Les Confessions d’un révolutionnaire/III

III.


NATURE ET DESTINATION DU GOUVERNEMENT.


Il faut, dit l’Écriture sainte, qu’il y ait des partis : Oportet hœreses esse, — Terrible Il faut ! s’écrie Bossuet dans une adoration profonde, sans qu’il ose chercher la raison de cet Il faut !

Un peu de réflexion nous a révélé le principe et la signification des partis : il s’agit d’en connaître le but et la fin.

Tous les hommes sont égaux et libres : la société, par nature et destination, est donc autonome, comme qui dirait ingouvernable. La sphère d’activité de chaque citoyen étant déterminée par la division naturelle du travail et par le choix qu’il fait d’une profession, les fonctions sociales combinées de manière à produire un effet harmonique, l’ordre résulte de la libre action de tous ; il n’y a pas de gouvernement. Quiconque met la main sur moi pour me gouverner est un usurpateur et un tyran ; je le déclare mon ennemi.

Mais la physiologie sociale ne comporte pas d’abord cette organisation égalitaire : l’idée de Providence, qui apparaît une des premières dans la société, y répugne. L’égalité nous arrive par une succession de tyrannies et de gouvernements, dans lesquels la Liberté est continuellement aux prises avec l’absolutisme, comme Israël avec Jéhovah. L’égalité naît donc continuellement pour nous de l’inégalité ; la Liberté a pour point de départ le Gouvernement

Lorsque les premiers hommes s’assemblèrent au bord des forêts pour fonder la société, ils ne se dirent point, comme feraient les actionnaires d’une commandite : Organisons nos droits et nos devoirs, de manière à produire pour chacun et pour tous la plus grande somme de bien-être, et amener en même temps notre égalité et notre indépendance. Tant de raison était hors de la portée des premiers hommes, et en contradiction avec la théorie des révélateurs. On se tint un tout autre langage : Constituons au milieu de nous une Autorité qui nous surveille et nous gouverne, Constituamus super nos regem ! C’est ainsi que l’entendirent, au 10 décembre 1848, nos paysans, quand ils donnèrent leurs suffrages à Louis Bonaparte. La voix du peuple est la voix du pouvoir, en attendant qu’elle devienne la voix de la liberté. Aussi toute autorité est de droit divin : Omnis potestas à Deo, dit saint Paul.

L’autorité, voilà donc quelle a été la première idée sociale du genre humain.

Et la seconde a été de travailler immédiatement à l’abolition de l’autorité, chacun la voulant faire servir d’instrument à sa liberté propre contre la liberté d’autrui : telle est la destinée, telle est l’œuvre des Partis.

L’autorité ne fut pas plus tôt inaugurée dans le monde, qu’elle devint l’objet de la compétition universelle. Autorité, Gouvernement, Pouvoir, État, — ces mots désignent tous la même chose, — chacun y vit le moyen d’opprimer et d’exploiter ses semblables. Absolutistes, doctrinaires, démagogues et socialistes, tournèrent incessamment leurs regards vers l’autorité, comme vers leur pôle unique.

De là cet aphorisme du parti jacobin, que les doctrinaires et les absolutistes ne désavoueraient assurément pas : La révolution sociale est le but ; la révolution politique (c’est-à-dire le déplacement de l’autorité) est le moyen. Ce qui veut dire : Donnez-nous droit de vie et de mort sur vos personnes et sur vos biens, et nous vous ferons libres !…. Il y a plus de six mille ans que les rois et les prêtres nous répètent cela !

Ainsi, le Gouvernement et les Partis sont réciproquement l’un à l’autre Cause, Fin et Moyen. Leur destinée est commune : c’est d’appeler chaque jour les peuples à l’émancipation ; c’est de solliciter énergiquement leur initiative par la gêne de leurs facultés ; c’est de façonner leur esprit et de les pousser continuellement vers le progrès par le préjugé, par les restrictions, par une résistance calculée à toutes leurs idées, à tous leurs besoins. Tu ne feras point ceci ; tu t’abstiendras de cela : le Gouvernement, quel que soit le parti qui règne, n’a jamais su dire autre chose. La Défense est depuis Éden le système d’éducation du genre humain. Mais, l’homme une fois parvenu à l’âge de majorité, le Gouvernement et les Partis doivent disparaître. Cette conclusion arrive ici avec la même rigueur de logique, avec la même nécessité de tendance que nous avons vu le socialisme sortir de l’absolutisme, la philosophie naître de la religion, l’égalité se poser sur l’inégalité même.

Lorsque, par l’analyse philosophique, on veut se rendre compte de l’autorité, de son principe, de ses formes, de ses effets, on reconnaît bientôt que la constitution de l’autorité, spirituelle et temporelle, n’est autre chose qu’un organisme préparatoire, essentiellement parasite et corruptible, incapable par lui-même de produire autre chose, quelle que soit sa forme, quelque idée qu’il représente, que tyrannie et misère. La philosophie affirme en conséquence, contrairement à la foi, que la constitution d’une autorité sur le peuple n’est qu’un établissement de transition ; que le pouvoir n’étant point une conclusion de la science, mais un produit de la spontanéité, s’évanouit dès qu’il se discute ; que, loin de se fortifier et de grandir avec le temps, comme le supposent les partis rivaux qui l’assiègent, il doit se réduire indéfiniment et s’absorber dans l’organisation industrielle ; qu’en conséquence, il ne doit point être placé sur, mais sous la société ; et, retournant l’aphorisme des jacobins, elle conclut : La révolution politique, c’est-à-dire, l’abolition de l’autorité parmi les hommes, est le but ; la révolution sociale est le moyen.

C’est pour cela, ajoute le philosophe, que tous les partis, sans exception, en tant qu’ils affectent le pouvoir, sont des variétés de l’absolutisme, et qu’il n’y aura de liberté pour les citoyens, d’ordre pour les sociétés, d’union entre les travailleurs, que lorsque le renoncement à l’autorité aura remplacé dans le catéchisme politique la foi à l’autorité.

Plus de Partis ;

Plus d’autorité ;

Liberté absolue de l’homme et du citoyen ;

En trois mots, voilà notre profession de foi politique et sociale.

C’est dans cet esprit de négation gouvernementale que nous disions un jour à un homme d’une rare intelligence, mais qui a la faiblesse de vouloir être ministre :

« Conspirez avec nous la démolition du gouvernement. Faites-vous révolutionnaire pour la transformation de l’Europe et du monde, et restez journaliste. » (Représentant du peuple, 5 juin 1848).

Il nous fut répondu :

« Il y a deux manières d’être révolutionnaire : par en haut, c’est la révolution par l’initiative, par l’intelligence, par le progrès, par les idées ; — par en bas, c’est la révolution par l’insurrection, par la force, par le désespoir, par les pavés.

» Je fus, je suis encore révolutionnaire par en haut ; je n’ai jamais été, je ne serai jamais révolutionnaire par en bas.

» Ne comptez donc pas sur moi pour conspirer jamais la démolition d’aucun gouvernement, mon esprit s’y refuserait. Il n’est accessible qu’à une seule pensée : améliorer le gouvernement. » (Presse, 6 juin 1848.)

Il y a dans cette distinction : par en haut, par en bas, beaucoup de cliquetis et fort peu de vérité. M. de Girardin, en s’exprimant de la sorte, a cru dire une chose aussi neuve que profonde : il n’a fait que reproduire l’éternelle illusion des démagogues qui, pensant, avec l’aide du pouvoir, faire avancer les révolutions, n’ont jamais su que les faire rétrograder. Examinons de près la pensée de M. de Girardin.

Il plait à cet ingénieux publiciste d’appeler la révolution par l’initiative, par l’intelligence, le progrès et les idées, révolution par en haut ; il lui plaît d’appeler la révolution par l’insurrection et le désespoir, révolution par en bas, c’est juste le contraire qui est vrai.

Par en haut, dans la pensée de l’auteur que je cite, signifie évidemment le pouvoir ; par en bas, signifie le peuple. D’un côté l’action du gouvernement, de l’autre l’initiative des masses.

Il s’agit donc de savoir laquelle de ces deux initiatives, celle du gouvernement ou celle du peuple, est la plus intelligente, la plus progressive, la plus pacifique.

Or, la révolution par en haut, c’est inévitablement, j’en dirai plus tard la raison, la révolution par le bon plaisir du prince, par l’arbitraire d’un ministre, par les tâtonnements d’une assemblée, par la violence d’un club ; c’est la révolution par la dictature et le despotisme.

Ainsi l’ont pratiquée Louis XIV, Robespierre, Napoléon, Charles X ; ainsi la veulent MM. Guizot, Louis Blanc, Léon Faucher. Les blancs, les bleus, les rouges, tous sur ce point sont d’accord.

La révolution par l’initiative des masses, c’est la révolution par le concert des citoyens, par l’expérience des travailleurs, par le progrès et la diffusion des lumières, la révolution par la liberté. Condorcet, Turgot, Danton, cherchaient la révolution par en bas, la vraie démocratie. Un des hommes qui révolutionna le plus, et qui gouverna le moins, fut saint Louis. La France, au temps de saint Louis, s’était faite elle-même ; elle avait produit, comme une vigne pousse ses bourgeons, ses seigneurs et ses vassaux : quand le roi publia son fameux règlement, il n’était que l’enregistreur des volontés publiques.

Le socialisme a donné en plein dans l’illusion du jacobinisme ; le divin Platon, il y a plus de deux mille ans, en fut un triste exemple. Saint-Simon, Fourier, Owen, Cabet, Louis Blanc, tous partisans de l’organisation du travail par l’État, par le capital, par une autorité quelconque, appellent, comme M. de Girardin, la révolution par en haut. Au lieu d’apprendre au peuple à s’organiser lui-même, de faire appel à son expérience et à sa raison, ils lui demandent le pouvoir ! En quoi diffèrent-ils des despotes ? Aussi sont-ils utopistes comme tous les despotes : ceux-ci s’en vont, ceux-là ne peuvent prendre racine.

Il implique que le Gouvernement puisse être jamais révolutionnaire, et cela par la raison toute simple qu’il est gouvernement. La société seule, la masse pénétrée d’intelligence, peut se révolutionner elle-même, parce que seule elle peut déployer rationnellement sa spontanéité, analyser, expliquer le mystère de sa destinée et de son origine, changer sa foi et sa philosophie ; parce que seule, enfin, elle est capable de lutter contre son auteur, et de produire son fruit. Les gouvernements sont les fléaux de Dieu, établis pour discipliner le monde ; et vous voulez qu’ils se détruisent eux-mêmes, qu’ils créent la liberté, qu’ils fassent des révolutions !

Il n’en peut être ainsi. Toutes les révolutions, depuis le sacre du premier roi jusqu’à la déclaration des droits de l’Homme, se sont accomplies par la spontanéité du peuple ; si quelquefois les gouvernants ont suivi l’initiative populaire, ç’a été comme forcés et contraints. Presque toujours ils ont empêché, comprimé, frappé ; jamais, de leur propre mouvement, ils n’ont rien révolutionné. Leur rôle n’est pas de procurer le progrès, mais de le retenir. Quand même, ce qui répugne, ils auraient la science révolutionnaire, la science sociale, ils ne pourraient l’appliquer, ils n’en auraient pas le droit. Il faudrait qu’au préalable ils fissent passer leur science dans le peuple, qu’ils obtinssent le consentement des citoyens : ce qui est méconnaître la nature de l’autorité et du pouvoir.

Les faits viennent ici confirmer la théorie. Les nations les plus libres sont celles où le pouvoir a le moins d’initiative, où son rôle est le plus restreint : citons seulement les États-Unis d’Amérique, la Suisse, l’Angleterre, la Hollande. Au contraire, les nations les plus asservies sont celles où le pouvoir est le mieux organisé et le plus fort, témoin nous. Et cependant, nous nous plaignons sans cesse de n’être pas gouvernés ; nous demandons un pouvoir fort, toujours plus fort !

L’Église disait jadis, parlant comme une mère tendre : Tout pour le peuple, mais tout par les prêtres.

La monarchie est venue après l’Église : Tout pour le peuple, mais tout par le prince.

Les doctrinaires : Tout pour le peuple, mais tout par la bourgeoisie.

Les jacobins n’ont pas changé le principe pour avoir changé la formule : Tout pour le peuple, mais tout par l’État.

C’est toujours le même gouvernementalisme, le même communisme.

Qui donc osera dire enfin : Tout pour le peuple, et tout par le peuple, même le gouvernement ? — Tout pour le peuple : Agriculture, commerce, industrie, philosophie, religion, police, etc. Tout par le peuple : le gouvernement et la religion, aussi bien que l’agriculture et le commerce. La démocratie est l’abolition de tous les pouvoirs, spirituel et temporel ; législatif, exécutif, judiciaire, propriétaire. Ce n’est pas la Bible, sans doute, qui nous le révèle ; c’est la logique des sociétés, c’est l’enchaînement des actes révolutionnaires, c’est toute la philosophie moderne.

Suivant M. de Lamartine, d’accord en cela avec M. de Genoude, c’est au gouvernement à dire : Je veux. Le pays n’a qu’à répondre : Je consens.

Mais l’expérience des siècles leur répond que le meilleur des gouvernements est celui qui parvient le mieux à se rendre inutile. Avons-nous besoin de parasites pour travailler et de prêtres pour parler à Dieu ? Nous n’avons pas davantage besoin d’élus qui nous gouvernent.

L’exploitation de l’homme par l’homme, a dit quelqu’un, c’est le vol. Eh bien ! le gouvernement de l’homme par l’homme, c’est la servitude ; et toute religion positive, aboutissant au dogme de l’infaillibilité papale, n’est elle-même autre chose que l’adoration de l’homme par l’homme, l’idolâtrie.

L’absolutisme, fondant tout à la fois la puissance de l’autel, du trône et du coffre-fort, a multiplié, comme un réseau, les chaînes sur l’humanité. Après l’exploitation de l’homme par l’homme, après le gouvernement de l’homme par l’homme, après l’adoration de l’homme par l’homme, nous avons encore :

Le jugement de l’homme par l’homme,

La condamnation de l’homme par l’homme,

Et pour terminer la série, la punition de l’homme par l’homme !

Ces institutions religieuses, politiques, judiciaires, dont nous sommes si fiers, que nous devons respecter, auxquelles il faut obéir, jusqu’à ce que, par le procès du temps, elles se flétrissent et qu’elles tombent, comme le fruit tombe dans sa saison, sont les instruments de notre apprentissage, signes visibles du gouvernement de l’Instinct sur l’humanité, restes affaiblis, mais non défigurés, des coutumes sanguinaires qui signalèrent notre bas-âge. L’anthropophagie a disparu depuis longtemps, non sans résistance de l’autorité toutefois, avec ses rites atroces : elle subsiste partout dans l’esprit de nos institutions, j’en atteste le sacrement d’eucharistie et le Code pénal.

La raison philosophique répudie cette symbolique de sauvages ; elle proscrit ces formes exagérées du respect humain. Et pourtant elle n’entend point, avec les jacobins et les doctrinaires, qu’on puisse procéder à cette réforme par autorité législative ; elle n’admet pas que personne ait le droit de procurer le bien du peuple malgré le peuple, qu’il soit licite de rendre libre une nation qui veut être gouvernée. La philosophie ne donne sa confiance qu’aux réformes sorties de la libre volonté des sociétés : les seules révolutions qu’elle avoue sont celles qui procèdent de l’initiative des masses : elle nie, de la manière la plus absolue, la compétence révolutionnaire des gouvernements.

En résumé :

Si l’on n’interroge que la foi, la scission de la société apparaît comme l’effet terrible de la déchéance originelle de l’homme. C’est ce que la mythologie grecque a exprimé par la fable des guerriers nés des dents du serpent, et qui s’entre-tuèrent tous après leur naissance. Dieu, d’après ce mythe, a laissé aux mains de partis antagonistes le gouvernement de l’humanité, afin que la discorde établisse son règne sur la terre, et que l’homme apprenne, sous une perpétuelle tyrannie, à reporter sa pensée vers un autre séjour.

Devant la raison, les gouvernements et les partis ne sont que la mise en scène des concepts fondamentaux de la société, une réalisation d’abstractions, une pantomime métaphysique, dont le sens est Liberté.

Cette double définition du gouvernement et des partis, constitue notre profession de foi politique. Vous connaissez, lecteur, les personnages allégoriques qui, dans ce compte-rendu, vont remplir les premiers rôles ; vous savez quel est le sujet de la représentation : soyez maintenant attentifs à ce que je vais vous raconter.