Les Compagnons du trésor/Partie 2/Chapitre 12

Dentu (Tome IIp. 142-153).
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Deuxième partie


XII

Entre deux eaux.


Irène Carpentier retomba sur son siège. Il y avait dans son regard de l’étonnement, de la terreur, mais aussi de la défiance.

— Accuseriez-vous le cavalier Mora d’appartenir à cette association de criminels ? demanda-t-elle d’une voix profondément troublée.

Le calme de la comtesse Marguerite semblait augmenter en présence de l’émoi qu’elle avait fait naître. Elle répondit :

— Je raconte des faits. Mes témoins seront Vincent Carpentier et Reynier quand il sera temps d’appuyer mes dires de leur témoignage. Connaissez-vous bien votre propre cœur ? Je crois que non. Vous êtes fascinée, non pas subjuguée. En tout cas, j’ai confiance en vous, et je vous fais juge.

— Laissez-moi vous demander, madame, si vous-même vous connaissez bien celui dont nous parlons.

La comtesse sourit.

— Tout à l’heure, dit-elle, vous m’auriez demandé volontiers si je ne le connaissais pas trop. Il y avait bien de l’inquiétude, bien de la jalousie dans le regard que vous dardiez vers moi, à travers les fleurs de votre croisée. Irène, vous êtes toute jeune, vous êtes presque une enfant. Moi, je suis vieille. Je vous ai déjà dit que je pourrais être votre mère.

Pendant qu’elle prononçait ces mots, il y avait autour de sa beauté un rayonnement qui éclatait comme un défi.

— Je connais le cavalier Mora, reprit-elle, juste autant qu’il le faut pour vous et pour moi. Et, entre parenthèse, ne m’en veuillez pas pour la visite dont je vous prive. Quand je suis entrée, vos yeux charmants m’ont dit combien votre attente était désappointée. Ce n’est pas ma faute. Je ne suis pour rien dans l’absence du cavalier Mora. Vous l’auriez attendu en vain : il est trop occupé ce soir.

Le regard d’Irène interrogea, mais la comtesse Marguerite poursuivit d’un ton péremptoire :

— Nous voilà bien loin de mon récit. Où en étais-je ? Reynier s’est-il déjà jeté hors du fiacre ? Non. L’idée lui en vint seulement parce qu’on la lui avait suggérée. Pendant que le camarade de Malou affectait un grand embarras, Reynier se dit : « Si j’étais libre, je courrais vers Irène. »

De là à ouvrir la portière et à sauter sur le pavé, il n’y avait qu’un mouvement. Reynier le fit.

Mais Malou, aussitôt guéri, sauta par l’autre portière, pendant que son camarade s’élançait derrière Reynier.

Et tous deux crièrent :

— Arrêtez ! arrêtez l’assassin !

Il y avait beaucoup de monde sur le pont. C’était l’heure où les ouvriers voyagent, revenant de leurs travaux. De tous côtés on barra le passage.

Reynier, traqué, acculé, sur le point d’être saisi, franchit le parapet du pont et se précipita dans la Seine…

— Et j’ignorais cela ! balbutia Irène. Il me disait : Ne parlez à personne, vous êtes entourée d’ennemis…

— Le comte Julian disait vrai, interrompit la comtesse.

— Vous savez son nom, madame ?

— Le comte Julian disait vrai, mais il n’ajoutait pas que lui-même était votre principal ennemi…

— Vous le haïssez donc bien ! murmura encore la jeune fille.

— Oui, je le hais, répondit Marguerite, dont les grands yeux avaient un regard calme et profond, mais je ne le hais pas tant que vous le haïrez, quand vous saurez et que vous croirez.

— Jamais je ne croirai qu’il ait fait tant de mal !

— Tant de mal ! répéta Marguerite, c’est à peine si j’ai commencé ma révélation. Et moi-même je ne sais pas tout. Il y a encore des choses qui m’échappent, surtout du côté de celle qu’il nomme sa sœur, la religieuse…

— La mère Marie-de-Grâce, s’écria Irène, une sainte !

Elle baissa les yeux sous le regard de Marguerite.

Quelque chose en elle trahissait sa foi chancelante et l’effort qu’elle faisait déjà pour se cramponner à sa croyance ébranlée.

— J’ai omis de vous dire, reprit la comtesse, que lors du départ de Reynier pour la préfecture, le commissaire de police s’était étonné de ne point connaître les deux agents qui se présentaient pour monter dans le fiacre destiné au prisonnier. Malou et son camarade avaient alors exhibé leurs cartes qui étaient en règle… Vous aurez dû entendre parler dans votre enfance d’un nommé Lecoq ?

— Mon père a prononcé devant moi ce nom-là bien souvent, répondit Irène.

— Leur habileté est merveilleuse, poursuivit la comtesse. Ce Lecoq avait deux figures, deux incarnations, comme il arrive à beaucoup d’entre eux. C’était un homme du monde, je l’ai reçu dans mon salon. Il s’était insinué dans les bonnes grâces de notre vénérable ami le colonel Bozzo. Mais en même temps, c’était un des bandits les plus redoutables qui aient jamais existé, et sous le nom de Toulonnais-l’Amitié, il était un des principaux chefs des Habits-Noirs. Ce mot ne vous effraye qu’à demi, ma fille. Tant mieux. Il y a bien des gens dans Paris qui ne peuvent le prononcer sans trembler, et je suis du nombre : les Habits-Noirs ont attenté plusieurs fois à ma vie.

— Leur nom, dit Irène, revient souvent dans la folie de mon père.

— Votre père est payé pour les craindre. Je vous ai parlé d’eux aujourd’hui uniquement pour vous expliquer le fait de deux faux agents, instrumentant sous l’œil même d’un commissaire de police. M. Lecoq était en son vivant, une puissance à la préfecture. L’association criminelle à laquelle il appartenait jouait de la police comme d’un instrument.

— Accusez-vous donc le cavalier Mora de faire partie de cette association ? madame, demanda Irène pour la seconde fois.

Au lieu de répondre, la comtesse dit :

— Le métier de ces faux agents n’était pas très facile. On avait dû les trier avec soin. Malou l’épileptique, sauta sur le parapet et de là dans la rivière aux applaudissements de la foule ameutée. Son compagnon, choisissant une route différente, parce qu’il était sans doute moins bon nageur, prit sa course dans la direction du quai, descendit l’escalier et ne se mit à l’eau qu’en face de l’institut.

La Seine était haute et le courant violent. Néanmoins, le second agent avait pris de l’avance. En se laissant dériver, il était sûr de couper le fugitif.

Par cette nuit noire, il était impossible aux gens du quai de savoir ce qui se passait au milieu du fleuve. Moi, je sais. Si vous me demandez par qui, je vous répondrai par Reynier lui-même.

Reynier n’ignorait point qu’il était poursuivi. Au moment où il reprenait haleine, après avoir plongé, il avait entendu Malou tomber à l’eau, mais il supposait n’avoir qu’un seul adversaire à redouter, et il croyait en outre que l’intention de cet adversaire était uniquement de le ressaisir.

Au besoin, un agent qui poursuit un prisonnier a mission de le défendre contre tout péril.

L’idée d’une tentative d’assassinat n’était même pas entrée dans l’esprit de Reynier.

— Vous pâlissez, chère enfant, interrompit la comtesse. Moi aussi, ma poitrine se serra quand j’entendis cet horrible récit. Et j’hésiterais à le répéter s’il m’était venu par une autre bouche.

Le courant charriait vite, et Reynier, loin de le combattre, nageait de toute sa force dans le fil de l’eau pour faire le plus de chemin possible et atteindre les berges désertes qui sont au delà du pont Royal.

Il avait dépassé déjà le pont des Saints-Pères, où nul mouvement inusité n’avait lieu, parce que le bruit de l’événement n’était pas encore arrivé jusque-là.

En sortant de l’ombre portée par les arches, il vit en avant de lui sur l’eau, une masse sombre qui semblait immobile comme une bouée que sa chaîne retient au fond.

Il n’y a pas de bouées dans la Seine.

Reynier, instinctivement, obliqua sur la droite.

À ce moment même, il entendit derrière lui une respiration essoufflée. Il se retourna et ne vit rien. — À droite et à gauche, sur les deux quais, le bruit de la poursuite des curieux, qui d’abord avait été considérable, allait sans cesse diminuant.

Dans ces occasions, d’ordinaire, à Paris, la foule se multiplie par elle-même à mesure qu’elle marche.

Si l’on avait été en plein jour, ou si seulement un rayon de lune était tombé du ciel, la cohue aurait suivi fidèlement son spectacle jusqu’à Chaillot et même jusqu’à Saint-Cloud.

Mais une fois passé le Pont-Royal, les réverbères, plus rares laissaient le milieu du fleuve dans une nuit complète. D’un autre côté le drame, muet comme il était invisible, ne donnait aucun signe de vie.

Les trois quarts et demi des curieux avaient perdu courage.

Comme je vous l’ai dit, Reynier avait conscience d’être poursuivi, mais jusqu’à présent, son ennemi ne s’était point montré.

Vers la hauteur de la rue Bellechasse, l’eau se souleva à sa gauche et une tête parut.

Il reconnut la bouée de tout à l’heure et obliqua pour la seconde fois, mais la bouée plongea brusquement et dit avant de disparaître :

— Allons-y, Malou ! Il n’y a plus personne.

Presque au même instant, Reynier se sentit prendre par les deux jambes à la fois.

Il plongea sous ce double effort qui l’attirait irrésistiblement au fond de l’eau.

Malgré sa jeunesse vigoureuse et son habileté de nageur, il se crut perdu sans ressource, d’autant plus sûrement que la manière dont il était ainsi abordé indiquait deux virtuoses de la natation.

Il y avait près d’un quart d’heure maintenant que les deux faux agents le suivaient, et ils avaient dû se tenir presque toujours entre deux eaux.

Néanmoins, Reynier fit appel à tout son courage. Il rassembla ses forces en lui-même et donna une secousse terrible qui dégagea sa jambe gauche.

La droite restait serrée comme dans un étau, mais il eut conscience des efforts que faisait maintenant son ennemi pour remonter à la surface et reprendre haleine.

Reynier avait ménagé son souffle et ses deux mains étaient libres.

Il remonta à pic, maintenant son adversaire sous l’eau par la position verticale qu’il gardait.

Les deux mains qui se crispaient autour de sa cheville lâchèrent prise…

Irène respira ici fortement.

— Non, fit la comtesse Marguerite, il n’était pas encore sauvé. Comme il s’allongeait sur l’eau pour gagner au large, quelque chose le frappa en pleine poitrine. En Seine, il n’y a point de rochers. Un second choc d’ailleurs, lui révéla la nature du premier : c’était la lame d’un couteau qui entrait pour la deuxième fois dans sa chair…

— Ne vous évanouissez pas, chère enfant, interrompit Marguerite en soutenant dans ses bras Irène qui chancelait sur son siège, vous savez bien que Reynier n’en mourut pas, et je croirais que votre douleur prend naissance dans la certitude enfin venue que telle personne de notre connaissance est un lâche et vil assassin.

Irène se redressa, mais elle ne répondit pas. La comtesse Marguerite poursuivit :

— Le courant charriait toujours ce drame atroce et ses trois personnages. Quand Reynier fut frappé pour la première fois, le trio de nageurs avait dépassé déjà le pont de la Concorde et dérivait le long de ces berges désertes qui bordent le Cours-la-Reine d’un côté, de l’autre l’avenue tournante joignant l’esplanade des Invalides au Champs-de-Mars.

Ici, quand même Reynier aurait crié au secours, aucun secours ne lui serait venu, mais Reynier se taisait.

Appeler de l’aide, c’était perdre le bénéfice de sa fuite et rentrer sous le coup de la loi.

C’est là que se reconnaît la main des Habits-Noirs : Ceux qu’ils ont condamnés sont pris toujours au même genre de piège.

Ils se débattent entre deux fatalités qui les pressent : à droite l’assassin, à gauche le juge.

Pour ces maîtres passés dans l’art du crime, la loi est une arme de rechange qui supplée au couteau.

Sous le ciel sombre, au milieu de l’eau qui roulait impétueusement, Reynier, blessé déjà par deux fois, seul contre deux ennemis, et n’ayant que ses mains vides, retrouva du courage dans l’excès même de son danger. La lutte avait trahi son caractère : il ne s’agissait plus de fuir, il s’agissait de combattre.

Il fallait tuer pour n’être pas tué.

Quand Reynier me raconta cette bataille muette et horrible dont la pensée met encore du froid dans mes veines, il était couché sur un lit de douleur, où le clouaient ses blessures.

Reynier est une noble et belle créature, ma fille.

Je me souviens qu’il me dit ces simples paroles : « Je pensais à elle avant de songer à Dieu. »

Et il se défendit vaillamment, et il attaqua héroïquement, parce qu’il songeait à vous.

Son poing fermé tomba comme un marteau de forge sur la tête de Malou, au moment où celui-ci reparaissait à la surface pour chercher une lampée d’air.

L’autre bandit, saisi à la gorge, eut beau appeler son camarade à son aide et frapper encore et frapper toujours, ses coups ne portaient plus.

Il glissa bientôt, étranglé, au fond de la rivière.

Et Reynier, vainqueur, mais épuisé, surnageant par un reste d’instinct, mais emporté par le courant, comme une épave, vint aborder à l’escalier qui est sur la rive droite, devant le promenoir de Chaillot, où son dernier cri arriva par hasard jusqu’à l’oreille d’un passant.

À quelques pas de là, dans la rue des Batailles, se trouve la maison de Santé du savant médecin aliéniste, le docteur Samuel. Ce fut là que Reynier reçut les soins qui le rappelèrent à la vie…

La comtesse Marguerite se tut. Irène, blanche comme une statue d’albâtre, gardait cette apparence immobile et froide qui est si souvent le symptôme de l’émotion poussée jusqu’au paroxysme.

— Et c’est dans cette maison que se trouve aujourd’hui Reynier ? demanda-t-elle après un silence.

— Non, répondit Marguerite, il l’a quittée.

— Pour aller où ?

— Chez moi, au château de Clare, où s’est prolongée sa pénible et dangereuse convalescence. Le couteau de Malou avait touché le poumon.

— Vous disiez, reprit Irène, qu’il était maintenant à Paris.

— Je disais vrai.

— Où puis-je lui écrire… ou l’aller trouver ?

— Encore chez moi, à l’hôtel de Clare.