Les Compagnons du trésor/Partie 2/Chapitre 15

Dentu (Tome IIp. 179-190).
Deuxième partie


XV

Départ d’Irène


C’est à peine si les bruits de la ville arrivaient en murmures confus jusqu’à ce lieu si éloigné des centres où s’agitent nuit et jour, dans Paris, le plaisir et les affaires.

On n’entendait que la plainte du vent dans les arbres du cimetière et le bruit déjà plus rare de quelques voitures cahotant sur le pavé des boulevards extérieurs.

De temps en temps, l’horloge d’une usine disait le passage des heures. Il se faisait tard, et la comtesse Marguerite avait déjà plus d’une fois consulté sa montre.

Ce n’était pas seulement l’habileté de sa parole et l’art consommé mis par elle dans ses explications qui dominaient Irène.

C’était la vérité même.

La grande science de tromper ne cherche jamais ses moyens dans le mensonge. Il n’y a pour mentir efficacement que le vrai, arrangé et détourné selon la pratique des fourbes de génie.

Irène essayait un dernier effort plein de fatigue pour repousser l’évidence qui s’imposait à elle, car ce qu’elle savait par son père concordait exactement avec les paroles de Marguerite. Elle dit :

— Celui que vous accusez parle aussi des Habits-Noirs, madame. Jusqu’à ce jour j’ai cru que la principale, l’unique affaire de sa vie était de se défendre contre cette association de criminels.

— Vous ne le croyez plus, ma fille, répliqua Marguerite. Le bandeau qui couvrait vos yeux n’est pas arraché, peut-être ; mais il est déchiré assez largement pour que vous puissiez voir au travers, et c’est heureux, car le loisir va vous manquer désormais pour entrer dans ces détails précis qui font naître la conviction. Il faudra me comprendre, me croire à demi-mot.

J’achève :

Le colonel Bozzo-Corona ne faisait pas seulement le bien avec passion, il combattait ardemment le mal. Il avait rêvé la ruine de la ténébreuse confrérie.

L’aisance qui vint tout à coup dans votre famille avait pour origine le choix que le colonel avait fait de votre père pour une mission importante, mais dangereuse. Il fallait, pour la mener à bien, un homme qui pût travailler de sa tête en même temps que de ses mains : un maçon qui eût les connaissances et l’intelligence d’un architecte.

Il s’agissait de calculer, puis de sonder ; il s’agissait, en un mot, de découvrir le lieu où était caché le Trésor des Habits-Noirs, ce qui est le secret des secrets, réservé au Maître, — au Père.

Le trésor fut découvert, mais le colonel Bozzo est mort empoisonné, et Vincent Carpentier, échappé au même sort par une série de miracles, reste condamné.

Ici, la comtesse Marguerite raconta en peu de mots la scène du petit hôtel du quartier Saint-Lazare, que Vincent Carpentier habitait, le déjeuner servi par Roblot, les deux coups de fusil à vent et la mort du beau chien danois, César.

Il y avait là plus qu’il n’en fallait assurément pour motiver les terreurs de Vincent et sa fuite. Vincent échappa à un autre péril et parvint à quitter la France.

Après son départ, sa situation d’affaires, qui semblait brillante, fut minée sourdement ; des créanciers surgirent qui semblaient sortir de terre. En même temps, le bruit se répandit qu’il était fou. Tout ce qu’il possédait fut vendu, et le prix de la licitation resta au-dessous de l’ensemble des dettes.

— Voilà, chère enfant, reprit la comtesse, ce que m’a dit mon oracle, avec bien d’autres choses encore que je supprime parce que le temps presse et qu’elles ne nous sont pas absolument nécessaires. Je ne cherchais que vous, mais j’ai trouvé trois personnes qui sont en quelque sorte votre vie : Vincent Carpentier, Reynier et le cavalier Mora.

Écartons le cavalier Mora. Demain, vous serez près de moi. Vous m’interrogerez, je répondrai.

Reynier a quitté la maison du docteur Samuel pour habiter mon hôtel. Il a recouvré la santé. Il vous aime de toute la jeunesse de son cœur. C’est moi qui l’ai détourné de toute tentative pour vous revoir avant l’heure que j’avais fixée.

On échappe une fois à de certains pièges, mais Dieu ne fait pas tous les jours des miracles.

Arrivons à Vincent Carpentier. Je n’ai pas la force de vous blâmer, ma pauvre enfant, vous étiez subjuguée, et peut-être même cherchiez-vous le salut de votre père dans la voie où était sa perte ; mais il est certain que c’est vous, vous seule, qui avez conduit l’ennemi sur la piste de Vincent. Caché qu’il était tout au fond de son sépulcre, il avait déjoué les poursuites. Les gens qui le cherchent, désespéraient de remettre leurs limiers sur sa trace perdue.

Vous étiez là. Dès longtemps, une intrigue s’était nouée autour de vous. Souvenez-vous de cette femme qui s’était emparée de votre jeune tendresse et qui vous parlait jadis des malheurs, des vertus, des romanesques espérances de son frère, le comte Julian.

— Quel aurait été alors le but de la mère Marie-de-Grâce ? demanda Irène.

— Souvenez-vous, calculez les dates. C’était au moment même où votre père pénétrait le mortel secret, le secret du Trésor, que Marie-de-Grâce s’insinuait perfidement près de vous.

Et Marie-de-Grâce disparut du couvent de la Croix le jour même où Vincent Carpentier avant de quitter Paris subit trois tentatives d’assassinat !

Le front d’Irène était livide et la sueur perlait à ses tempes.

— On dut croire ce jour-là que tout était fini, poursuivit Marguerite ; on pensa que le Marchef avait fait son office. On n’avait plus besoin de vous.

On revint à vous quand on acquit la certitude que Vincent Carpentier, après avoir évité le plomb et le poison, avait encore, par un troisième prodige, échappé au couteau de Coyatier.

Alors le comte Julian, ce mystérieux frère de Marie-de-Grâce, sortit de son ombre.

Il se montra à vous, entouré de tout le prestige qui accompagne l’héritier dépossédé d’une grande race.

Vous retrouvâtes en lui ces emphases italiennes, cette bizarre poésie que sa sœur avait mis en usage pour subjuguer votre imagination d’enfant.

Le comte Julian, devenu le cavalier Mora, s’empara de vous par son malheur, par le prestige de sa prétendue naissance, par les épouvantables dangers dont il s’entourait comme d’une fantasmagorie héroïque… Ah ! je ne vous accuse pas : je connais leur infernale adresse. Il fut un jour où ils réussirent à me tromper moi-même.

Elle attira Irène chancelante et la pressa contre sa poitrine.

— Vous êtes entre le Mal et le Bien, ma fille, dit-elle avec un véritable élan d’émotion. Il est l’heure de choisir. Sentez les battements de mon cœur. Oui, je fus trompée comme vous, mais, moi, j’ai peut-être à expier dans le passé plus d’une faute.

Il n’est plus rien au monde pour me rendre un sentiment d’enthousiasme ou de bonheur, rien, sinon la passion du devoir, la joie d’affronter le danger qui expie. Je suis ici un soldat sous les armes. Irène, avez-vous confiance eu moi ?

— Oui… malgré moi, répondit la jeune fille.

— Nous avons besoin toutes deux que cette confiance soit entière, continua Marguerite, car mon secret doit rester avec moi. Il ne m’est pas permis de vous dire ce que je vais faire chez vous cette nuit.

— Chez moi, répondit Irène ; c’est donc vrai ! vous exigez que je quitte ma demeure à cette heure avancée ?…

— La vie de votre père est à ce prix.

— Au nom de Dieu ! madame, s’écria Irène, expliquez-vous. Je ne sais pas vous dire l’angoisse qui me remplit l’âme. Ayez pitié de moi !

— Je fais plus qu’avoir pitié, répliqua Marguerite en la comblant de caresses. Je vous aime comme si vous étiez ma fille. Mais précisément à cause de cela, je veux jouer avec toutes les chances de gain cette partie dont les enjeux sont votre bonheur ou votre malheur.

J’ajoute, car je ne voudrais pas vous tromper, même dans votre intérêt, qu’il y a en moi un autre mobile, non point personnel, mais qui naît de l’autorité dont le hasard m’a investie, malgré le peu que je suis.

Je représente ici l’association bienfaisante qui combat la ténébreuse ligue des Habits-Noirs. Je suis à mon poste.

— Et il y a danger pour vous à prendre ainsi ma place ?

— Assurément oui, mais je suis armée.

Le regard d’Irène interrogea les plis gracieux que formait la robe de Marguerite. Celle-ci eut un sourire involontaire.

— Oh ! fit elle, je ne suis pas armée comme vous pouvez l’entendre. Les pistolets que je pourrais cacher sous la soie de ma jupe seraient une pauvre défense contre les ennemis que je vais affronter. On est armé par une cuirasse aussi bien que par une épée, mais on a la plus forte de toutes les armures quand le juste calcul en a trempé les mailles dans la prudence, unie au courage et au bon droit. Ne craignez rien pour moi. J’ai mes gardes du corps qui veillent.

Un dernier mot. Votre père est arrivé, ou du moins je le suppose, car je ne l’ai pas encore vu. Peut-être allez-vous le trouver à l’hôtel de Clare. Il y a bien du monde sur pied, cette nuit, ma fille. Les deux armées sont en présence dans Paris, qui va dormir tranquille, ne se doutant de rien.

Votre père a quitté la mine de Stolberg sur une lettre de vous ; vous entendez bien : j’ai dit une lettre de vous. Il s’est mis en route hier, portant tout avec soi, comme le philosophe antique. Tout, c’est le secret. Il n’y a pas deux manières de dévaliser un tel homme : il faut le tuer.

Les deux armées dont je parlais sont donc debout, pour et contre ce pauvre vieillard, usé avant l’âge, et dont la raison s’est aveuglée comme le regard de ceux qui essayent de fixer le soleil.

Il a vu le Trésor.

Sans nous, — sans moi, il aurait été poignardé dix fois déjà. Ne me remerciez pas, j’ai besoin de lui.

Et ne craignez pas : je réponds de lui si vous obéissez.

— J’obéirai, madame, murmura Irène. Ordonnez.

Elle passa le revers de sa main sur son front et ce geste disait le trouble plein de lassitude qui accablait sa pensée.

La comtesse prit dans sa poche un petit carnet de nacre dont elle déchira une page.

— Vous allez me quitter à l’instant même, dit-elle en traçant quelques mots au crayon. Préparez-vous. Ma voiture m’attend près de la porte cochère, dans la rue des Partants. Vous direz au cocher avant de monter : Je suis Mlle Irène, et cela suffira. La voiture vous conduira tout droit chez moi.

Irène avait jeté un châle sur ses épaules et nouait les rubans de son chapeau.

Elle n’hésitait point, mais ses mouvements avaient une lenteur automatique.

On eût dit une de ces somnambules qui agissent en dehors de leur propre intelligence et de leur propre volonté.

Marguerite lui tendit le papier qu’elle venait de plier.

— Ceci pour ma dame de compagnie, dit-elle ; car mon mari, M. le comte de Clare, est trop souffrant pour vous recevoir. Reynier ignore ma démarche ; vous le verrez ou vous ne le verrez pas, à votre choix. Vous serez chez vous. Il se peut que vous trouviez votre père à l’hôtel ; il se peut que je vous le ramène moi-même à mon retour. Dans deux heures il faut que mon cocher soit de nouveau à son poste, rue des Partants ; vous aurez la bonté de l’en prévenir. Embrassons-nous encore une fois, chère enfant, et au revoir.

Elle prit Irène dans ses bras, puis elle ouvrit elle-même la porte.

Irène descendit l’escalier sans prononcer une parole.

Il n’y avait personne sur le carré tout noir.

La comtesse Marguerite ne vit point que la porte qui faisait face à celle d’Irène était légèrement entrebâillée, la porte où était cette inscription tracée à la craie : « M. et Mme Canada. »

Marguerite resta un instant penchée sur la rampe.

Elle rentra seulement quand elle n’entendit plus les pas d’Irène sur les marches.

Au moment où elle tournait la clef deux fois, en dedans, la porte des Canada roula sur ses gonds, doucement et sans bruit, mais elle se referma aussitôt, parce que des pas se faisaient entendre dans le corridor sur lequel donnait l’appartement du cavalier Mora.

Il pouvait être alors onze heures et demie du soir.

D’habitude, le château Gaillaud n’attendait pas si tard pour dormir.

Les pas se rapprochèrent. Une silhouette de vieillard qui semblait parvenu aux dernières limites de l’âge traversa la nuit du carré et se dessina un instant sur la fenêtre vaguement éclairée par les lueurs de la lune, que tamisaient les nuages.

Le vieillard descendit l’escalier.

De l’autre côté de la porte fermée à double tour, dans la chambre d’Irène, la comtesse Marguerite était seule.

Il n’y avait plus aucune émotion apparente sur la pâleur de ce beau visage. Elle fit rouler le guéridon sur lequel était la lampe de façon à la placer juste vis-vis de la croisée.

Elle enleva l’abat-jour et ouvrit la croisée.

Quelques secondes s’écoulèrent, puis une ombre humaine se montra à cheval sur le faîte du mur qui séparait la cour du chemin des Poiriers.

— Allez ! dit Marguerite à voix basse. Il fait jour.

L’ombre disparut.

Marguerite éteignit la lampe.

Presque aussitôt après, un mouvement confus se fit dans la partie du cimetière qui avoisinait la tombe du colonel Bozzo-Corona.

On entendit le bruit d’une petite grille ouverte puis refermée.

Puis encore une lueur faible s’alluma derrière la clairevoie qui fermait l’entrée du caveau funéraire du colonel.

Graduellement, cette lueur disparut comme si celui qui la portait eût descendu des marches.

La comtesse Marguerite, immobile, accoudée sur l’appui de la fenêtre d’Irène, écoutait et regardait.