Les Compagnons du trésor/Partie 2/Chapitre 16

Dentu (Tome IIp. 191-202).
Deuxième partie


XVI

Serrure sans clé


Irène Carpentier, en quittant la comtesse Marguerite, était déterminée à obéir. Elle subissait, nous avons essayé de le faire comprendre, une véritable fascination.

Il y avait en Marguerite une faculté de persuasion irrésistible ; elle possédait ce don suprême des charmeurs de la parole, qui consiste à cacher le mensonge sous une enveloppe de sincérité.

Elle avait trompé la jeune fille en lui racontant une histoire vraie.

Et tant qu’Irène était restée sous la domination de sa voix pénétrante, sous l’enchantement de son regard séduisant et loyal, Irène n’avait vu ni les lacunes de son récit, ni les réticences de ses aveux, ni même le côté invraisemblable et romanesque qui ressortait des motifs si vagues apportés par Marguerite pour expliquer son intervention.

Irène avait tout admis, jusqu’à cette ligue mystérieuse, instituée en dehors de tout droit légal, dépourvue de tout contrôle public, où des gens de bien imitaient les errements réservés aux associations de malfaiteurs et ressuscitaient en plein XIXe siècle l’audacieuse usurpation des francs-tribunaux du moyen-âge.

Le bon sens d’Irène ne s’était point révolté à cette fantasmagorie du Bien combattant le Mal avec ses propres armes et dans ses propres ténèbres.

Elle avait cru, comme on admet une nouveauté inconnue, mais plausible, à cette vigoureuse organisation, rayonnant de Paris sur la province et même sur l’étranger.

L’idée ne lui était même pas venue que cette concurrence privée, faite à l’administration d’État pouvait être difficile et peut-être impossible.

À vrai dire, elle n’avait pas abordé ce côté de la question. Tout lui était apparu comme cela devait être, au point de vue personnel et à travers la certitude trop évidente d’un danger de mort pesant sur ceux qui lui étaient chers.

Le danger sautait aux yeux. À cet égard, le passé démontrait le présent. Vincent Carpentier et Reynier avaient échappé tous deux par miracle à des tentatives de meurtre.

Il n’y avait en réalité qu’un point difficile dans la plaidoirie de Marguerite : celui qui touchait à la personne du cavalier Mora.

Ici, deux fascinations étaient en présence. La comtesse avait dû s’attaquer à un sentiment, factice peut-être, mais profond, parce qu’il était né avec le premier rêve de la jeune fille.

Toute femme porte en elle l’élément que nous appellerons romanesque, faute d’un autre mot.

C’est là l’originalité, le charme, la poésie de la femme.

Elle est plus belle que l’homme, parce qu’elle met plus d’imagination dans son cœur et sans chercher d’autre adjectif pour cette condition d’être en quelque sorte sexuelle, on serait bien près du vrai en la nommant tout simplement : l’élément féminin.

Comme toute chose humaine, il est bon ou mauvais ; comme toute chose féminine, il peut être adorable ou détestable. Il mène au bonheur ou au malheur.

Une créature souverainement habile, la mère Marie-de-Grâce, avait troublé autrefois le cœur enfant d’Irène.

À la place d’un sentiment profond, mais calme, elle y avait glissé un poème.

On avait tenu longtemps derrière le rideau le héros de l’épopée lui-même ; puis il était apparu entouré de tous les prestiges : grandeur déchue, valeur chevaleresque, combat de la faiblesse isolée contre toute une armée de forces, mystère, fatalité, espoirs vastes comme le monde.

Et ce même héros, car il y a dans tout lyrisme un revers comique, apportait, au lieu de papiers de famille, une preuve providentielle de son identité : sa ressemblance extraordinaire avec sa sœur la mère Marie-de-Grâce.

Nous savons comme Irène avait été subjuguée. Sa vieille affection pour Reynier combattait bien dans le fond de son âme, mais le résultat de ces batailles où le sens commun soutient le choc de la fantaisie n’est jamais douteux.

On a pu voir, cependant, que pour vaincre la résistance du bon sens dans le cœur d’Irène, il avait fallu employer un moyen, grossier en apparence, mais singulièrement adroit par le fait.

Échalot nous a détaillé ce « truc » enfantin de la lunette d’approche, dans toute sa naïveté : ne jugez jamais de trop haut les diplomaties vulgaires ; ce sont celles-là qui réussissent. À la longue, il est vrai, le cœur réagit, le bon sens essaye de parler : Irène, un jour, avait regardé au fond d’elle-même avec doute, avec angoisse.

Mais la pensée de mentir à son poème de malheur et de grandeur lui apparaissait coupable comme un sacrilège.

Nous avons cru devoir donner au lecteur ces explications qui disent l’état moral d’Irène au début de son entrevue avec Marguerite. La victoire de cette dernière paraîtra plus naturelle, en ce sens qu’on aura touché au doigt les hésitations d’Irène, ses scrupules et son éducation déjà faite en matière de foi légendaire.

Elle était la fille d’un roman sombre et confus ; le premier rêve de sa jeunesse l’avait égarée dans la nuit d’un drame plein de terreur.

Les limites acceptées par la vraisemblance commune n’existaient pas pour elle.

On peut dire qu’après avoir quitté sa chambre, Irène arriva au bas de l’escalier par une série de mouvements rigoureusement mécaniques et sans avoir conscience de son acte.

Elle traversa les jardins qui séparaient le pavillon Gaillaud de la maison de rapport, en allant droit devant elle et d’un pas rapide.

On lui avait ordonné de joindre la voiture et d’y monter. Le premier travail de son intelligence fut de chercher dans sa mémoire la commission qu’on lui avait ordonné de faire au cocher.

Elle avait à la main un billet écrit par la comtesse Marguerite pour sa dame de compagnie. Ce memento matériel associa ses idées, elle dit :

— Je vais coucher à l’hôtel Clare, et il faut que le cocher de la comtesse soit revenu dans deux heures.

Elle s’arrêta subitement, plus étonnée qu’au moment même où on lui avait fait, pour la première fois, la proposition de passer la nuit hors de chez elle.

Elle reprit sa marche, pourtant. Les petits jardins étaient déserts. On ne voyait aucune lumière aux fenêtres de la maison de rapport ; sous la voûte, Irène répéta comme si elle eût voulu se bien convaincre elle-même.

— Je vais à l’hôtel de Clare. Je suis en route. La voiture est là.

Dans la cour du laitier, elle rencontra la même solitude, mais des bruits sortaient des étables ; et le coq, éveillé par son passage, chanta, saluant un rayon de lune qui glissait entre deux nuées.

Pour arriver à la rue des Partants, où la voiture attendait, elle n’avait plus à franchir que l’allée conduisant à la porte cochère.

Elle s’arrêta encore. L’indécision naissait en même temps qu’un grand malaise physique la prenait.

Elle se laissa tomber assise sur la borne qui défendait l’encoignure de l’allée parce qu’elle sentait sa tête tourner.

— Il m’avait prévenue, murmura-t-elle pendant que ses deux mains froides pressaient son front qui brûlait, il m’avait dit : « Mes ennemis sont tout autour de nous. On essayera de se mettre entre nous. Vous m’entendrez accuser, calomnier… » Et il avait ajouté : « Me défendrez-vous ? »

Et moi, j’avais répondu : « Quand tout le monde serait contre vous, tout le monde et ceux que j’aime le mieux ici bas, je ne croirais qu’en vous. »

Son cœur était serré par une angoisse profonde où le doute s’effaçait déjà sous le remords.

— Je ne connais pas cette femme, pensa-t-elle encore. Elle m’a parlé, en effet, de ceux que j’aime, mais a-t-elle dit vrai ? Et dès la première accusation, — la première calomnie peut-être, — j’ai trahi ma promesse, j’ai écouté, j’ai cru, j’ai trahi !

Dans le silence qui régnait au dehors, un bruit se fit. Le pavé de la rue sonna sous le pied impatient d’un cheval au repos, et une voix endormie grommela :

— Tu t’embêtes, toi ; moi aussi. Voilà ce que c’est que d’être au service du diable !

Irène n’entendit qu’un grognement d’où ne se dégageait point le sens des paroles prononcées. Une seule chose la frappa, c’est qu’elle était à dix pas de la voiture qui devait l’emmener.

Cela l’éveilla de son engourdissement. Elle dit encore en elle-même : « Je vais à l’hôtel de Clare. » Les images de son père et de Reynier passèrent devant ses yeux.

Elle se leva.

L’impulsion reçue dirigea son premier pas vers la porte cochère, mais elle se détourna presque aussitôt pour traverser de nouveau et en sens contraire la cour de la vacherie. Elle murmurait :

— Quel droit cette femme a-t-elle sur moi ? suis-je son esclave ? Pourquoi la croirais-je ? Quelque chose me dit qu’elle m’a trompée.

Elle se redressa en marchant, son cœur s’allégeait ; elle dit encore :

— D’un mot, d’un seul mot je suis bien sûre qu’il va faire tomber toutes ces accusations. Ce serait affreux de le condamner sans l’entendre. Je veux le voir !

Ces mots s’achevèrent eu un cri de surprise et de frayeur.

Une petite voix cassée chevrotait au devant d’elle :

— Un beau temps pour se promener au clair de la lune, jeunesse ! Voulez-vous faire un tour avec moi le long du cimetière ?

Une créature humaine, qui semblait être l’image de la décrépitude, s’engageait sous la voûte qui perçait la maison de rapport.

Elle venait du château Gaillaud.

C’était un vieillard courbé en deux, marchant à petits pas, avec une peine extrême. Il était vêtu d’une longue douillette qui rappelait le vêtement des prêtres. Irène ne l’avait jamais vu.

Dans l’état d’ébranlement où était son esprit, cette rencontre bizarre fit naître en elle un doute et un espoir.

Elle se tâta mentalement, prise de l’idée que tout cela n’était qu’un rêve pénible.

Le vieillard passa tout auprès d’elle. Il ricanait à bas bruit, et sa gaieté sinistre sonnait sec comme les plis d’un parchemin qu’on froisse.

— Est-ce que je vous fais peur, jeunesse ? dit-il encore. Vous ne m’avez jamais rencontré. Il y en a qui sortent le jour. J’ai été jeune aussi, du temps de la mère de votre grand’mère. Que faut-il à mon âge ? un trou dans un vieux mur. Les hiboux et moi nous allons la nuit. Dormez bien, ma fillette. Il y en a, des morts et des vivants qui ne dormiront pas d’ici à demain matin, — et d’autres qui ne s’éveilleront plus jamais, hé hé hé hé, dites donc, j’ai encore le mot pour rire !

Le vieux glissa dans l’espace plus clair qui était au-delà de la voûte. Il serrait sa douillette autour de son corps grelottant.

Irène poursuivit son chemin plus troublée. Ses veines avaient froid. Elle ne pensait plus. Quand elle atteignit l’escalier du pavillon Gaillaud, elle se retourna avant de monter. Le vieillard avait disparu.

— Où donc demeure-t-il ? se demanda-t-elle. D’où vient-il ?

Puis elle reprit, en s’accrochant à la rampe pour monter les degrés :

— Mon Dieu ! je vais, je parle, tout cela n’est pas un cauchemar !

Elle atteignit l’étage où était située sa chambre sans se rendre un compte exact de ce qu’elle prétendait faire.

D’instinct, elle s’arrêta devant sa porte comme pour rentrer chez elle, mais ce fut l’affaire d’un instant. Elle continua sa route en étouffant avec soin le bruit de ses pas.

Elle allait vers le corridor sur lequel s’ouvrait l’appartement du cavalier Mora.

Ce corridor n’avait point de fenêtres ouvrant sur le dehors. L’obscurité y était complète. Irène arriva tout droit à la porte du cavalier. Elle frappa très doucement. Il ne lui fut point répondu.

Parmi le silence, elle crut entendre un léger bruit du côté du carré deux chambres seulement étaient habitées : la sienne propre et celle du ménage Canada.

Mais à supposer qu’elle ne se fût point trompée, le bruit ne se renouvela pas.

Elle frappa une seconde fois, disant à voix basse :

— Julian, répondez-moi. Êtes-vous là ? C’est moi. J’ai grand besoin de parler.

Point de réponse encore.

Dans une circonstance ordinaire tout eût été fini. Les relations d’Irène avec le cavalier Mora étaient non seulement pures comme Irène elle-même, mais encore entourées d’une sorte d’étiquette solennelle qui avait son origine dans les prétentions princières du cavalier Mora. Il drapait tout dans son manteau quasi-royal, même son amour.

Peut-être aussi, cette réserve en apparence si louable et qui n’était pas pour peu dans le prestige exercé par lui sur la jeune fille, avait-elle d’autres motifs auxquels le lecteur sera initié plus tard.

Quoi qu’il en soit, Irène n’avait jamais franchi le seuil de l’appartement du cavalier.

Pourtant, elle n’hésita pas. Elle n’était pas elle-même cette nuit. Elle agissait sous le coup d’une sorte de somnambulisme éveillé.

Sa main chercha le bouton de la porte tout naturellement et comme si elle en avait eu l’habitude.

Le bouton sollicité résista. La porte était fermée à clé.

Mon savant et très spirituel ami Édouard Fournier a fait un livre charmant, intitulé le Vieux neuf, auquel ma pensée est reportée par un brevet qui fut pris à grand fracas, sous le règne de Louis-Philippe, par un inventeur comme il y en a tant.

Ce brevet avait trait à des « serrures sans clé, » qui eurent alors un certain succès de curiosité.

Je ne sais plus si Édouard Fournier mentionne cette réminiscence dans sa liste, si riche en vieilleries réchauffées, mais il est certain que la « serrure sans clé » était fort à la mode au XVIIIe siècle.

Nos coquins d’oncles avaient la manie des petits secrets, des cachettes, des ressorts et des attrapes.

Les folies du quartier Popincourt qui vont disparaissant sont pleines de ces ingénieux enfantillages, et le château Gaillaud, qui était une ancienne folie, en avait sa bonne part.

La plupart des portes gardaient un secret, datant de la fondation et qui était précisément ce que l’inventeur moderne appelait dans son brevet la « serrure sans clé. »

C’était une plaque dissimulée dans le battant de la porte et qui faisait jouer le pêne quand on pesait dessus.

La porte d’Irène était ainsi machinée :

Elle chercha et trouva, à une place connue, la plaque semblable à la sienne. Elle pesa. La serrure joua et le bouton, tourné à nouveau, obéit.

Irène entra sans hésiter. Elle dit encore :

« Êtes-vous là, Julian ? » Mais c’était par manière d’acquit. Elle n’attendait point de réponse.

Elle referma la porte à tout hasard.

Une lassitude indicible l’accablait.

Elle se laissa tomber dans une bergère en pensant.

— Il reviendra, je vais l’attendre.