Les Compagnons du trésor/Partie 2/Chapitre 30

Dentu (Tome IIp. 374-381).
Deuxième partie


XXX

La poursuite


Roblot avait écouté avec une apparente soumission les dernières paroles de Marguerite.

— Ça, c’est naturel, répondit-il : à bas les mains ! Il n’est permis que de regarder.

Pendant cet entretien, Piquepuce, Cocotte et compagnie étaient arrêtés au bas de l’escalier du pavillon Gaillaud par le docteur Samuel qui leur tenait exactement le même langage.

De sorte que Vincent Carpentier trouva déserte l’allée qui conduisait du pavillon à la rue des Partants.

Les Compagnons du Trésor eux-mêmes supprimaient tous les obstacles au-devant de ses pas.

Il prit son pic à l’endroit où il l’avait caché.

— C’est bon de sentir ça dans sa main ; murmura-t-il en serrant le manche.

Ce serait mal s’exprimer que de dire : il ne se doutait en rien de ce qui se passait autour de lui.

La vérité est qu’au contraire il avait l’instinct vague de la poursuite qui le pressait de toutes parts.

Mais cela lui importait peu. Il avait foi en la fatalité qui le menait.

Il était sûr d’arriver au trésor.

Au delà de ce fait, il n’y avait rien pour lui.

Il jeta son pic sur son épaule, et, sans même se retourner vers le pavillon Gaillaud, où devait être sa fille, il prit sa direction vers la voûte percée sous la maison de rapport.

La voûte était solitaire.

Personne non plus ne se montra dans la cour du laitier ni dans l’allée de la porte cochère, qui était, comme d’habitude, grande ouverte.

Vincent tourna l’angle de la porte cochère. Le coupé qui avait stationné là une grande partie de la nuit n’y était plus. Vincent écouta le silence de la rue des Partants dont l’étroite et tortueuse voie semblait dormir d’une extrémité à l’autre.

Un instant, il hésita sur la direction à prendre. Il y avait un grand trouble dans son cerveau.

— Est-ce que je ne sais plus mon chemin ? pensa-t-il. C’est à gauche. La droite monte à Charonne. Quand je vais être au Père-Lachaise, j’irai tout droit.

Il descendit dans la direction du boulevard extérieur. Derrière lui, les deux bandes de Roblot et de Piquepuce suivaient à pas de loup, mais elles ne dépassèrent pas la porte cochère.

Seul, le nègre Petit-Blanc fut dépêché en avant et se coula comme un reptile le long des boutiques fermées.

Vincent marchait d’un pas ferme et tranquille, tenant le milieu de la chaussée, comme c’est la prudente habitude de ceux qui connaissent les nuits de Paris.

L’idée de prendre la route la plus courte le préoccupait singulièrement. Il cherchait dans sa mémoire le nom des nombreuses rues qui le séparaient de son but. Pour peindre l’étrangeté de son état mental, il nous suffira d’un mot : il avait confusément conscience d’être traqué par une meute d’ennemis, et pourtant il se disait :

— Le premier passant que je rencontrerai, je lui demanderai mon chemin.

Au coude de la rue des Partants, tombant dans la rue des Amandiers hors barrière, les oreilles de Vincent furent frappées tout à coup par une rumeur qui semblait très voisine, mais dont la source restait invisible. C’est un bruit de voix qui causaient et riaient.

Dans la rue des Amandiers, toutes les devantures étaient closes. Selon l’usage municipal d’alors, on n’avait pas allumé les réverbères à cause de la lune qui avait brillé une partie de la nuit. L’obscurité empêchait de voir l’enseigne du Grand-Départ dont les volets fermés laissaient passer des bruits de cabaret.

Quelques ombres se mouvaient à l’entrée de l’allée étroite qui était l’accès particulier des cabinets de société. Vincent passa franc, mais ses doigts serraient le manche de son pic. Une sorte de raisonnement perçait la brume de sa pensée, il ne songea même pas à s’enquérir auprès de ceux-là.

Mais à quelques mètres plus loin, et tout près du boulevard extérieur une autre ombre se montra dans le noir d’une allée borgne. C’était une femme. En voyant approcher Vincent, elle sortit de son abri comme pour le reconnaître, mais au même instant quelque chose d’extraordinaire se passa.

Deux hommes sortirent de l’allée derrière elle. L’un d’eux la saisit à bras-le-corps, l’autre lui appuya la main sur la bouche pour l’empêcher de crier, et, quoiqu’elle semblait remarquablement robuste, elle fut soudain entraînée dans la nuit de l’allée borgne.

Vincent pressa le pas. En marchant, il se disait :

— C’est la bonne femme de là-haut : celle qui a passé par dessus le mur du cimetière pour les espionner. De quoi se mêle-t-elle ? Tous ces gens-là sont mordus par le trésor. Le trésor les rend fous.

Au bout de la rue des Amandiers, il se retourna pour la première fois. La voie qu’il venait de parcourir semblait déserte et absolument tranquille.

Quelque chose se mouvait pourtant à une cinquantaine de pas, sur le trottoir à gauche.

— Si c’est un chien, il est diantrement long, se dit Vincent.

Et il traversa le boulevard extérieur.

À la barrière, deux préposés à moitié endormis étaient assis sur un banc à la porte du bureau de l’octroi.

— Le chien ne passera pas ici sans se relever s’il n’a que deux pattes, se dit encore Vincent.

— Vous travaillez loin, camarade, demanda un des préposés, puisque vous partez de si bonne heure ?

— Quartier du Palais-Royal, répondit Vincent. Je ne suis pas de Paris ; quel est mon plus court, s’il vous plaît ?

— Rue de la Roquette, place de la Bastille, rues Saint-Antoine et Saint-Honoré. C’est long, mais tout pavé.

— Merci. Est-ce que vous avez moyen d’empêcher les assassins et les voleurs d’entrer dans Paris, vous autres ?

— Nous ne sommes pas des mouchards ! répondirent à la fois les deux habits verts avec fierté.

Vincent s’éloigna.

Il y avait un établissement de marbrier à quelque distance de la barrière. Devant la porte, des blocs de pierre brute étaient debout. Vincent se mit à l’abri d’un de ces blocs et jeta un regard en arrière.

Il voulait voir si le chien se relèverait.

Au moment même où il se retournait, la lanterne suspendue à la porte de l’octroi éclaira le passage du nègre, qui marchait indolemment et les mains dans ses poches.

Le nègre ôta sa pipe de sa bouche et toucha sa casquette. Sans doute qu’il demanda l’heure, car un des préposés tira sa montre.

Derrière le nègre, deux groupes se montrèrent successivement. Tous les deux échangèrent quelques mots gouailleurs avec les hommes du poste.

Ce n’était pas seulement le chien noir et trop long qui avait été obligé de se refaire homme pour passer la barrière. Toute la meute se montrait. Entre les deux groupes, Vincent put compter de seize à dix-huit limiers. Il ne fut effrayé ni surpris. Sa manie était autour de sa poitrine comme la triple cuirasse du poète.

Il tourna la grosse pierre à l’abri de laquelle il se cacha et se coula entre deux blocs.

Le nègre vint droit à la devanture du marbrier, mais il ne visita point les pierres.

Il attendit ceux qui venaient derrière lui et parla à l’oreille de Roblot qui arrivait le premier. Roblot s’arrêta aussitôt.

Qu’y a-t-il ? demanda de loin Piquepuce.

Roblot fit un pas à sa rencontre, et lui dit tout bas :

— Veux-tu mêler ?

— Tout de même, répondit Piquepuce, je veux bien.

— Et moi aussi, fit Cocotte, qui se mit en tiers d’autorité, mais pas d’autres, nous sommes assez de trois. Éloignons le peuple !

Ils arrivaient juste en face de deux blocs de marbre, par l’interstice desquels Vincent les regardait.

— Où diable a-t-il pu passer ? demanda tout haut Roblot, comme s’il eût perdu la piste.

Ce fut le nègre qui répondit :

— À moins qu’il n’ait franchi le mur de l’enclos à droite…

Roblot ne le laissa achever.

— Allons ! s’écria-t-il, à la niche ! Ceux qui voudront escalader le mur du marbrier n’ont qu’à prendre leur élan, moi je vais me coucher.

— Moi, de même, répétèrent à la fois Piquepuce et Cocotte.

Personne ne présenta la moindre objection. Le nègre seul ouvrit la bouche pour répliquer. Roblot lui serra vigoureusement le poignet.