Les Compagnons du trésor/Partie 2/Chapitre 13

Dentu (Tome IIp. 154-165).
Deuxième partie


XIII

La puissance de Marguerite


Au dehors, tout était silencieux. Le chemin des Poiriers, plus solitaire encore qu’aujourd’hui, sonnait bien rarement alors sous le pied d’un passant, une fois la nuit tombée, et pour errer dans le cimetière dont toutes les issues étaient fermées depuis longtemps, il ne pouvait y avoir que les chiens de garde — ou peut-être quelques fantômes, bravant le discrédit auquel les philosophes ont réduit leur métier.

Les bonnes gens de Charonne, sceptiques sur beaucoup de points conservent pourtant de vagues appréhensions touchant « le haut du cimetière » cette partie d’où la vue est si belle et qui confine aux cultures.

On y entend des bruits. Un jour que j’avais été visiter la tombe alors toute neuve de mon ami et maître, Frédéric Soulié — c’était vers la fin de 1847 — en prolongeant ma promenade dans la bizarre campagne qui confine au mur du Nord-Est, j’eus des renseignements très vagues, il est vrai sur les spectres du Père-Lachaise.

Ils me furent donnés par une blonde petite fille de dix ans qui gardait une chèvre blanche dans un verger condamné, où déjà les tas de pierres s’amoncelaient pour la bâtisse prochaine.

La brune tombait. L’enfant me demanda l’heure, puis elle détacha brusquement sa chèvre en disant :

— Les morins vont venir.

Je ne garantis par l’orthographe du mot morin.

À mes questions sur ce qu’elle entendait par « les morins » la petite fille répondit :

— Est-ce que je sais moi ? Ils viennent muser tout le long du mur.

Muser veut dire regarder par une fenêtre, s’accouder sur un balcon.

— Sont-ils beaucoup ? demandai-je.

— Des tas.

— Et que font-ils ?

— Puisque je vous dis qu’ils musent.

À ce qu’il semble, ce ne sont des revenants ni très hardis ni très nuisibles. On ne voit que leurs têtes décharnées, fixant des yeux sans regards sur les terrains libres qui sont en dehors de leur prison.

Ma petite fille n’en savait pas davantage.

En l’année où se passe notre histoire, on avait renforcé la garde canine qui rôde en patrouille dans les allées désertes des cimetières parisiens, mais ce n’était ni pour les morins, ni pour les fantômes.

Un fait inouï avait eu lieu qui laissa dans Paris une longue impression d’horreur. Ceux qui sont assez malheureux pour dater de si loin n’ont pas oublié ce monstre, probablement seul de son espèce : l’amoureux des mortes, le sergent Bertrand, dont la hideuse passion violait les sépultures.

Quoique ce sinistre don Juan fréquentât surtout le cimetière Montparnasse, on avait pris des précautions dans tous tes autres champs de repos. Un instant les dogues furent en hausse.

Paris qui aime tant à frémir s’éveillait chaque matin, espérant que le sergent vampire aurait fait école.

Mais le pauvre diable mourut enragé, dit-on, emportant avec lui le germe de son épouvantable manie.

Irène et la comtesse Marguerite étaient assises tout près l’une de l’autre. La jeune fille avait les yeux baissés.

On aurait pu la croire très calme sans la pâleur de ses joues et la ligne de bistre qui estompait le dessous de ses paupières.

La comtesse qui ne parlait plus, semblait absorbée dans ses réflexions.

Elle se leva pour écarter la mousseline qui tombait au devant des carreaux et jeter un regard au dehors.

La lune était sous un grand nuage qui mettait tout dans l’ombre. C’est à peine si on apercevait vaguement les profils des massifs dans le cimetière du Père-Lachaise.

Seule, la tombe du colonel apparaissait, blanche sur ce fond noir.

Ce n’était pas cela que la comtesse Marguerite voulait voir. Sans tourner la tête, elle darda son regard aigu vers le retour du pavillon Gaillaud où était la fenêtre du cavalier Mora.

Rien ne brillait derrière les persiennes fermées.

— Madame, dit Irène, quand vous êtes entrée chez moi, vous m’avez annoncé que vous me parleriez de mon père.

Rien ne brillait, avons-nous dit. C’est exactement vrai, mais les interstices qui séparaient les tablettes des persiennes, à la croisée du cavalier Mora, n’avaient pas non plus ce noir mat qui dénonce l’absence de toute lumière à l’intérieur.

C’était comme si on eût rabattu d’épais rideaux au devant de la fenêtre pour faire le sombre.

Marguerite revint vers Irène et répondit :

— Je n’ai pas oublié ma promesse, mais j’attendais, je l’avoue, quelque bonne parole de vous au sujet de Reynier.

— Pour parler il faut penser, murmura Irène.

— Peut-être n’ajoutez-vous pas foi à mon récit, dit la comtesse en se rasseyant.

— Si fait, madame, répliqua Irène, car j’ai le cœur serré. Mais il y a derrière votre récit des choses que je ne connais pas. Vous avez blessé en moi une affection profonde. Vous ne l’avez pas tuée. Je doute…

Elle hésita avant d’ajouter :

— Et cela me donne un remord. Je me reproche mes soupçons.

— Vous êtes une noble créature, dit la comtesse qui lui prit les mains. Je ne me dissimulais pas les difficultés de ma tâche auprès de vous. Peut-être aurais-je dû débuter autrement. Il y a en effet autour de vous un mystère que vous ignorez. Suis-je beaucoup plus savante que vous ? C’est une question à laquelle nous répondrons mieux au terme de notre entrevue. Car il me reste bien des choses à vous dire. Voulez-vous que nous procédions par ordre ? Dès le point de départ j’aurais dû vous expliquer pourquoi je me suis permis, sans droit aucun, de jeter un regard sur votre vie, car c’est à cause de vous, uniquement à cause de vous, que je me suis occupée de votre père et aussi de votre fiancé, quoique je les connusse tous les deux avant de vous avoir jamais vue.

M’écoutez-vous ?

Irène dont le beau front rêvait répondit pourtant :

— Madame, je vous écoute.

— En vous voyant si merveilleusement belle, reprit la comtesse, si bien élevée, en un mot si fort au-dessus de la classe à laquelle vous paraissiez appartenir, j’éprouvai, à votre endroit un sentiment mélangé d’intérêt et de curiosité, dès la première fois que vous me rapportâtes une pièce de broderie. Le hasard seul nous avait rapprochées, vous simple ouvrière, moi, femme titrée et riche.

Elle s’interrompit parce que le regard d’Irène se relevait sur elle.

— Oui, je l’affirme, dit-elle, avec son sourire plein de franchise : le hasard seul. La sympathie n’est venue qu’après. Laissez-moi continuer. J’aime la fierté, il m’aurait déplu de vous inquiéter, de vous humilier peut-être en vous interrogeant directement. J’avais d’autres moyens de lire votre histoire à livre ouvert.

— Pauvre histoire ! murmura Irène comme malgré elle.

— Il y a plus de vingt ans que je connais votre père, poursuivit Marguerite. Je fus une dizaine d’années sans le voir, et il est probable que l’élève des Beaux-Arts de 1820 avait déjà perdu, à l’époque où le colonel Bozzo me l’amena, un peu après 1830, tout souvenir d’une pauvre fillette qui le servait à table dans la petite pension de la rue Saint-Jacques où il prenait ses repas, moyennant 45 francs par mois.

— La jeune fille, c’était vous, madame ?

— Ce ne serait pas une soirée qu’il nous faudrait, ma chère enfant si ma propre biographie était sur le tapis. Je suis la femme des aventures, quoique je ne les aie jamais cherchées. Elles sont venues à moi par troupes. Mais il ne s’agit ici que de vous et des vôtres. Dans mon désir subit et un peu romanesque de savoir s’il m’était possible de faire quelque chose pour vous, je consultai un oracle : mon oracle ordinaire… et tout d’abord, je vous prie de me pardonner cela.

— Je n’ai rien à vous pardonner, madame, répondit Irène avec une certaine hauteur, par la raison que je n’ai rien à cacher.

— C’est vrai, prononça tout bas Marguerite. Vous n’avez rien à cacher aujourd’hui.

— Demain, ce sera vrai encore.

— Je le souhaite et je l’espère, mon enfant, dit la comtesse dont l’accent était doucement affecteux.

Elle se pencha vers Irène et lui effleura le front d’un baiser.

Puis, changeant de ton tout à coup, elle reprit :

— Revenons à mon oracle. Je ne suis pas sorcière, mais il y a dans la bienfaisance quelque chose de surhumain : une magie dont le mystérieux pouvoir étonnerait certainement les profanes. Maudit soient ceux qui mettraient en mouvement cette force dans un but mauvais ! Ce serait le plus infâme des sacrilèges. Vous ignorez les choses dont je vais vous parler, et pourtant vous n’y êtes pas étrangère. Ainsi les enfants voient-ils souvent dans la bibliothèque de leurs parents des livres dont l’aspect leur est familier, mais que jamais ils n’ont ouverts… De la place où nous sommes ma fille, dans le champ de repos dont vous êtes la voisine, vous apercevez une tombe.

— Une seule en effet, celle du colonel Bozzo-Corona.

— Faut-il vous apprendre les liens qui attachent votre famille à la mémoire de ce saint vieillard ?

— Je sais qu’il était très riche, et que par lui la position de mon père changea pour un temps.

— Vous saurez à cet égard, tout ce que vous voudrez savoir. Mon mari et moi, nous sommes de ceux qui aidèrent le colonel à lancer Vincent Carpentier dans sa nouvelle carrière. Mais ce n’est pas de cela que je dois vous parler maintenant.

L’accent de la comtesse Marguerite prit une religieuse emphase, tandis qu’elle continuait :

— L’homme admirable dont les restes reposent sous ce marbre, avait fondé dans les hautes sphères de la vie parisienne, une association digne de son grand cœur, et qui n’est pas morte avec lui. Je ne peux pas dire que j’aie remplacé le colonel Bozzo, nul ne le remplacera jamais, mais du moins suis-je en ce moment le lien qui réunit les membres de la famille, dont il était le père.

— C’est une noble tâche, murmura Irène étonnée elle-même de la curiosité qui la prenait.

Marguerite sourit.

— On nous raille volontiers, dit-elle, et bien des gens prétendent que la charité n’est plus de notre temps. Nous laissons aller la moquerie, nous sommes forts, nous accomplissons avec des moyens bornés, des œuvres qui ont leur grandeur, et… mon Dieu, oui, chère enfant, nous avons cette singulière puissance de voir à l’intérieur des maisons les mieux fermées, comme si les murailles en étaient de verre. Il faut cela pour combattre le mal et pour faire le bien. Le Mal nous hait et nous calomnie, disant que nous sommes un danger social ; le Bien ne nous défend pas, j’entends le Bien mortel qui est sur la terre, et pourtant nous prospérons, parce qu’il y a là-haut un Dieu de clairvoyance et de justice.

Nous sommes unis dans la pureté de nos intentions, dans l’abnégation de nos cœurs. Rien n’est parfait ici-bas. Il se peut qu’il y ait parmi nous des ambitions, des égoïsmes et même des perversités.

Cela importe peu, je vous le dis, et ne vous révoltez pas contre cette vérité, qui est au dessus de vous, au dessus de moi, au dessus du niveau humain : L’association vit dans son but et par son but, qui est d’ordre supérieur.

Elle réunit les forces en les multipliant par elles-mêmes, elle les domine, elle les dirige. Que pourrait, si la chose était matériellement possible, l’effort isolé d’un flot rebelle au mouvement de la masse, et qui essayerait de remonter le courant d’un grand fleuve ? Les mauvais sont absorbés par les bons.

Il est une confrérie illustre et détestée contre laquelle d’immenses intelligences, des peuples, des rois ont déployé en vain des efforts de Titans : l’ordre des Jésuites. Je ne me soucie ni d’attaquer ni de défendre les Jésuites ; ils me sont indifférents ; j’admire seulement la vigueur inouïe de cet institut qui a supporté sans périr des chocs capables de broyer dix empires.

En ce monde on ne peut trouver qu’une seule puissance véritablement surhumaine, c’est l’association.

Et l’association centuple à l’instant son pouvoir quand elle a dans la main cet instrument prodigieux qu’on nomme la subordination.

Aux jours où nous sommes, les États tremblent, les trônes chancellent, les peuples enfiévrés s’agitent dans d’inutiles convulsions, pourquoi ? Parce que chacun va de soi et pour soi contre tous, parce que l’individu n’a d’autre soin que de percer sa route au travers de la masse, parce que l’esprit d’antagonisme, qui est l’imbécillité, a pris le dessus partout sur l’esprit d’union, qui est l’intelligence.

Ils disent, du fond de leur aveuglement stupide : c’est la bataille de la vie.

Et ils vont leur chemin, culbutant celui-ci, culbutés par celui-là, laissant des vaincus couchés dans tous les fossés de la route.

Qu’arrive-t-il ? Dans ce trouble qui devrait être un ordre, au milieu de cette mêlée qui devrait être une paix, tout groupe associé, subordonné, défendu par une hiérarchie sincère, se dresse au sein même de la cohue comme ces bataillons carrés qui portaient aux confins de l’univers la conquête macédonienne.

Ces groupes sont phalanges ; ils savent unir des milliers de boucliers pour étendre autour d’eux une solide carapace. Ils vont serrés et bardés de toutes pièces dans la foule désunie et désarmée.

De telle sorte que — car c’est trop d’abstractions, n’est-ce pas, ma fille, pour un cher et jeune esprit comme le vôtre, et un seul fait prouvera plus auprès de vous que des centaines d’arguments ; — de telle sorte que, disais-je, la faiblesse de tous faisant la force de quelques-uns, il se trouve que moi, l’ancienne servante du petit traiteur de la rue Saint-Jacques, je dispose d’un pouvoir peu bruyant, c’est vrai ; mais si réel et si étendu, que le roi Louis-Philippe sur son trône, resterait fort embarrassé devant les problèmes dont je me joue !