d’abord que les droits d’insurrection et de résistance sont propres à la période de subordination et d’antagonisme : ils tombent en désuétude avec la pratique de la liberté. Dans une démocratie organisée sur la base de l’initiative populaire, à foyers multiples et sans autorité supérieure, il ne saurait y avoir lieu à l’exercice de pareils droits. Déjà, par l’établissement du suffrage universel, la Constitution de 1790 avait infirmé, tout en le reconnaissant implicitement, le droit d’insurrection. Le despotisme impérial, les Chartes de 1814 et 1830, le cens à 200 francs, supprimant l’intervention des masses dans les affaires publiques, majorité et la minorité se manifestent ; c’est de lui que la majorité tire son droit en même temps que son existence, de telle sorte que, si le suffrage universel était supprimé, toute minorité pourrait, sans être contredite, se dire majorité, et conséquemment en appeler à l’insurrection. Voilà ce qui légitime la conspiration de trente ans dont on a vu certains membres du Gouvernement provisoire s’enorgueillir à la tribune. De 1814 à 1848, le suffrage universel n’existant pas, la légitimité du gouvernement pouvait toujours être suspectée ; et l’expérience a deux fois prouvé qu’en effet, hors du suffrage universel, cette légitimité du gouvernement est nulle.

En deux mots, et nonobstant tout vote contraire du peuple ou de ses représentants, le consentement tacite ou manifeste du peuple, contre le suffrage universel, ne se présume pas[1].

Telle est, d’après nos constitutions imparfaites et nos traditions révolutionnaires, la jurisprudence, si j’ose ainsi dire, du droit d’insurrection. Ce qu’il importe le plus d’en retenir, c’est qu’avec le progrès de la démocratie ce terrible droit s’abroge de lui-même ; et l’on peut affirmer qu’à moins d’une restauration, désormais impossible, des idées absolutistes, le temps des conspirations et des révoltes est passé.

Venons à la résistance légale.

Le droit d’insurrection, avons-nous dit, ne peut, dans un pays où le suffrage universel a commencé de s’organiser, être reconnu à la minorité contre la majorité. Quelque arbitraires que soient les décisions de celles-ci, si flagrante que paraisse la violation du pacte, une majorité peut toujours nier qu’elle le viole : ce qui ramène le différend à une simple question d’appréciation, et ne laisse, par conséquent, aucun prétexte à la révolte. Et quand même la minorité se prévaudrait de certains droits antérieurs ou supérieurs à la Constitution, que la majorité, selon elle, aurait méconnus, il serait facile à celle-ci d’invoquer à son tour d’autres droits antérieurs ou supérieurs, tels que celui du salut public, en vertu desquels elle légitimerait sa volonté : si bien qu’en définitive il faudrait toujours en revenir à une solution par le vote, à la loi du nombre. Admettons donc, comme démontrée, cette proposition : Entre la minorité et la majorité des citoyens, manifestées constitutionnellement par le suffrage universel, le conflit par les armes est illégitime.

Cependant une minorité ne peut pas être à la merci d’une majorité ; la justice, qui est la négation de la force, veut que la minorité ait ses garanties. Car il peut arriver, par l’effet des passions politiques et de l’opposition des intérêts, qu’à la suite d’un acte du pouvoir la minorité affirme que la Constitution est violée, tandis que la majorité le nie ; puis, que le peuple étant appelé, comme juge suprême, à prononcer en dernier ressort sur le dissentiment, la majorité des citoyens se joigne à la majorité des représentants, de sorte que la vérité et la justice se trouvent, de propos délibéré, et par un égoïsme intraitable, foulées aux pieds par ceux-là mêmes qui, d’après la Constitution, devraient les défendre. Alors la minorité, ouvertement opprimée, n’est plus un parti d’opposition politique et parlementaire : c’est un parti proscrit, toute une classe de citoyens mise hors la loi. Une telle situation est la honte, le suicide, la destruction de tout lien social. Mais l’insurrection, aux termes constitutionnels, est interdite : que peut, dans ce cas extrême, la minorité ?

Quand la loi est audacieusement violée ; quand une fraction du peuple est mise au ban de la société ; que la fureur d’un parti en est venue jusqu’à dire : Nous ne céderons jamais ; qu’il y a deux nations dans la nation, l’une plus faible qui est opprimée, l’autre plus nombreuse qui opprime ; que la scission est de part et d’autre avouée, mon avis est que le droit de la minorité est de consommer cette scission en la déclarant. Le lien social étant rompu, la minorité est quitte envers la majorité de tout engagement politique : c’est ce qui s’exprime par le refus d’obéir au pouvoir, d’acquitter l’impôt, de faire le service militaire, etc. Ce refus ainsi motivé a été nommé par les publicistes résistance légale, parce que le gouvernement se plaçant hors de la légalité, les citoyens l’y rappellent en refusant de lui obéir.

La loi sur les clubs, l’intervention de la police dans les réunions électorales, le bombardement de Rome, violant la Constitution et mettant, pour ainsi dire, hors la loi le parti démocratique, motivaient, tant que le parti démocratique serait en minorité dans le pays, l’application du principe de résistance légale ; et si ce parti obtenait la majorité, et que le gouvernement persistât, le droit d’insurrection pouvait alors s’ensuivre.

Avec des ministres dont l’un prétendait que le cri de Vive la République démocratique et sociale ! qui résume toute la Constitution, est inconstitutionnel et factieux ; dont l’autre dénonçait les démocrates-socialistes comme des malfaiteurs et des pillards ; dont un troisième les faisait poursuivre, juger et condamner comme tels ; avec un gouvernement qui, sous le nom d’ordre, n’entendait autre chose que l’extermination de l’opinion républicaine ; qui, n’osant attaquer ouvertement la Révolution à Paris, allait la supprimer à Rome ; qui déclarait la guerre aux idées ; qui disait tout haut : Pas de concessions ! qui répétait à chaque instant, comme au 23 juin, le dicton fatal : Il faut en finir ! la situation était nette, il n’y avait pas à s’y méprendre. La persécution était ouverte contre la démocratie sociale ; nous étions dénoncés au mépris et à la haine, dévoués, le ministre auteur du projet de loi ne s’en cachait pas, à la vindicte de l’autorité. Qu’on en juge par ce trait que la Presse rapportait naguère, et que je voudrais buriner sur une table de bronze, pour l’éternelle honte de celui qui en fut le héros :

« Il y a quelque chose de plus difficile à qualifier que le traitement infligé à M. Furet, c’est la lettre écrite par M. Léon Faucher, alors qu’il était ministre de l’intérieur, à son collègue le ministre de la marine, relativement au régime que devaient subir au bagne les insurgés de juin. On ne s’est pas borné à recommander qu’aucune différence n’eût lieu entre eux et les forçats condamnés pour meurtres et pour vols ; on a poussé le raffinement de la répression jusqu’à refuser aux condamnés de juin la consolation de les accoupler entre eux, et jusqu’à prescrire de river chaque insurgé à un meurtrier ou à un voleur ! Heureusement, l’intérim du ministère de l’intérieur ayant été confié à M. Lacrosse, d’autres ordres très différents ont été donnés. »

M. Léon Faucher est un de ces types qui ne se rencontrent qu’une fois en quarante siècles. Pour trouver son pair, il faut remonter aux temps fabuleux, à ce brigand homérique, qui faisait périr ses victimes en les attachant à des cadavres. Eh bien ! c’est cet homme qui, le 29 janvier, par amour de l’ordre ! traduisez, par haine de la révolution, conviait la garde nationale au massacre des socialistes ; qui, le 21 mars, présentait la loi brutale qui faillit amener le renversement du pouvoir ; qui, le 11 mai, pour écarter de la représentation nationale les candidats républicains, se rendait coupable de faux en écriture télégraphique ; qui, chassé du ministère, et prenant des douches pour apaiser sa fièvre, accusait encore son successeur de modérantisme envers les démocrates ; qui naguère agitait les départements, les excitant, au nom de l’ordre, à se lever contre la Constitution...

Je m’arrête : il faudrait un livre pour dire tout le mal que le passage de ce fanatique au ministère a fait au pays bien plus qu’au socialisme. Parcourez les prisons, faites-vous présenter les registres d’écrou, interrogez les détenus, informez-vous près des avocats, vérifiez les motifs secrets et apparents des condamnations ; et puis faites le compte des malheureux arbitrairement arrêtés, retenus en prévention des mois entiers, conduits, la chaîne au cou, de gendarmerie en gendarmerie, condamnés sur les prétextes les plus futiles, le tout parce qu’ils étaient socialistes. Comptez ensuite ceux qui, coupables de délits véritables, ont vu leur peine aggravée, parce qu’ils étaient suspects de socialisme, parce que le socialisme était devenu, pour les juges, une circonstance aggravante ; parce qu’on tenait à assimiler les socialistes à des malfaiteurs : et vous me direz, après cela, si un parti qui compte, les élections du 13 mai en ont fait foi, plus du tiers de la nation, pouvait se regarder comme injustement persécuté ; si par le projet de loi sur les clubs, la Constitution était à son égard sciemment violée ; si la loi de Léon Faucher n’était pas une déclaration de guerre sociale ?

Quant à moi, je crus qu’il était de notre devoir d’organiser immédiatement, non pas l’insurrection, — nous étions une minorité contre une majorité, un parti contre une coalition de partis ; — mais la résistance légale, avec toute l’extension dont elle est susceptible.

Je n’ai nulle intention de reproduire en ce moment une proposition restée sans effet. Depuis le 13 juin, les circonstances ont changé ; et si je viens rendre compte des moyens que je proposais d’employer alors, c’est que l’occasion, telle est du moins mon espérance, est passée sans retour de nous en servir. La Révolution, dans sa course rapide, n’a plus que faire de ce sabot rouillé de la résistance légale, et je puis, sans danger pour la paix publique, en résumer la théorie. J’ai fait bonne et rude guerre au gouvernement de Louis Bonaparte ; plus d’une fois peut-être, si j’eusse été cru, les choses auraient tourné autrement. Mais il y avait dans l’armée socialiste des Grouchy et des Bourmont, des incapables et des traîtres : et c’est parce qu’à mon avis le recours à la résistance légale, en présence des complications actuelles de la politique, serait une faute, presque un crime envers la Révolution, que tout en rappelant les formalités propres à une mesure de cette espèce, je proteste contre l’abus qu’on en pourrait faire.

Le moyen n’était pas neuf. C’est le même que MM. Guizot, Thiers et consorts s’apprêtaient à employer en 1830, lorsque la réaction légitimiste, précipitant les événements, vint leur donner une victoire plus complète et plus prompte. Mais si l’idée était vieille, l’exécution était on ne peut plus facile et sûre.

La Montagne devait proclamer la résistance légale, d’abord sous forme comminatoire, à la tribune. La presse démocratique en faisait ensuite, pendant un mois, le texte de ses instructions au peuple. Les représentants en écrivaient à leurs électeurs : partout on sommait le gouvernement de s’arrêter dans sa voie de réaction. Si, malgré les notifications qui lui étaient faites, le pouvoir s’obstinait, alors on formait des comités pour le blocus hermétique du gouvernement ; les citoyens et les communes s’entendaient pour refuser simultanément l’impôt, les droits d’octroi, de régie, de navigation, d’enregistrement, etc., le service militaire, l’obéissance aux autorités. On agitait l’opinion jusqu’à ce que la résistance, sans autre signal, éclatât spontanément et de partout. Le motif de la résistance était simple et clair : la loi sur les clubs, l’expédition de Rome, les persécutions judiciaires, étaient une guerre faite à la République : était-ce aux républicains de fournir l’argent et les soldats ?...

Conçoit-on ce que pouvait être une résistance organisée dans les 37,000 communes de France ? Le parti démocratique comptait plus du tiers de la nation : cherchez donc des garnisaires et des gendarmes pour contraindre trois millions de contribuables ! Les paysans, de quelque opinion qu’ils fussent, n’auraient pas plus tôt entendu parler de refus de l’impôt, qu’avant de se déclarer, ils auraient commencé par ne plus payer ; la haine de l’impôt du sel, de celui sur les boissons et des 45 centimes, était une sûre garantie de leurs dispositions. Il serait arrivé dans les villes et les campagnes ce qui arrive à la Banque, à la Bourse et dans tout le monde financier et commercial, au moment des crises politiques : dans l’incertitude des événements, et afin de n’être pas dupe, chacun ajourne le plus qu’il peut ses payements. Le gouvernement eût-il voulu user de rigueur ? Les poursuites n’auraient fait que souffler le feu. D’un seul coup, sans conflit, sans effusion de sang, notre système si compliqué d’impôt était renversé, et force était de le changer de fond en comble ; la conscription abolie, la réforme hypothécaire et les institutions de crédit conquises. Le peuple appelé à voter lui-même l’impôt, le socialisme, par cette résolution de la minorité, devenait une loi de nécessité, et entrait dans la pratique même de l’État.

Il ne faut qu’un peu de connaissance du peuple et de la machine gouvernementale pour comprendre ce qu’un pareil système d’opposition, solennellement annoncé, énergiquement soutenu, avait d’irrésistible, surtout après les élections du 13 mai. Le parti démocratique fut seul à le trouver mesquin, impraticable, impossible. On parla de mobiliers saisis, vendus à l’encan, de paysans effrayés devant les porteurs de contraintes ! Les feuilles les plus avancées, les plus furibondes, s’étonnèrent de cette politique inconcevable, de cette tactique de procureur, comme elles disaient. Elles tremblaient à l’idée d’exposer le peuple à la garnison collective ! Les plus bienveillants trouvaient la résolution imprudente, hasardeuse, surtout antigouvernementale. Si le peuple, disaient-ils, se refuse une fois à payer l’impôt, il ne le payera jamais plus, et le gouvernement sera impossible ! Si l’on apprend aux citoyens à se scinder, si on renouvelle, à propos d’un conflit parlementaire, l’histoire du peuple romain sur le Mont-Sacré, bientôt les départements, les provinces se sépareront les unes des autres ; la centralisation sera attaquée de toutes parts ; nous tomberons dans le fédéralisme : il n’y aura plus d’Autorité ! C’est toujours le gouvernement qui préoccupe les jacobins. Il leur faut le gouvernement, et avec le gouvernement, un budget, des fonds secrets, le plus possible. Bref, la contre-révolution fut admirablement défendue par les organes de la révolution ; les jacobins, qui détestèrent tant la Gironde, parce qu’elle réclamait contre le despotisme central, au nom des libertés locales, parlèrent pour les doctrinaires. Le Peuple recueillit de son initiative cinq ans de prison et 10,000 fr. d’amende, et le Constitutionnel, riant sous cape, n’eut qu’à garder le silence.

Quelle leçon pour moi ! quelle pitoyable chute ! Comme j’avais mal jugé mes contemporains, conservateurs et amis de l’ordre jusqu’à la moelle des os ! Comme je connaissais peu nos prétendus révolutionnaires, gens de pouvoir et d’intrigue, qui de la République fondée en 92 ne comprenaient que le comité de salut public et la police de Robespierre ! Et c’étaient là les rouges qui mettaient en fureur Léon Faucher ! c’étaient là les prétendus terroristes dont le gouvernement de Louis Bonaparte faisait un épouvantail ! Calomnie !

Les partis sont comme les sociétés, comme l’homme. En vieillissant, ils reviennent à l’enfance. L’histoire du jacobinisme, depuis le 25 février 1848 jusqu’au 13 juin 1849, n’est qu’une succession de fautes. Mais c’est encore un aveu qu’il me faut faire, quelque pénible qu’il soit à mon amour-propre. La Révolution a été mieux servie par l’incapacité de ses agents qu’elle ne l’eût été par les moyens décisifs que je proposais. Depuis le 13 juin, nous en avons fini avec les partis et avec le gouvernement : cela vaut mieux que d’avoir rétabli les Montagnards à la place des doctrinaires et des jésuites. La force des choses ne nous laisse plus rien à faire. Il mondo va da se !


  1. Ceci a été écrit plus de six mois avant la loi du 31 mai 1850, qui a privé plus de 3,000,000 de citoyens de leur droit électoral, et substitué au suffrage universel le suffrage restreint. Lors du vote de cette loi, j’étais à Doullens, où l’administration m’avait fait transférer pour un article relatif aux élections d’avril. Il ne tint pas à mes collaborateurs de la Voix du Peuple, que les démocrates ne missent en pratique les principes développés dans mes Confessions. La police y pourvut à temps, en supprimant le journal ; et le Peuple, mieux avisé, je le reconnais, comprit qu’il valait mieux, pour la défense de ses droits, laisser le Pouvoir se perdre par la violation du pacte, que de lui fournir l’occasion d’un massacre inutile, et peut-être d’une victoire. Tout a été profit pour la Révolution dans cette sage conduite, qui a fermé pour jamais le retour au jacobinisme.