Les Confessions d’un révolutionnaire/IV

IV.


1789 — 1830.


ACTES DU GOUVERNEMENT.


On enseigne la morale aux enfants avec des fables : les peuples apprennent la philosophie sous les manifestations de l’histoire.

Les révolutions sont les apologues des nations.

L’histoire est une fable pantagruélique et féerique où les lois de la société nous sont enseignées dans les aventures merveilleuses d’un personnage tour à tour grotesque et sublime, digne à la fois d’amour et de pitié, que les anciens Orientaux appelaient Adam, l’Humanité. Adam est accompagné d’un bon et d’un mauvais ange : celui-ci, que j’appelle la Fantaisie, semblable à Protée, nous trompe sous mille figures, nous séduit et nous pousse au mal ; mais nous sommes constamment ramenés au bien par notre bon génie, qui est l’Expérience.

Ainsi, les événements dans lesquels la Providence se plaît à nous faire figurer à la fois comme acteurs et spectateurs, n’ayant rien de définitif, sont invrais ; ce sont des mythes en action, de grands drames qui se jouent, quelquefois pendant des siècles, sur la vaste scène du monde, pour la réfutation de nos préjugés, et la mise à néant de nos pratiques détestables. Toutes ces révolutions, dont nous avons eu depuis soixante ans l’émouvant spectacle, cette succession de dynasties, cette procession de ministères, ces mouvements insurrectionnels, ces agitations électorales, ces coalitions parlementaires, ces intrigues diplomatiques, tant de bruit et tant de fumée, tout cela, dis-je, n’a eu d’autre but que de faire connaître à notre nation ébahie cette vérité élémentaire et toujours paradoxale, que ce n’est point par leurs gouvernements que les peuples se sauvent, mais qu’ils se perdent. Voilà plus d’un demi-siècle que nous regardons, sans y rien comprendre, cette comédie divine et humaine : il est temps qu’un peu de philosophie vienne nous en donner l’interprétation.

Le pouvoir durait en France depuis quatorze siècles. Depuis quatorze siècles il avait été témoin des efforts du tiers état pour constituer la commune et fonder la liberté. Lui-même avait quelquefois pris part au mouvement, en abattant la féodalité, et créant, par le despotisme, l’unité nationale. Même il avait reconnu, à diverses reprises, le droit imprescriptible du peuple, en convoquant, pour le besoin de son trésor, les états généraux. Mais il n’avait considéré qu’avec terreur ces assemblées où parlait une voix qui, par moments, n’avait plus rien de divin, une voix qui était toute Raison, la voix, la grande voix du peuple. Le moment était venu d’achever cette grande Révolution. Le pays la réclamait avec empire ; le gouvernement ne pouvait prétexter d’ignorance, il fallait s’exécuter ou périr.

Mais, est-ce donc que le pouvoir raisonne ? est-ce qu’il est capable de considérer le fait et le droit ? est-ce qu’il est établi pour servir la liberté ?

Qui a fait, en 1789, la Révolution ? — Le tiers état.

Qui s’est opposé, en 1789, à la Révolution ? — Le gouvernement.

Le gouvernement, malgré l’initiative qu’il avait été forcé de prendre, s’opposait si bien à la Révolution, en 1789, qu’il fallut, pour l’y contraindre, appeler la nation aux armes. Le 14 juillet fut une manifestation où le peuple traîna le gouvernement à la barre, comme une victime au sacrifice. Les journées d’octobre, les fédérations de 90 et 91, le retour de Varennes, etc., ne furent qu’une répétition de cette marche triomphale qui aboutit au 21 janvier.

Certes, je suis loin de prétendre que le peuple, qui voulait la Révolution, n’eût pas raison de la faire : je dis seulement que le gouvernement, en faisant résistance, obéissait à sa nature, et c’est ce que nos pères ne comprirent pas. Au lieu de punir un homme, de condamner une forme, c’était le principe qu’il fallait atteindre, le gouvernement qu’il fallait offrir en holocauste à la Révolution. Il fallait se demander, non pas si la dynastie des Bourbons, si la monarchie constitutionnelle, pouvait servir les nouveaux intérêts ; mais si l’ordre politique, l’organisation d’une autorité publique, de quelque nature qu’elle fût, était compatible avec les idées que venait consacrer la Révolution. Les fédérations ou fraternisations qui se formèrent spontanément de toutes parts, mettaient sur la voie : elles prouvaient que la souveraineté du Peuple n’est autre chose que l’harmonie des intérêts, résultant d’un libre contrat, et que la centralisation des pouvoirs, telle du moins qu’elle est entendue et pratiquée par nos hommes d’État, est l’aliénation même des libertés. Alors, au lieu de revenir au régime politique, on eût cherché le régime économique ; au lieu de reconstituer le Pouvoir, on aurait cherché la méthode à suivre pour en voir plus tôt la fin. Après la négation l’affirmation : ce que le Peuple venait de détruire, il le remplaçait, non par un replâtrage, mais par une autre institution.

Il n’en fut pas ainsi, le préjugé gouvernemental était trop puissant encore pour que l’idée révolutionnaire fût comprise dans sa plénitude. Le mouvement, à peine commencé, s’arrêta. Toutes les péripéties révolutionnaires dont nous avons été témoins, à partir du 14 juillet 1789, ont eu pour cause cette préoccupation.

Le pouvoir, disait-on, existe depuis un temps immémorial. Le gouvernement est indispensable à la société. Quelques-uns, tels que Robespierre, entrevoyaient bien la possibilité d’en modifier la forme : personne n’eût voulu le supprimer. L’ancien régime aboli officiellement, on crut que tout était fait, et l’on s’occupa de rétablir le pouvoir, mais seulement sur d’autres bases. Le pouvoir s’était toujours, et avec raison, posé comme étant de droit divin : on prétendit, chose étrange, qu’il émanât du droit social, de la souveraineté du peuple. On s’imaginait, à l’aide d’un mensonge, réconcilier le pouvoir avec le progrès : on fut bientôt détrompé.

Convention. — Ce qui vient de Dieu ne saurait être revendiqué par l’homme. Le pouvoir demeura ce qu’il était : le fils légitime de Jupiter ne pouvait être que l’enfant bâtard de la souveraineté du peuple. Louis XVI, devenu, malgré lui monarque constitutionnel, fut le plus grand ennemi de la Constitution, au demeurant le plus honnête homme du monde. Était-ce sa faute ? En confirmant sa légitimité héréditaire, la Constitution reconnaissait implicitement en lui le droit qu’elle avait prétendu abroger ; et ce droit était en contradiction formelle avec la teneur du contrat. Le conflit était donc inévitable entre le prince et la nation. À peine la nouvelle Constitution est mise en vigueur, que le gouvernement se remit à faire obstacle à la Révolution. Nouveau converti, il ne pouvait s’habituer aux fictions constitutionnelles. Que dis-je ? c’était dans la Constitution même, qu’il trouvait les moyens de résister à la Révolution. Il fallut une autre journée pour vaincre cet esprit réfractaire, qui n’allait à rien de moins qu’à invoquer, contre des sujets rebelles, le secours de l’étranger. Le 10 août 1792 fut joué, entre les hommes du mouvement et ceux de la résistance, le second acte de la Révolution.

De ce moment, la volonté du peuple ne rencontrant plus d’obstacle, la Révolution parut s’établir en souveraine. Pendant quelques années la Convention, à qui le pouvoir avait été dévolu avec mission de protéger la liberté conquise, et de refaire la Constitution politique, vécut de l’énergie que lui avaient donnée l’insurrection du 10 août, les menaces de la contre-révolution, et les vœux de 89. Tant qu’elle combattit pour l’unité de la République, la liberté du pays, l’égalité des citoyens, la Convention, dominée par les jacobins, parut grande et sublime. Mais, admirez la puissance des principes ! À peine réunis pour venger la Révolution des parjures de la royauté, ces hommes furent saisis d’une véritable fureur de gouvernement. Des mesures de salut public, affranchies des formalités légales, étaient devenues nécessaires : bientôt le bon plaisir des dictateurs fut toute leur raison ; ils ne surent que proscrire et guillotiner. Ils étaient le pouvoir, ils agirent comme des rois. L’absolutisme revécut dans leurs décrets et dans leurs œuvres. C’étaient des philosophes pourtant !… Il fallait réagir contre cette frénésie despotique : le 9 thermidor fut un avertissement donné par le pays à la dictature jacobine. Tant que le peuple avait craint pour les conquêtes de la Révolution, pour l’indépendance du territoire et l’unité de la République, il avait toléré le despotisme des comités. Le jour où la Terreur devint un système, où ce provisoire de sang parut vouloir devenir définitif, où l’utopie pénétra dans les conseils, où Robespierre, l’usurpateur des vengeances plébéiennes, ne fut plus décidément qu’un chef de secte, ce jour-là une crise devint inévitable. La logique du vertueux réformateur le poussait à supprimer les hommes en même temps que les abus : modérés et ultras se liguèrent contre lui ; le Peuple laissa faire ; c’est le pouvoir qui a perdu les Jacobins….

Directoire. — À la Convention succède le Directoire. Après les extrêmes, les moyens ; après les terroristes, c’était le tour des modérés. Et il en sera de même tant que la fantasia politique livrera la société aux coups de bascule des partis. Or il est de la nature de toute autorité d’obéir aveuglément au principe qui lui a donné naissance : le Directoire, comme Louis XVI et la Convention, en fournit bientôt la preuve. La main de Robespierre avait paru trop rude ; celle du Directoire fut trouvée trop faible. À qui la faute, encore une fois ? Le Directoire, né sous les impressions de thermidor, était sorti d’une pensée de relâchement ; jamais, malgré le républicanisme de Carnot, la fermeté de Lareveillère-Lépeaux, l’appui du général Bonaparte et le coup d’État de fructidor, il ne put se donner l’attitude d’un pouvoir fort, et obtenir le respect. Ce que le besoin du moment l’avait fait, il le devenait malgré lui, de plus en plus. Le Directoire se résumait en Barras, et Barras, c’était toute la corruption de thermidor. Le pouvoir, s’il n’est Dieu, est une brute ou un automate : la volonté, la raison des individus n’y peuvent rien. Élevés au pouvoir, ils deviennent bientôt eux-mêmes ce que le pouvoir veut qu’ils soient. Louis XVI, représentant d’une transaction impossible, ment à la Constitution ; la Convention, créée pour le péril, ne comprend plus que le supplice ; son intelligence s’était retirée tout entière dans l’échafaud. Le Directoire, à qui l’on avait demandé le repos, tombait en léthargie. Quand Bonaparte revint d’Égypte, la Révolution était en péril, et, comme toujours, par l’incapacité du gouvernement. Aussi faut-il reconnaître, à notre honte peut-être, que le 18 brumaire fut bien moins l’œuvre du général que de l’immense majorité du pays. Le gouvernement n’allait plus ; on le changeait : voilà tout. Le Consulat s’établit donc, comme le Directoire, comme la Convention, comme la Monarchie de 1790, pour la Révolution ; quitte à tomber à son tour, lorsque par le déploiement de son principe, il arriverait à faire obstacle à la Révolution. En Bonaparte la Révolution fut donc, ainsi qu’on l’a dit depuis, de nouveau incarnée. Allait-elle être mieux servie par ce nouveau représentant du pouvoir ? C’est ce que l’on aperçut bientôt. Suivons, sous Bonaparte, la fortune du gouvernement.

Consulat — Empire. — L’illusion, alors comme aujourd’hui, était de compter, pour la liberté et la prospérité publiques, beaucoup plus sur l’action du pouvoir que sur l’initiative des citoyens ; d’attribuer à l’État une intelligence et une efficacité qui ne lui appartiennent pas ; de chercher UN HOMME, en qui l’on pût se remettre tout à fait du soin de la Révolution. La fatigue, d’ailleurs, était générale ; on soupirait après le repos. Le pays semblait une assemblée d’actionnaires attendant un gérant : Bonaparte se présenta ; il fut élu aux acclamations.

Mais le pouvoir a sa logique, logique inflexible, qui ne cède point aux espérances de l’opinion, qui ne se laisse jamais détourner du principe, et n’admet pas d’accommodements avec les circonstances. C’est la logique du boulet, qui frappe la mère, l’enfant, le vieillard, sans dévier d’une ligne ; la logique du tigre qui se gorge de sang, parce que son appétit veut du sang ; la logique de la taupe qui creuse son souterrain ; la logique de la fatalité. Sous la Monarchie réformée, le gouvernement avait été infidèle ; sous la Convention, violent ; sous le Directoire, impuissant. Maintenant on voulait, pour conduire la Révolution, un pouvoir fort : on fut servi à souhait. Le pouvoir, dans la main de Bonaparte, devint si fort, qu’il n’y eut bientôt de place dans la République que pour l’homme qui la représentait. La Révolution, c’est moi, disait Bonaparte, la main sur la garde de son épée. Il aurait pu dire tout aussi bien : le droit divin, c’est moi. Jamais conquérant, en effet, n’exprima le pouvoir avec autant de vérité. Il voulut que le pape vînt le sacrer à Paris, lui, un soldat de fortune, en signe de sa déité impériale. Pauvres badauds ! nous eûmes le temps de gémir sur notre folle confiance, quand nous vîmes le chef de l’État mettre partout sa volonté à la place de celle du peuple, confisquer une à une toutes nos libertés, provoquer contre nous le soulèvement de l’Europe, et deux fois de suite amener l’étranger sur le sol de la patrie. Alors, contre de si grands maux, il fallut courir aux grands remèdes. La nation, inconséquente, répudia son élu. La cause du despote fut séparée de celle du pays. La colère était si grande, l’indignation si générale, qu’on vit un peuple, le plus fier de la terre, tendre les bras à ses envahisseurs. Les tribuns du peuple couraient à Gand, comme autrefois les courtisans de la Monarchie avaient couru à Coblentz : Waterloo fut l’autel expiatoire qui nous rendit la liberté.

On redit, depuis Homère, que les peuples pâtissent des sottises des rois : Quidquid délirant reges, plectuntur Achivi. C’est plutôt le contraire qui est vrai. L’histoire des nations est le martyrologe des rois : témoin Louis XVI, Robespierre et Napoléon. Nous en verrons bien d’autres.

Restauration. — Bonaparte tombé, on se promit de régler, par un pacte efficace, les conditions du pouvoir. Nous eûmes la Charte. Quel était le principe de la Charte ? Il faut le rappeler.

Oublieux de la Révolution qui l’avait pris pour chef, Bonaparte avait fait d’un pouvoir populaire un pouvoir d’usurpation. Magistrat irréprochable tant qu’il fut premier consul, il ne parut plus sur le trône que le ravisseur du bien d’autrui. Qu’arriva-t-il ? La Restauration se posa en pouvoir légitime. C’est en 1814, pour la première fois, que l’absolutisme prit ce sobriquet. L’empereur n’emporta point avec lui l’absolutisme à l’île d’Elbe : il nous le laissa avec la Restauration. Or, qu’entendait-on restaurer ? deux choses incompatibles : la royauté de droit divin, représentée par la famille proscrite des Bourbons et la noblesse émigrée ; le système constitutionnel essayé après 89, et renversé au 10 août. La Charte de 1814, octroyée en apparence par le prince, mais tacitement imposée par le pays, ne fut qu’un retour aux idées de 1790, violemment refoulées par les agitations révolutionnaires, et qui, n’ayant pas eu le temps de se développer, demandaient à faire leur temps.

« La déclaration de Saint-Ouen du 2 mai 1814, dit Chateaubriand, quoiqu’elle fût naturelle à l’esprit de Louis XVIII, n’appartenait néanmoins ni à lui ni à ses conseillers : c’était tout amplement le Temps qui partait de son repos. Ses ailes avaient été ployées, sa fuite suspendue depuis 1792 ; il reprenait son vol ou son cours. Les excès de la Terreur, le despotisme de Bonaparte, avaient fait retrouver les idées ; mais sitôt que les obstacles qu’on leur avait opposés furent détruits, elles affluèrent dans le lit qu’elles devaient à la fois suivre et creuser. On reprit les choses au point où elles s’étaient arrêtées : ce qui s’était passé fut comme non avenu. L’espèce humaine, reportée au commencement de la Révolution, avait seulement perdu vingt-cinq ans de sa vie. Or, qu’est-ce que vingt-cinq ans dans la vie générale de la société ? Cette lacune a disparu lorsque les tronçons coupés du Temps se sont rejoints… »

Du reste, la France entière applaudit au retour de son roi.

« Ce sont les hommes de la République et de l’Empire, ajoute le même Chateaubriand, qui saluèrent avec enthousiasme la Restauration…. Impérialistes et libéraux, c’est vous qui vous êtes agenouillés devant le fils de Henri IV ! Qui passait sa vie chez l’autocrate Alexandre, chez ce brutal Tartare ? les classes de l’Institut, les savants, les gens de lettres, philosophes, philanthropes, théophilanthropes et autres ; ils en revenaient charmés, comblés d’éloges et de tabatières. Les plus chers amis de Napoléon, Berthier, par exemple, à qui portaient-ils leur dévouement ? à la légitimité. Qui composait ces proclamations, ces adresses accusatrices et outrageantes pour Napoléon, dont la France était inondée ? Des royalistes ? non : les ministres, les généraux, les autorités choisies et maintenues par Bonaparte. Où se tripotait la Restauration ? Chez des royalistes ? non : chez M. de Talleyrand. Avec qui ? avec M. de Pradt, aumônier du dieu Mars et saltimbanque mitré. Où donnait-on des fêtes aux infâmes princes étrangers ? Aux châteaux des royalistes ? non : à la Malmaison, chez l’impératrice Joséphine. » (Mémoires d’Outre-Tombe.)

La monarchie de 1790 avait été acclamée par le peuple, la République acclamée par le peuple, l’Empire acclamé par le peuple ; la Restauration fut, à son tour, acclamée par le peuple. Cette nouvelle apostasie, que le préjugé fatal du gouvernement rend seul excusable, ne pouvait demeurer impunie. Avec le roi légitime ce fut pis encore qu’avec l’usurpateur. La Restauration, se prenant au sérieux, se mit aussitôt en devoir de restaurer tout ce que la Révolution avait aboli ou cru abolir : droits féodaux, droit divin, droit d’aînesse ; — et de supprimer tout ce que la Révolution avait établi : liberté de conscience, liberté de la tribune, liberté de la presse, égalité devant l’impôt, égale participation aux emplois, etc. La Révolution est mise par la Restauration en état de siège : on revendique les biens nationaux ; on forme, sous le nom de Sainte-Alliance, un pacte avec le despotisme étranger ; on envoie une armée, dite de la Foi, combattre la Révolution en Espagne. Le gouvernement légitime suivait, le plus logiquement du monde, son principe. Bref, la légitimité fit tant et si bien, qu’un jour elle se trouva, par mégarde, hors la loi. Paris alors dressa ses barricades : le roi chevalier fut chassé, et tous les siens bannis hors du royaume. Or, je vous le demande, sur qui devait tomber la responsabilité de cet étrange dénoûment ? Qui donc avait fait ce pouvoir ? qui avait acclamé la Restauration, embrassé les alliés, reçu la Charte avec bonheur ? Quand nous eussions dû mourir de honte, si une nation avait de la pudeur et si elle pouvait mourir, un monument s’élevait, une fête anniversaire était instituée pour la célébration des glorieuses journées de Juillet, et nous nous remettions de plus belle à organiser le pouvoir !

Aussi, nous n’étions pas à bout d’épreuves.

Nouvelle Charte. — Les gouvernements avaient beau tomber comme des marionnettes sous la masse du diable révolutionnaire, le pays ne revenait pas de son ardent amour de l’autorité. Pourtant on commençait à se douter qu’autre chose sont les instincts du pouvoir, autre chose les idées d’un peuple : mais comment se passer de gouvernement ? Cela se concevait si peu, qu’on ne songeait pas même à poser la question. L’idée n’était pas encore venue que la société se meut par elle-même ; qu’en elle la force motrice est immanente et perpétuelle ; qu’il ne s’agit pas de lui communiquer le mouvement, mais de régulariser celui qui lui est propre : on s’obstinait à donner un moteur à l’éternel mobile.

Le gouvernement, disait-on, est à la société ce que Dieu est à l’univers, la cause du mouvement, le principe de l’ordre. Liberté, Ordre, telle fut la devise sous laquelle on recommença à faire du gouvernement, j’ai presque dit de la contre-révolution. On avait épuisé, dans les quarante années qui avaient précédé, le gouvernement du droit divin, le gouvernement de l’insurrection, le gouvernement de la modération, le gouvernement de la force, le gouvernement de la légitimité ; on ne voulait pas retourner au gouvernement des prêtres : que restait-il ? le gouvernement des intérêts. Ce fut celui qu’on adopta. Et, soyons juste, il était impossible, en 1830, qu’on n’arrivât pas à cette conclusion. Aussi fut-elle accueillie à une si puissante majorité, qu’on dut y reconnaître le vœu national.

Il semble, au premier abord, qu’il n’y ait presque pas de différence entre la Charte de 1814 et celle de 1830 ; que le pays ait seulement changé de dynastie, mais sans changer de principes ; et que l’acte qui dépouilla Charles X et transmit l’autorité à Louis-Philippe ne fut qu’un acte de justice populaire envers le dépositaire infidèle de l’autorité.

Ce serait entièrement méconnaître la portée de la Révolution de Juillet. 1830 et 1848 sont deux dates enchaînées l’une à l’autre d’un lien indissoluble. En Juillet 1830 a été conçue la République démocratique et sociale ; le 24 Février 1848 n’en a été, si j’ose ainsi dire, que l’éclosion. Or, si la transition, en Juillet, parut si facile, la Révolution n’en fut pas moins radicale, comme on va voir.

La monarchie déchue avait prétendu, comme celle de 89, ne relever que du droit féodal ; elle avait affecté une sorte d’autocratie dynastique, incompatible avec le principe de la souveraineté du peuple. On en voulut une qui relevait directement de la volonté de la nation. La Charte ne fut plus octroyée, mais acceptée par le roi. Les situations étaient renversées. Voici, dit à cette occasion Lafayette, en présentant Louis-Philippe au peuple, la meilleure des Républiques.

Louis-Philippe, en effet, était la bourgeoisie sur le trône ; et si cette innovation parut aux esprits ardents assez médiocre, elle était, comme on le verra, profondément révolutionnaire. On venait d’humaniser la monarchie ; or, de l’humanisme au socialisme, il n’y a que la différence du mot. Les partis auraient fait un grand pas vers leur conciliation, s’ils pouvaient une fois se convaincre de cette vérité.

Pour justifier ses fatales ordonnances, Charles X avait excipé de l’art. 14 de la Charte, lequel autorisait, suivant lui, la couronne à prendre toutes les mesures que réclamait la sûreté de l’État. Ôter au pouvoir tout prétexte de ce genre, c’était le réduire à la soumission : on stipula qu’à l’avenir le roi ne pourrait ni suspendre les lois, ni dispenser de leur exécution. La Charte, s’écria Louis-Philippe dans un moment d’enthousiasme, et j’ose dire qu’il était de bonne foi, sera désormais une vérité. Mais, ô fatalité des révolutions ! ô triste imprévoyance des pauvres humains ! ô ingratitude des peuples aveuglés ! nous verrons tout à l’heure la dynastie d’Orléans perdue par l’article 13, comme la dynastie des Bourbons l’avait été par l’article 14. Ni Louis-Philippe, ni Charles X ne faillirent à leur mandat : c’est pour y avoir été trop fidèles qu’ils sont tombés l’un et l’autre.

Le parti prêtre avait manifesté plus d’une fois l’espoir de rentrer dans son temporel, et de recouvrer les priviléges et l’influence que lui avait enlevés la Constitution de 1790. Il se prévalait dans ce but d’un autre article de la Charte qui déclarait la religion catholique religion de l’État. Pour tranquilliser les égoïsmes autant que les consciences, on décida qu’à l’avenir il n’y aurait plus de religion de l’État. Disciple de Hégel et de Strauss, je ne l’eusse point demandé : comment admettre une justice de l’État, une administration de l’État, un enseignement, une police de l’État, et rejeter la religion de l’État ? Les doctrinaires n’hésitèrent pas. C’était le premier pas vers la décentralisation, exprimée dans les vœux des Girondins.

Enfin on mit le sceau à la réforme, en décrétant : « Art. 67. La France reprend ses couleurs. À l’avenir, il ne sera plus porté d’autre cocarde que la cocarde tricolore. » — Comme si l’on eût dit : La seule chose qui soit légitime, à présent, et sainte, et sacrée, c’est la Révolution. Par cet article, le gouvernement était déclaré révolutionnaire ; le pouvoir mis sous les pieds du peuple ; l’autorité subordonnée, non à ses propres principes, mais au jugement de l’opinion. Un nouvel ordre de choses était créé.

Ainsi, par la Charte de 1830, l’antique absolutisme se trouvait atteint, d’une part, dans la royauté, faite à l’image de la bourgeoisie, dont elle n’était plus que le mandataire ; puis dans le catholicisme, autrefois dispensateur et arbitre des États, maintenant salarié de l’État, ni plus ni moins que les autres cultes. Jusqu’alors, le pouvoir était resté dans le ciel : on le fit, par cet exorcisme, descendre des nues et prendre racine dans le sol. Il était mystique : on le rendit positif et réel. Dès lors on put dire qu’il n’y en avait pas pour longtemps. Disons-le, on a été injuste envers les révolutionnaires de 1830. En coupant du même coup dans leur racine le catholicisme et la monarchie, ils ont fait les deux tiers de la besogne : nous, leurs successeurs, nous n’avons eu d’autre peine que de tirer de ces prémisses la conséquence légitime.

Les réformateurs de 1830 ne s’arrêtèrent que devant le capital. C’était le capital qu’ils avaient adoré, en maintenant le cens à 200 fr., le capital qu’ils avaient fait dieu et gouvernement. Devant cette nouvelle puissance, s’inclinaient le roi, la noblesse, le clergé, le peuple. Ôtez la hiérarchie capitaliste, tous devenaient égaux et frères. À la foi monarchique, à l’autorité de l’Église, on avait substitué le culte des intérêts, la religion de la propriété. Quoi de plus rassurant, pensait-on, de plus inviolable ? Malgré l’excommunication et le bûcher, la philosophie avait prévalu contre le catholicisme ; malgré les lits de justice et les bastilles, la souveraineté du peuple avait prévalu contre la prérogative royale ; il avait fallu prendre son parti de tous ces changements et s’accommoder aux nouvelles mœurs. Mais qui pourrait prévaloir contre la propriété ? L’établissement de Juillet, disait-on, est immortel : 1830 a fermé l’ère des révolutions.

Ainsi raisonnaient les doctrinaires : révolutionnaires ardents contre l’autel et contre le trône, absolutistes impitoyables dès qu’il s’agit du monopole.