Les Confessions d’un révolutionnaire/XVII

XVII.


1849. 29 JANVIER :


RÉACTION BARROT-FALLOUX ; DESTRUCTION DU GOUVERNEMENT.


Avec la présidence de Louis Bonaparte, commencent les funérailles du pouvoir. Cette transition suprême était indispensable pour préparer l’avènement de la République démocratique et sociale. La situation qui a précédé, les faits qui ont suivi le 10 décembre, et qui continuent de se dérouler avec une logique inexorable, vont nous le démontrer.

La France, en faisant la royauté de 1830, et fondant avec réflexion et liberté, après une lutte de quarante ans, le régime constitutionnel, le gouvernement des Thiers, des Guizot, des Talleyrand, avait posé le principe d’une révolution nouvelle. Comme le ver qui a l’instinct de sa prochaine métamorphose, elle avait filé son linceul. En se donnant, après une crise de neuf mois, un président, candidat de tous les partis et symbole de leur abdication, elle a dit son Consummatum est, et publié, avant de s’ensevelir, l’acte de ses dernières volontés.

La corruption du pouvoir avait été l’œuvre de la monarchie constitutionnelle : la mission de la présidence sera de mener le deuil du pouvoir. Louis Bonaparte, après sa défection à la cause révolutionnaire, n’est plus, comme eût été Cavaignac ou Ledru-Rollin, qu’un exécuteur testamentaire. Louis-Philippe a versé le poison à la vieille société : Louis Bonaparte la conduit au cimetière. Tout à l’heure je ferai passer devant vous cette procession lugubre.

La France, regardez-la de près, elle est épuisée, finie. La vie s’est retirée d’elle : à la place du cœur, c’est le froid métallique des intérêts ; au siége de la pensée, c’est un déchaînement d’opinions qui toutes se contredisent et se tiennent en échec. On dirait déjà la fermentation vermineuse du cadavre. Que parlez-vous de liberté, d’honneur, de patrie ? La France, comme État, est morte : Rome, l’Italie, la Hongrie, la Pologne, le Rhin, agenouillés sur son cercueil, récitent son De profundis ! Tout ce qui fit autrefois la force et la grandeur de la nation française, monarchie et République, Église et parlement, bourgeoisie et noblesse, gloire militaire, sciences, lettres, beaux-arts, tout est mort ; tout a été fauché comme une vendange, et jeté dans la cuve révolutionnaire. Gardez-vous d’arrêter le travail de décomposition ; n’allez pas mêler avec la boue et le marc la liqueur vivante et vermeille. Ce serait tuer une seconde fois Lazare dans sa tombe.

Depuis près de vingt ans que nous avons commencé de mourir, que de fois nous avons cru toucher au terme de notre métamorphose ! Pas un accident qui n’ait été pris par nous pour le signal de la résurrection, pas le plus petit bruit qui n’ait sonné à nos oreilles comme la trompette du jugement. Cependant les années se suivent, et le grand jour n’arrive pas. C’est comme au moyen-âge la mystification des millénaires. Pologne, Belgique, Suisse, Ancône, quadruple alliance, droit de visite, sociétés secrètes, machines infernales, coalitions parlementaires ; puis Beyrouth, Cracovie, Pritchard, les mariages espagnols, l’emprunt russe ; puis la disette, la réforme électorale, le Sunderbund, et, par-dessus tout, la corruption !... Enfin, Révolution de février, spectacle en douze tableaux, suffrage universel, réaction ; et puis encore, et puis toujours, corruption ! Que d’occasions de nous faire voir, si un reste de cœur nous battait ! que de motifs d’agir, si nous étions un peuple ! Parfois, nous avons essayé de nous lever.... le froid de la mort nous a recloués dans notre cercueil. Nous avons jeté nos dernières flammes entre les pots et les verres : les toasts des dynastiques, des démocrates, des socialistes, sont toute notre part dans l’histoire depuis juillet 1847 jusqu’à septembre 1849.

Nous ne cessons d’accuser, et moi le premier, injuste ! le Gouvernement de Louis Bonaparte. Ainsi nous accusions Louis-Philippe. Le gouvernement du 10 décembre ! Il pouvait devenir pour nous un instrument de résurrection : l’ambition de Louis Bonaparte n’a pas des vues si hautes. Il n’existe que pour mettre le scellé sur la chambre mortuaire : laissez-le remplir sa fonction de croque-mort. Après la tâche horrible et sans seconde de la royauté de juillet, le devoir de la présidence est de vous déposer dans votre charnier. Louis-Philippe fut, par le pouvoir, le dévastateur de la société ; Louis-Bonaparte sera le démolisseur de ce qu’avait laissé Louis-Philippe, le pouvoir. Lui-même, en s’alliant au catholicisme, a borné là sa tâche. Les circonstances qui ont accompagné son élection, la place qu’il occupe dans la série révolutionnaire, la politique que lui ont imposée ses parrains, l’usage qu’il a été conduit à faire de son autorité, la perspective ouverte devant lui : tout le pousse, tout le précipite. C’est la révolution elle-même qui a fait la leçon à Louis Bonaparte. N’a-t-il pas, comme Louis-Philippe, marié ensemble, pour les déshonorer l’un par l’autre, le jésuite et le doctrinaire ? n’a-t-il pas dit, dans son discours d’installation, qu’il continuerait la politique de Cavaignac, fils de régicide et néo-chrétien ?... En vérité, je vous le dis : le rôle du Président de la République était écrit au livre des destinées ; ce rôle, c’est de démoraliser le pouvoir, comme Carrier démoralisait le supplice.

Cette situation comprise, la marche que le socialisme avait à suivre était toute tracée. Il n’avait qu’à pousser à la démolition du pouvoir, en agissant, pour ainsi dire, de concert avec le pouvoir, et favorisant, par une opposition calculée, l’œuvre de Louis Bonaparte. Par cette tactique, la nécessité et la Providence se retrouvant d’accord, rien ne nous résistait. Les considérations qui, avant le 10 décembre, avaient fait redouter au socialisme l’alliance de la Montagne, ne subsistaient plus : cette alliance devenait tout profit, tout bénéfice. Louis Bonaparte élu à une majorité écrasante, la réaction rendue par lui si redoutable, l’espérance de ressaisir le pouvoir disparaissait pour longtemps aux yeux des Montagnards, engagés par leur programme, et forcés de marcher où il nous plairait de les conduire.

Deux choses étaient à faire : en premier lieu, absorber la question politique dans la question sociale, en attaquant simultanément et de front le principe capitaliste et le principe d’autorité ; secondement, faire produire à celui-ci toutes les conséquences de sa dernière formule, en autres termes, aider la présidence, autant qu’il serait en nous, dans son œuvre de suicide.

Par là, la vieille société était arrachée de ses fondements ; le jacobinisme devenait pur socialisme ; la démocratie se faisait plus libérale, plus philosophique, plus réelle ; le socialisme lui-même sortait de son enveloppe mythologique, et se posait, comme sur deux colonnes, sur la double négation de l’usure et du pouvoir. Partant de là, le système social se dégageait de la fumée des utopies ; la société prenait conscience d’elle-même, et la liberté se développait sans contradiction, sous l’aile du génie populaire.

En même temps le pouvoir accomplissait paisiblement sa destinée. La liberté, qui autrefois l’avait produit, étendait sur lui le suaire : le triomphe du socialisme était de le faire mourir, comme dit naïvement le peuple, de sa belle mort[1].

Mais, à côté du capital et du pouvoir, il était une troisième puissance qui, depuis soixante ans, paraissait endormie, et dont l’agonie menaçait d’être bien autrement redoutable : c’était l’Église.

Le capital, dont l’analogue, dans l’ordre de la politique, est le Gouvernement, a pour synonyme, dans l’ordre de la religion, le Catholicisme. L’idée économique du capital, l’idée politique du gouvernement ou de l’autorité, l’idée théologique de l’Église, sont trois idées identiques et réciproquement convertibles : attaquer l’une c’est attaquer l’autre, ainsi que le savent parfaitement aujourd’hui tous les philosophes. Ce que le capital fait sur le travail, et l’État sur la liberté , l’Église l’opère à son tour sur l’intelligence. Cette trinité de l’absolutisme est fatale, dans la pratique comme dans la philosophie. Pour opprimer efficacement le peuple, il faut l’enchaîner à la fois dans son corps, dans sa volonté, dans sa raison. Si donc le socialisme voulait se manifester d’une manière complète, positive, dégagée de tout mysticisme, il n’avait qu’une chose à faire, c’était de lancer dans la circulation intellectuelle l’idée de cette trilogie. L’occasion se présentait on ne peut plus favorable.

Les chefs du catholicisme, comme s’ils eussent été d’accord avec nous, étaient venus d’eux-mêmes se placer sous le coup de la dialectique révolutionnaire. Ils avaient pris parti pour la Sainte-Alliance contre les nationalités, pour les gouvernements contre les sujets, pour le capital contre le travail. À Rome, la lutte était ouverte entre la théocratie et la révolution ; et, comme pour rendre plus éclatante la démonstration socialiste, le gouvernement de Louis Bonaparte embrassait hautement, au nom des intérêts catholiques, la cause du pape. Nous n’avions plus qu’à signaler cette triple forme de l’esclavage social, cette conspiration de l’autel, du trône et du coffre-fort, pour qu’elle fût aussitôt comprise. Pendant que la réaction dénonçait notre athéisme, ce qui nous inquiétait assurément fort peu, nous racontions chaque matin quelque épisode de la ligue sainte, et, sans déclamation, sans argument, le peuple était démonarchisé et décatholicisé.

Tel fut, à partir du 10 décembre, le plan de bataille indiqué par le Peuple et suivi généralement par les journaux de la démocratie sociale ; et, j’ose le dire, si ce plan n’a pas encore obtenu définitivement la victoire, il a produit déjà des résultats impérissables : le reste est une question de temps.

Le capital ne ressaisira jamais sa prépondérance : son secret est dévoilé. Qu’il célèbre sa dernière orgie : demain il faut qu’il se brûle, sur ses trésors, comme Sardanapale.

Le pouvoir est perdu en France, condamné qu’il est à faire chaque jour, pour sa propre défense, ce que le socialisme pourrait inventer de plus terrible pour sa destruction.

Le catholicisme n’a pas attendu qu’on lui ôtât le masque : le squelette s’est découvert sous son linceul. Le monde chrétien crie vengeance contre l’Église et contre le pape. L’expédition d’Oudinot a donné à la papauté le coup de grâce : les doctrinaires, qui ne songeaient qu’à détruire le jacobinisme en l’attaquant dans un de ses foyers, poussés par les jésuites, ont fait eux-mêmes la besogne du socialisme. En Pie IX s’est écroulé le trône de saint Pierre. Or, la papauté démolie, le catholicisme est sans vertu : Morte la bête, mort le venin.

Quand la rage des partis, quand les hommes de Dieu, ignorants des affaires de la philosophie, font si bien les choses, c’est une haute imprudence, c’est presque un crime de les chicaner dans leur travail. Nous n’avions qu’à expliquer le sens des faits, à mesure que l’aveuglement de nos ennemis les mettait en lumière ; relever la logique, j’ai presque dit la loyauté avec laquelle le gouvernement de Louis Bonaparte s’arrachait les entrailles ; approuver, louer même les démonstrations éloquentes du ministère Barrot-Falloux-Faucher, ou, ce qui revenait absolument au même, les dénoncer de telle sorte, que ses amis y trouvassent sans cesse de nouveaux motifs de persistance.

Dès avant février, j’avais prévu ce qui arrivait. Personne ne fut jamais mieux préparé pour une lutte de sangfroid. Mais telle est l’ardeur des discussions politiques, que le plus sage y est toujours emporté par la passion. Quand il me suffisait, pour vaincre, de la seule raison, je me jetai avec une sorte de fureur dans l’arène. Les injustes attaques dont j’avais été l’objet de la part de quelques hommes du parti de la Montagne m’avaient blessé ; l’élection de Louis Bonaparte, injurieuse, suivant moi, pour le parti républicain, me pesait. J’étais comme le peuple, quand l’aiguillon de la tyrannie le touche, et qu’il se soulève en mugissant contre ses maîtres. La vérité et la justice de notre cause, au lieu de calmer mon zèle, ne servaient qu’à l’attiser : tant il est vrai que les hommes qui font le plus d’usage de leur entendement sont souvent les plus indomptables dans leurs passions. Je me suis abîmé d’études, j’ai abruti mon âme à force de méditations : je n’ai réussi qu’à enflammer davantage mon irascibilité. À peine relevé d’une maladie grave, je déclarai la guerre au Président de la République. J’allais livrer bataille au lion : je n’étais pas même un moucheron.

Je l’avoue, à présent qu’il m’est permis de mieux juger les faits : cette agression immodérée de ma part envers le chef de l’État était injuste.

Dès le premier jour de son entrée en fonctions, le gouvernement présidentiel, fidèle à l’ordre qui lui avait été donné d’en haut, préludait à l’extinction du principe d’autorité, en soulevant le conflit entre les pouvoirs. Pouvais-je mieux attendre que les sommations de M. Odilon Barrot à l’Assemblée constituante, et la fameuse proposition Râteau ? Comment ce qui venait confirmer mes prévisions me fit-il perdre le calme ? À quoi bon des invectives envers un homme qui, instrument de la fatalité, méritait après tout, pour sa diligence, des applaudissements ?

Je savais à merveille que le gouvernement est de sa nature contre-révolutionnaire ; ou il résiste, ou il opprime, ou il corrompt, ou il sévit. Le gouvernement ne sait, ne peut, ne voudra jamais autre chose. Mettez un saint Vincent de Paul au pouvoir : il y sera Guizot ou Talleyrand. Sans remonter au delà de Février, le gouvernement provisoire, la Commission exécutive, le général Cavaignac, tous les républicains, tous les socialistes qui avaient passé aux affaires, n’avaient-ils pas fait, qui de la dictature, qui de la réaction ? Comment Louis Bonaparte n’eût-il point marché sur leurs traces ? Était-ce sa faute à lui ? Ses intentions n’étaient-elles pas pures ? Ses idées connues n’étaient-elles pas une protestation contre sa politique ? Pourquoi donc cette fureur d’accusation, qui n’allait à rien de moins qu’à incriminer le destin ? La responsabilité que je faisais peser sur Louis Bonaparte était à contre-sens ; et, à force de l’accuser de réaction, j’étais moi-même, en voulant l’empêcher, réactionnaire.

Je n’ignorais pas davantage, et qui jamais le sut mieux que moi ? que si le Président de la République, aux termes exprès de vingt articles de la Constitution, n’était que l’agent et le subordonné de l’Assemblée, en vertu du principe de la séparation des pouvoirs, il était son égal et fatalement son antagoniste. Il était donc impossible qu’il n’y eût pas dans le gouvernement conflit d’attributions, rivalités de prérogatives, tiraillements réciproques, accusations mutuelles, par conséquent, dissolution imminente de l’autorité. La proposition Râteau, ou toute autre semblable, devait jaillir du dualisme constitutionnel aussi infailliblement que l’étincelle jaillit du choc du caillou contre l’acier. Ajoutez que Louis Bonaparte, philosophe médiocre, ce dont assurément je ne lui fais pas un crime, avait pour conseillers des jésuites et des doctrinaires, les pires logiciens, les plus détestables politiques qu’il y ait au monde ; que de plus il se trouvait, par l’injustice de sa position, personnellement responsable d’une politique dont il n’avait à signer que les actes ; responsable des conflits constitutionnels, dont on le faisait le boute-en-train ; responsable de la sottise et des mauvaises passions des conseillers que la coalition de ses électeurs lui imposait !

Quand je songe à la misère de ce chef d’État, je suis tenté de pleurer sur lui, et je bénis ma prison. Jamais homme fut-il plus affreusement sacrifié ? Le vulgaire s’est émerveillé de cette élévation inouïe : je n’y vois que le châtiment posthume d’une ambition au tombeau, que la justice sociale poursuit encore, mais que le peuple, de courte mémoire, a déjà oubliée. Comme si le neveu devait porter les iniquités de l’oncle, Louis Bonaparte, j’en ai peur, ne sera qu’un martyr de plus du fanatisme gouvernemental : il suivra dans leur chute les monarques ses devanciers, ou bien il ira rejoindre dans leur infortune les démocrates qui lui frayèrent la route, Louis Blanc et Ledru-Rollin, Blanqui et Barbès. Car, ni plus ni moins qu’eux tous il représente le principe d’autorité ; et, soit que par son initiative il veuille précipiter, soit qu’il essaye de refouler la révolution, il succombera à la tâche, il périra. Triste victime ! quand tout en me réjouissant de tes efforts, j’aurais dû te plaindre, t’excuser, te défendre peut-être, je n’ai eu pour toi qu’injure et sarcasme : j’ai été méchant.

Si j’avais la moindre foi aux vocations surnaturelles, je dirais que de deux choses l’une : Louis Bonaparte a été appelé à la présidence de la République pour racheter le peuple français de l’esclavage du pouvoir, restauré et consolidé par l’Empereur, ou bien pour expier le despotisme de l’Empereur. Deux voies, en effet, sont ouvertes à Louis Bonaparte : l’une qui, par l’initiative populaire et la solidarité organique des intérêts, mène droit à l’égalité et à la paix, c’est celle indiquée par l’analyse socialiste et l’histoire révolutionnaire ; l’autre qui, par le pouvoir, le conduira infailliblement aux catastrophes, c’est la voie de l’usurpation, déguisée ou à force ouverte, et dans laquelle l’élu du 10 décembre se trouve visiblement engagé. Faut-il que nous voyions encore celui-là sauter comme les autres, et tout retour lui est-il fermé ?… Demandez-le à lui-même : quant à moi, je ne saurais plus rien vous dire. Je suis un trop grand ennemi pour que je me hasarde à donner des conseils ; il me suffit que je vous fasse voir dans le passé l’avenir de notre pays réfléchi comme en une glace. Qui vivra verra !…

Il y avait donc, avant le 10 décembre, mille contre un à parier que le président de la République, quel qu’il fût, se placerait sur le terrain gouvernemental, par conséquent sur le terrain réactionnaire. Dès le 23, Louis Bonaparte, prêtant serment à la Constitution, réalisait cette prévision sinistre. Il suivrait, disait-il, la politique de Cavaignac ; et, en signe d’alliance, il donnait la main à son rival. Quelle révélation pour le général, quand de la bouche même de Louis Bonaparte, il s’entendit dire que les actes de son gouvernement n’avaient été qu’une préparation à l’absolutisme ! Combien il dut regretter sa funeste complaisance pour ces honnêtes et modérés qui l’avaient si indignement trahi ! Et qu’il dut gémir de n’avoir pas accordé cette amnistie qu’il réservait sans doute en signe de réconciliation, pour le jour de son avènement ! Fais ce que dois, advienne que pourra ! Cette maxime féodale était digne d’un républicain.

Les sujets d’opposition arrivèrent vite, et le suicide du gouvernement commença. La proposition Râteau, faisant suite à la sommation du président du conseil, dénonça les hostilités. L’incompatibilité d’humeur entre les pouvoirs n’attendait pas au trentième jour pour se dévoiler ; du même coup se manifesta plus ardente la haine mutuelle, instinctive, du peuple pour le gouvernement, du gouvernement pour le peuple. La journée du 29 janvier, dans laquelle on vit le gouvernement et la démocratie s’accuser l’un l’autre de conspiration et descendre dans la rue, prêts à se livrer bataille, ne fut probablement qu’une panique, effet de leur méfiance réciproque : ce qu’il y eut de plus clair en cette aventure, fut qu’entre la démocratie et le Président, de même qu’autrefois entre l’opposition et Louis-Philippe, la guerre s’agitait.

Le Peuple se signala entre tous dans la lutte. Nos premiers-Paris ressemblaient à des réquisitoires. Un ministre, M. Léon Faucher, revenant à son premier métier, avait la complaisance de nous donner la réplique : ses insertions au Moniteur, commentées par la presse républicaine, produisaient un effet monstre de colère et de pitié. Cet être bilieux, que le ciel a fait plus laid que sa caricature, et qui a la singulière manie de vouloir être pire que sa réputation, faisait plus à lui seul, contre le pouvoir qu’il représentait, que toutes les diatribes démocratiques et sociales. Si la patience avait pu tenir à la Montagne, et M. Léon Faucher au ministère trois mois de plus, les gamins de Paris auraient reconduit au fort de Ham Louis Bonaparte, et ses ministres à Charenton. Mais un tel succès n’était point réservé à la malignité journalistique ; la question sociale ne pouvait se vider à ce combat du ridicule : c’est un honneur pour elle.

Louis Bonaparte, devenu par la volonté du législateur et l’égoïsme de ses conseillers l’agent responsable d’une politique de réaction et de rancune, perdit en trois mois la meilleure partie des forces que lui avait apportées le scrutin de décembre. Compromis par O. Barrot, engagé dans une expédition liberticide par M. de Falloux, déshonoré par Léon Faucher, le Gouvernement s’affaissa sous le nouveau Président pour ne se relever plus. La foi au pouvoir, le respect de l’autorité est mort dans les cœurs. Qu’est-ce qu’une puissance qui ne repose que sur la pointe d’une baïonnette ? Rois et princes n’y croient plus eux-mêmes : leurs intérêts de capitalistes passent avant leur dignité de souverains. Ce n’est pas de leur couronne qu’ils s’occupent aujourd’hui ; c’est de leurs propriétés ! Ils ne protestent point, comme autrefois Louis XVIII, l’exilé de Mittau, contre les actes de la démocratie ; ils lui réclament leurs revenus. Essayer de la monarchie, en France, quand tout le monde, et les titulaires eux-mêmes, n’y voient plus qu’une affaire de liste civile, c’est tourner le poignard dans le cadavre.

Il n’y a pas de victoire sans morts ni blessés. J’ai gagné, à la bataille du 29 janvier, livrée entre l’autorité législative et la prérogative présidentielle, trois ans de prison. Ce sont là les croix et les pensions que la République démocratique et sociale promet à ses soldats. Je ne m’en plains pas : Qui cherche le péril périra, dit l’Écriture sainte ; et, À la guerre comme à la guerre. Mais je ne puis m’empêcher de faire remarquer ici avec quelle profonde sagesse le législateur, soigneux des vengeances des partis, leur a donné, dans l’institution du jury, un moyen honnête de se décimer les uns les autres, et a rétabli, pour le service de leurs haines, l’ostracisme dans nos lois.

En attaquant Louis Bonaparte, je m’étais cru, vis-à-vis de la justice, parfaitement en règle. Le seul délit qu’on pût me reprocher, si tant est que j’en eusse commis un, était d’avoir offensé le Président de la République. Or, le Président de la République étant, comme tout autre magistrat, responsable ; par conséquent les prérogatives de la personne royale, déterminées par la loi de 1819, n’existant pas pour lui, je ne pouvais être cité en justice que sur la plainte du Président que j’aurais offensé, non poursuivi d’office par le ministère public, qui n’avait point à se mêler d’une querelle entre particuliers. Ainsi, ce n’était plus un délit politique qu’on pouvait m’imputer, mais bien une simple offense ou diffamation toute personnelle. Sur ce terrain, je n’avais rien à craindre. Je n’avais point attaqué Louis Bonaparte dans sa vie privée ; j’avais parlé uniquement des actes de son pouvoir. Devant la Constitution et devant la loi, ma position était inexpugnable. On le sentait si bien, que plus tard, lors de la discussion de la dernière loi sur la presse, on crut devoir, par une disposition spéciale, attribuer au ministère public la poursuite des offenses commises par la voie de la presse contre le Président.

Mais pour les casuistes du parquet, cette difficulté, qui me semblait, à moi, logicien scrupuleux, insurmontable, n’était qu’une bagatelle. À mon extrême surprise, je me vis accusé, pour un pamphlet où il n’était question que du Président de la République,

1o D’excitation à la haine du gouvernement ;

2o De provocation à la guerre civile ;

3o D’attaque à la Constitution et à la propriété !

S’il avait plu à M. Meynard de Franc de me charger encore, à propos d’un article du Peuple sur Louis Bonaparte, des crimes d’infanticide, de viol ou de fausse monnaie, il le pouvait ; l’accusation aurait passé tout entière : il n’y avait pas de raison pour que je ne fusse aussi bien, aussi judicieusement condamné. Sur son honneur et sa conscience, devant Dieu et devant les hommes, à la majorité de huit contre quatre, le jury me déclara coupable de tout ce qu’on voulut, et j’en eus pour mes trois ans. Vous demandez, candides lecteurs, comment il est possible d’accorder l’honneur et la conscience avec l’arbitraire d’une pareille accusation. Voici le mot de l’énigme, qui vous servira pour résoudre tous les problèmes du même genre.

« La loi, — dit le Code d’instruction criminelle, art. 342, — ne demande pas compte aux jurés des moyens par lesquels ils se sont convaincus ; elle ne leur prescrit point de règles desquelles ils doivent faire particulièrement dépendre la plénitude et la suffisance d’une preuve. Elle ne leur dit point : Vous tiendrez pour vrai tout fait attesté par tel ou tel nombre de témoins. Elle ne leur dit pas non plus : Vous ne regarderez pas comme suffisamment établie tout preuve qui ne sera pas formée de tel procès-verbal, de telles pièces, de tant de témoins ou de tant d’indices. Elle ne leur fait que cette seule question, qui renferme toute la mesure de leurs devoirs : Avez-vous une intime conviction ? »

Comprenez-vous maintenant ? On dit aux jurés : Avez- vous l’intime conviction que le citoyen P.-J. Proudhon ici présent est un sujet dangereux pour l’État, incommode aux jésuites, inquiétant pour vos capitaux et vos propriétés ? Peu importe qu’il existe ou n’existe pas de corps de délit, que le ministère public n’apporte aucune preuve de son accusation, que les motifs sur lesquels il s’appuie soient sans rapport avec les crimes et délits imputés à l’accusé. La loi ne vous demande pas compte des moyens par lesquels vous vous serez convaincus ; elle ne prescrit point de règles à votre jugement. Et quand même ledit Proudhon vous démontrerait, — il en est fort capable, — que les faits mentionnés dans l’acte d’accusation sont controuvés et travestis ; quand il établirait, par pièces et témoignages, qu’il a fait tout le contraire de ce dont on l’accuse, et que c’est Louis Bonaparte lui-même qui, dans les articles incriminés, attaque la Constitution, provoque les citoyens à la guerre civile, démolit l’Église et le gouvernement, et met en péril la propriété, vous n’êtes point tenus de vous en rapporter à de tels indices. Vous connaissez l’accusé ; vous avez entendu parler de ses doctrines : il ne vise à rien de moins, dit-on, qu’à faire perdre au capital son revenu, en lui faisant concurrence par le crédit, ainsi qu’à démolir le gouvernement en organisant le suffrage universel. La loi ne vous fait que cette seule question, qui renferme la mesure de vos devoirs : Avez-vous, à l’égard de cet homme, une intime conviction ?

Dans les procès civils, le juge est obligé de motiver sa décision. Il faut qu’il rappelle les faits, les pièces, les témoignages, les textes de lois, la jurisprudence ; puis, qu’il fasse des raisonnements, des inductions, qu’il pose des principes et des conclusions. L’exposé des motifs, en un mot, est la partie justificative de tout jugement, comme le dispositif en est la partie essentielle.

Au criminel, c’est autre chose : le jury est dispensé de motiver son verdict. On ne lui demande que son intime conviction. Il prononce d’instinct, par intuition, comme les femmes et les bêtes, chez lesquelles on a cru de tout temps qu’habitait la divinité. — Que t’a fait Aristide ? demandait un Athénien à ce juré de campagne qui allait déposer contre l’illustre proscrit sa boule noire. — Il m’ennuie, répondit l’homme probe et libre, de l’entendre toujours appeler le juste ! Voilà l’intime conviction !

Je n’ai garde de maudire mes juges : ils n’ont fait que suivre l’esprit de leur malheureuse institution. D’ailleurs, cette tuile, connue dit mon ami Langlois, qui comparaît en ce moment pour son compte devant le jury de Versailles, devait, un jour ou l’autre, tomber sur ma tête. Mais si je voulais bien être jugé, condamné, voire même emprisonné, du moins avais-je fait vœu dans mon cœur que ce serait pour une cause grave, la Banque du peuple, par exemple. La Providence, qui me poursuit, ne m’a pas jugé digne de souffrir pour la vérité.

Vive la République démocratique et sociale !


  1. Il y a bientôt deux ans que ces pages ont été écrites. On ne peut nier aujourd’hui que les prévisions de l’auteur n’aient été fidèlement remplies.