Les Combats de Françoise du Quesnoy/7
VII
LA FORCE AVEC LE DROIT
Sa visite à Rose avait conduit Joachim à peu près à l’heure du dîner. Il dîna dehors. À neuf heures, il rentra, se disant : Si le bon Philippe n’est pas venu, j’irai le trouver chez la Guay.
Françoise et Allart étaient à l’hôtel.
Il s’était fait, durant les derniers temps, une singulière évolution dans leurs sentiments. Tandis qu’ils avaient rêvé d’être à peu près à eux seuls, de tenir Joachim tout à fait en dehors, de repousser toute tentative de sa part d’empiéter sur leur domaine spirituel, il arriva tout le contraire. Ils ne furent occupés que de lui ! Son contact assez fréquent, son attitude, la sécurité qu’il leur donna, les événements de sa vie financière, ses échecs, tout avait développé chez Françoise la pensée d’exercer sur lui une sorte de tutelle, pensée qu’elle communiqua contagieusement à Allart, en le consultant sans cesse sur les lois qu’elle devait dicter à Joachim. Ils avaient eu beau être désolés un instant par la perspective d’une perpétuelle barrière, les habitudes, le commerce de la vie devenaient les plus forts et émoussaient les premières répugnances.
En voyant M. du Quesnoy aimable envers Allart et déférent pour son esprit, Françoise n’eût pas été enthousiaste de Philippe, si elle n’en avait conclu que la supériorité de son ami influait naturellement sur M. du Quesnoy, et qu’on pourrait en user pour améliorer celui-ci. Elle l’avait à peu près persuadé à Allart, qui ne considérait plus comme aussi monstrueux de prêcher légèrement M. du Quesnoy. Tout cela étant d’ailleurs pour le bien et l’honneur de Françoise.
Son devoir, à elle, devenait d’éviter tout heurt entre les deux hommes et de les maintenir en pleine concorde, dans l’intérêt de celui qu’elle aimait. Toute femme est forcée d’en arriver là.
Aussi lorsqu’Allart lui demanda pourquoi elle l’avait appelé, et lui fit cette question avec l’allure d’anxiété que le moindre incident amenait en lui, Françoise le détourna d’un autre côté.
— C’est, dit-elle, qu’il faut absolument peser sur lui. Je compte lui parler devant vous. Vous m’appuierez avec tout le ménagement possible, et point directement. Je crois le moment venu.
À force d’envisager l’accès de somnambulisme, elle voulait y voir une sorte de complet adoucissement d’humeur de la part de Joachim, une tendance plus marquée de concession, et plus de confiance dans Allart car enfin, pensait-elle, il n’aurait jamais songé à pareille chose s’il se croyait trompé.
Telles étaient leurs dispositions d’esprit quand M. du Quesnoy revint.
— Bonsoir ! dit-il brusquement et en se jetant sur un fauteuil, dans l’ombre des abat-jours. Il fuma son cigare sans rien ajouter.
Un froid glacial sembla avoir été apporté par lui. Ce n’étaient pas là ses manières habituelles.
Françoise hésita d’abord. Puis quelque chose la poussa soudainement. Elle sentit approcher la grande crise.
Elle regarda Allart ; il éprouvait la même impression. Les sourcils un peu froncés, il avait l’air tellement résolu, qu’elle en fut encore enhardie. Réfléchir était devenu impossible ! La voix un peu grave de Françoise, avec un frémissement imperceptible qui en accentua davantage le timbre, s’éleva à travers le salon silencieux.
— Je suis contente que vous soyez revenu ce soir, dit-elle. ·
Joachim jeta son cigare par un mouvement rapide et fouettant, et il écouta, la tête très haut, l’œil dur, tout le corps tendu.
Françoise ne doutait pas à présent que les paroles qu’elle allait prononcer allumeraient la poudre. Ces mêmes paroles qu’un instant auparavant elle jugeait opportun de lui adresser.
Elle reprit :
— Nous avons un assez grave parti à prendre, l’avis d’une personne sensée nous sera utile, nous pouvons parler devant M. Allart de la nécessité où nous sommes de nous restreindre…
La réponse de Joachim roula sourdement :
— Laissez-moi donc tranquille, absurde créature !
— Ah ! monsieur, s’écria Allart avec indignation.
— Eh bien, monsieur ! répliqua Joachim, se dressant debout et le toisant.
Allart se leva également, Françoise pâlit et s’avança entre eux.
— Pourquoi, dit-elle à Joachim, vous refusez-vous toujours…
— Mon bon Philippe, je ne sais ce qu’il a, j’ai absolument besoin de vous voir, répéta tout à coup Joachim, d’un accent strident et scandé.
Allart et Francoise se tournèrent vivement l’un vers l’autre avec des regards stupéfaits. Ils n’eurent pas le temps de se remettre.
Écartant rudement Françoise, M. du Quesnoy s’approcha rapidement d’Allart et lui lança cette volée de mots furieux :
— Ne sais-je pas depuis longtemps que vous êtes son amant ! Allons, il est temps de mettre bas cette arrogance et ces outrages. Hors d’ici, drôle, ou j’appelle mes gens !
Sa figure, contractée, était violette, ses lèvres retroussées laissaient voir ses dents serrées. Françoise eut peur pour Allart.
— C’est votre plus ignoble, mais dernière comédie, dit celui-ci avec une colère plus froide et tout aussi terrible.
— À moi ! à moi ! hurla Joachim en levant la main pour le souffleter.
Allart le saisit violemment par le poignet. Joachim essaya de le frapper de l’autre main. Allart, furieux, chercha à le terrasser.
— Allart ! cria Françoise, suppliante et d’une voix rauque d’effroi.
On entendit des bruits de pas dans les pièces voisines. C’étaient les domestiques qui arrivaient. Allart lâcha les poignets de Joachim qui voulut se ruer sur lui. Il n’y voyait plus du tout. Il avait une rage insensée. Allart le repoussa.
Françoise se jeta au devant de M. du Quesnoy et lui cria, toute rayonnante de défi et d’indignation : Et moi, c’est moi qu’il faut frapper. Il la renversa du bras sur son fauteuil. La voix de Philippe éclata : Françoise, laissez-moi tuer ce misérable ! et Allart se précipita sur lui et le tint sous son genou. Une table, des chaises étaient tombées avec un terrible fracas.
La porte s’ouvrit deux valets apparurent. Joachim, qui déchirait les vêtements d’Allart en voulant se dégager, ne les vit même pas, il n’avait qu’une pensée, se relever, saisir une arme, un couteau, n’importe quoi pour abattre l’autre. L’entrée des deux laquais délivra Françoise paralysée d’horreur.
— Oh ! les domestiques ! arracha-t-elle de son gosier avec une inexprimable honte.
Allart, tournant la tête, les aperçut et abandonna Joachim qui se releva, et cherchant des yeux de quoi le tuer, distingua les livrées. Ivre et étourdi de fureur, il lui fallut un instant pour se rendre compte de l’endroit où il se trouvait et de ce que c’étaient que ces figures. Alors il bondit vers les deux valets en les poussant par les épaules vers le milieu du salon…
— Chassez donc l’amant de cette femme, râla-t-il haletant, jetez-le donc dehors !…
Ranimée par cet excès d’outrage, Françoise se tenait calme, hautaine, les lèvres pleines de mépris.
Allart, de son côté, était redevenu maître de lui :
— Vous êtes infâme, dit-il d’une voix un peu entrecoupée à Joachim, et vous donnez du dégoût même à ces deux hommes. Ne faites pas la bête féroce. Tâchez de vous rappeler qu’il y a d’autres moyens d’en finir, et gardez une lueur de raisonnement pour recevoir mes témoins demain matin.
— Demain ! jeta Joachim, dont la voix craquait, ce soir, à l’instant, tes témoins ! les miens seront chez toi dans une heure d’ici.
— Pas avant minuit, dit durement Allart, il me faut le temps d’aller chercher mes amis.
Il fit signe impérativement aux deux domestiques immobiles, la bouche béante, de partir devant lui, et il se retira à grands pas.
Joachim le suivit des yeux avec l’envie de lui lancer quelque lourde masse pour l’écraser. Aussitôt qu’Allart eut disparu, M. du Quesnoy revint vers sa femme. Il avait les cheveux emmêlés et tombant en désordre jusqu’aux sourcils ; son gilet, sa chemise arrachés, pendaient par lambeaux sur sa poitrine ; sa respiration sifflait, et de dessous ses sourcils raidis s’élançaient des regards d’une inexorable méchanceté.
– Va-t-il me tuer ? se demanda Françoise, reculant malgré son énergie.
— Et toi ! vomit-il avec une ignoble injure, et il la souffleta de tout son bras. La souffrance fit jaillir les larmes des yeux de Françoise qui chancela.
Elle crut un moment, au milieu du désordre de son cœur, qu’elle allait s’évanouir et mourir. En une seconde elle eut mille pensées désespérées. Elle eût préféré un coup de poignard. Jamais elle n’avait imaginé cet outrage. Son âme aux abois était comme un oiseau éperdu qui vole de tous côtés à grands battements d’ailes. Allart ! où était Allart ? Au secours ! Philippe, criait-elle mentalement. Il la laissait devant ce bourreau stupide et forcené ! Non, cela était impossible. Non, elle ne resterait pas tremblante et atterrée devant celui-ci, et puisqu’elle était seule, seule elle résisterait jusqu’à la fin, jusqu’à la mort ! Elle reprit toute sa force et regarda Joachim avec un sourire contracté, douloureux mais superbe.
M. du Quesnoy la ressaisit par le bras où ses doigts s’imprimèrent. Il l’entraîna dans sa chambre à coucher, la rejeta de côté avec violence, et se précipitant sur le meuble à écrire le fit tomber d’un revers de son poing et le brisa à grands coups de talon. Françoise resta debout, la main appuyée à la cheminée, l’œil chargé du même défi méprisant qui exaspéra encore plus M. du Quesnoy, car tandis qu’il brisait sauvagement le petit meuble, il croyait qu’elle allait tomber à genoux et demander grâce.
Les lettres d’Allart s’étaient éparpillées à terre. Joachim les ramassa, les parcourut d’un regard, en fit une poignée, et retourna à Françoise.
— Nierez-vous ? cria-t-il rugissant… À genoux !
Il la frappa encore au visage avec cette poignée de papiers. Elle ne détourna ni ne baissa la tête. Alors, au dernier degré de l’emportement, il lui asséna de son poing fermé un coup si formidable qu’elle tomba étendue sur le parquet.
Joachim se pencha sur elle, se demandant si elle n’était pas morte ; elle avait les yeux ouverts et encore pleins de mépris ! Il pensa à la tuer. Puis prenant les lettres d’une main, la lampe de l’autre, il enjamba le corps et sortit en fermant la porte à la clé.
Il alla brosser ses cheveux, changea rapidement d’habits et envoya chercher une voiture. Il courait réunir ses témoins.
Après son départ, les domestiques, très effrayés, vinrent à pas de loup écouter à la porte de la chambre de Françoise.
— Qu’est-ce qu’elle fait ?
— On n’entend rien.
— Est-ce qu’il l’aurait tuée ?
— La porte est fermée.
— Ah ! elle a remué !
— Ce sont leurs affaires, après tout
— C’était donc vrai que l’autre…
— Dame, ça en avait tout l’air !
Ces propos s’échangèrent à voix basse, puis les domestiques retournèrent à la cuisine ou à l’office pour continuer leurs commentaires.
En effet, que faisait Françoise ?
Elle s’était à demi relevée, et les épaules appuyées au montant de la cheminée, elle resta là toute la nuit, anéantie, dans un état de prostration, d’engourdissement, de lourde fièvre, le front serré comme par un étau et le cœur oppressé par une angoisse affreuse.
Ce ne fut qu’au jour seulement qu’elle se ranima. Le frais du matin chassa la fièvre.
Le jour vint. Françoise se ranima et se releva. Devant elle gisaient les débris du meuble, un fragment déchiré d’une lettre d’Allart était à terre, elle le prit et le baisa, puis frémit. Tout l’ouragan de la veille sembla passer sur sa tête. Un flot violent de pensées fut soulevé et battit autour d’elle.
Elle prit son châle et son chapeau, emportée par l’anxiété de ce qui pouvait survenir.
Elle voulut sortir et se vit enfermée.
Enfermée ! se dit-elle avec une première impression d’effroi. Ainsi je serais encore à sa merci. Que veut-il ?
— Mais, je veux sortir ! il faut qu’on m’ouvre ! cria-t-elle.
Et elle frissonna en pensant :
— C’est lui peut-être qui va m’ouvrir, avec le sang de mon Philippe sur ses mains ! Où sont-ils tous les deux ?
Elle songea aussi un moment à regarder dans un Code. Mais les livres n’étaient pas là.
Par hasard elle vit, dans la glace, sa figure ravagée. Elle se parla alors à elle-même en regardant cette malheureuse créature pâle. Vers sept heures elle reprit du courage et s’imposa d’attendre encore deux heures.
— À neuf heures, si je n’ai aucune nouvelle, dit-elle sourdement avec un grand mouvement, je me ferai ouvrir cette porte, je la briserai plutôt moi-même.
Par moments, assise, la tête lui tournait tandis qu’elle attendait, assaillie de tourments.
Pendant cette nuit, de leur côté, Allart et Joachim avaient agi. M. du Quesnoy choisit Noualhès pour le premier de ses témoins. L’officier hésita un peu, puis accepta, pour montrer à son ancien ami combien il désapprouvait sa conduite. Le second témoin fut le maître d’armes de Joachim.
Quant à Allart, il aurait voulu que le nom de Mme du Quesnoy ne fût pas prononcé dans cette affaire, mais comme la précipitation de ce duel était inusitée, il jugea, ayant songé à deux hommes fort honorables et fort sérieux pour l’accompagner, qu’il valait mieux leur confier toute la vérité, car il était sûr qu’ils garderaient le secret.
Il ne fallut rien moins qu’une déclaration d’honneur de sa part, pour que ces messieurs acceptassent la mission, les conditions d’outrance qui s’annonçaient paraissant bien violentes.
Ils étaient à peine rendus tous trois chez Allart, que
les témoins de M. du Quesnoy arrivèrent. Très surpris
à la vue de Noualhès, Allart crut d’abord à une tentative
de conciliation, que d’ailleurs il voulait repousser.
Mais dès les premières paroles de Noualhèss, reconnaissant qu’il s’était trompé :
— Vous auriez pu vous dispenser de prendre part à cette affaire, lui dit-il sèchement il y a des souvenirs qu’il est au moins décent de respecter.
— Chacun est juge du choix de son rôle, répliqua Noualhès d’un ton provocant.
— Bien, reprit Allart, voilà des paroles que je vous rappellerai.
Craignant qu’une nouvelle querelle ne compliquât leur mission déjà fort pénible, les témoins d’Allart s’interposèrent vivement.
— Laissez-nous la place, dirent-ils à Allart, et vous, monsieur, ajoutèrent-ils pour Noualhès, veuillez bien en ce moment vous borner à exposer l’objet de votre visite.
Allart se retira. Les conditions du duel, le lieu, furent fixés. On devait se battre à l’épée.
Les témoins de Joachim allèrent le retrouver chez Noualhès, où ils devaient passer la nuit pour être plus tôt près le lendemain matin.
Par la même raison, Allart pria les siens de coucher chez lui. Alors il fallut fumer des cigares, causer de tout autre chose que ce qui le préoccupait.
Dans le commencement, il n’avait songé qu’au combat, tout entier à l’ardent désir d’en finir. Maintenant, à mesure que se déroulaient les heures de suspens entre le désir et sa réalisation, il devenait très inquiet de Françoise.
Que lui était-il arrivé, restée seule avec ce fou furieux ! Oh ! comme il aurait voulu pouvoir courir et rentrer dans cette maison pour savoir ce qui s’était passé, pour protéger son amie ; comme il regrettait de n’avoir pas quelque lieu sûr et secret où il pourrait l’emmener et la cacher ; comme sa main se raidissait, appelant impatiemment la poignée de l’épée vengeresse !
Françoise !… n’avait-elle pas souffert de quelque cruel traitement… l’insoutenable vision ! Il en avait presque un tremblement dans tout le corps. Et ne pouvoir rien faire ! Être lié par des lois de toute sorte, morales, sociales ! Mais c’était dérisoire, cette chance ou cette réparation de l’épée ! Et si l’autre avait tué Françoise, serait-ce assez que de le tuer !
Il ne répondait guère depuis un instant que par monosyllabes à ses amis.
— Comme vous êtes préoccupé ! Est-ce la première fois que vous vous battez ? lui dit l’un d’eux.
Il ne put y tenir.
— Je pense à cette malheureuse femme, s’écria-t-il d’une voix altérée, je suis horriblement inquiet.
— Ah ! lui fut-il répondu, oui, les pauvres femmes en pareil cas sont assez exposées… mais elles ont tant de ressources pour s’en tirer.
— Ma foi, dit l’autre, songez d’abord à votre peau.
Allart retomba dans le silence.
Il vit Françoise si abandonnée en ce moment ! Il pensa pour la première fois qu’il pouvait être tué, et alors qui protégerait sa pauvre amie désespérée ?
Il était navré ! Qui ? son frère l’abbé ? Mais le prêtre !
Sa mère et sa sœur ? mais elles la haïraient ! Il n’échappa à cette anxiété qu’en se disant : Je le tuerai ! et il ajoutait en lui-même comme s’il avait un pouvoir secret à sa disposition : Il faut que je le tue !
De toute la nuit il ne dormit pas et ne souffrit pas moins que Françoise ne souffrit dans la matinée. Il eut envie d’aller jusqu’à l’hôtel du Quesnoy, questionner au moins les gens ; mais il craignit que ses témoins n’eussent mauvaise opinion de lui et ne crussent qu’il se sauvait. Il se laissa dévorer par l’angoisse, en suppliant le jour de paraître.
Le matin, il avait la physionomie presque hagarde. Il voulait partir trop tôt. Sa main tremblait visiblement.
Ses amis commençaient à le croire effrayé. Il finit par s’apercevoir qu’ils mettaient tant de délicatesse à le rassurer, qu’il ne devait pas avoir l’allure de commande en pareil cas. Aussi se hâta-t-il de la reprendre.
Joachim, lui, s’exerça avec le maître d’armes pour bien se faire la main, et envoya chercher ses souliers les plus légers. Il parla de théâtres, de filles, plaisanta et déploya toute l’affectation possible pour montrer qu’il n’était nullement impressionné par un aussi simple incident.
Enfin, à six heures et demie du matin, au fond d’un bois à trois lieues de Paris, arrivèrent au même carrefour, deux fiacres qui se suivaient de très près.
Aussitôt en descendirent six hommes pâles, sombres
ou soucieux. Quatre d’entre eux se saluèrent, les deux
autres, point.
Puis, en deux groupes séparés, ils s’enfoncèrent dans le bois. On s’arrêta. Les quatre témoins parcoururent quelques pas de terrain, examinèrent la direction du soleil, les arbres. Les deux adversaires, éloignés, immobiles, muets, ne se regardaient pas.
Les épées furent tirées de leur enveloppe de toile verte. Deux des témoins en prirent chacun une, et les mesurèrent.
Préparez-vous, dirent-ils de cette voix sourde et profonde qui donne aux paroles la solennité d’un arrêt de mort.
— Puis chacun d’eux s’avança avec l’épée vers son champion.
Allart et Joachim jetèrent leurs habits et saisirent les armes avec une vivacité fébrile, emportée.
On les mit face à face, ils s’engagèrent aussitôt, avant que le plus âgé des témoins n’eût posé les épées pointe à pointe.
— Trop vite, trop près donc ! crièrent les témoins en courant à eux, et d’un ton ému, fâché.
Deux de ces messieurs les prirent par le bras, les firent reculer, les deux autres tinrent les épées à la pointe.
— Reculez encore, dirent-ils d’un accent précipité.
Les témoins étaient les plus troublés. Enfin ils placèrent les épées l’une contre l’autre, à la distance voulue.
— Allez ! dit une voix frémissante, malgré l’intention qu’on avait de la rendre forte et assurée. Des éclairs brillèrent à l’instant à travers un cliquetis aigu, pressé, et un sec et rapide foulement de pas. Allart et Joachim étaient trop avides de se tuer pour penser à la mort et au danger. Les témoins, la face blanche comme du linge, les traits et le corps resserrés comme si les coups leur étaient destinés, le cœur battant, l’œil rivé à ces deux lignes brillantes qui tournoyaient l’une autour de l’autre, n’attendirent pas longtemps. Ils virent deux mouvements plus larges tout à coup, et se succédant comme s’ils venaient d’un ressort. Allart tomba en ouvrant les bras, et de gros sillons de sang parurent bientôt sur sa chemise.
À huit heures un quart, Françoise entendit du bruit dans l’appartement, et elle reconnut aussitôt la marche rapide de Joachim.
— Ah ! gémit-elle en s’appuyant contre le mur. Son cœur se tordait à éclater. Quel cri de révolte s’élevait en elle contre cette épouvantable injustice. Et aussi ne pas laisser voir à cet homme qu’il lui déchirait le sein, ne pas lui accorder cette autre victoire !
Elle se mit alors en face de la porte qui allait s’ouvrir. La porte s’ouvrit et Joachim parut, la joie sur la figure, une joie bestiale et odieuse, trouva-t-elle.
— Votre amant a eu ce qu’il méritait, ma chère, lui dit-il cruellement.
Elle s’avança avec une véritable impétuosité.
— Laissez-moi passer, dit-elle, violente, terrible, irrésistible.
Il recula devant le mouvement et le regard.
Elle passa et disparut comme un faucon qui s’envole.
— Elle part ! se dit-il stupéfait. Eh bien allez, partez, bon voyage, que je n’entende plus parler de vous, cria-t-il, grossier, vulgaire, insolent jusqu’au bout.
Elle courait aveuglément pour revoir Allart, pour pleurer dans ses bras vivants ou glacés. Elle se jeta dans une voiture de place que le cocher conduisit bride abattue. Arrivée à la maison, elle dévora l’escalier.
En sonnant, elle trembla énormément.
— Oh ! je vais m’évanouir, je vais mourir avant de le voir se dit-elle.
Elle eut un vertige, un domestique la soutint. Elle ne savait plus où elle était ni pourquoi. Puis, revenant à elle et apercevant dans l’antichambre une porte entr’ouverte :
— Il est là ? dit-elle d’une voix étouffée, et elle s’y précipita.
— On n’entre pas, madame, disait bas le domestique courant derrière elle.
Elle était entrée. Sur le lit reposait Allart, pâle, les yeux fermés. Un grand linge sanglant avait été jeté au pied du lit. Un homme se penchait sur Allart.
Elle tomba sur les genoux, les mains accrochées aux draps, sans pouvoir se relever, et elle éclata en sanglots rauques, aigus, entrecoupés, si désordonnés, que le domestique et le médecin en furent effrayés.
— Qui est-ce ? demanda à voix basse au domestique le médecin.
— Je ne sais pas, répondit mystérieusement l’homme qui ouvrait de grands yeux.
Le médecin avait déjà deviné. Ils la relevèrent et l’assirent dans un fauteuil, inerte, accablée, pendant que quelques sanglots semblaient sourdre encore de sa gorge, comme d’une source qui se tarit.
— Consolez-vous, madame, lui dit à demi-voix le médecin, la blessure n’est pas mortelle. Il vit parfaitement et s’en remettra.
Elle se tourna vers lui et eut d’abord l’air de ne pas comprendre.
— Les soins seront longs, mais je vous garantis qu’il n’y a rien à craindre !
Oh ! cet homme béni qui lui donnait la bonne nouvelle : Elle lui prit les deux mains nerveusement… C’était un sauveur !
— Il vit ! s’écria-t-elle avec un accent à la fois brisé et retentissant. Il vit, il vit répéta-t-elle regardant Allart avidement. Il vit !
Elle eut un sourire éclatant, se pencha vivement sur Allart et l’embrassa doucement, ayant peur de lui faire mal. Puis elle s’empara du linge sanglant, le couvrit de baisers, s’y cacha la figure et pleura de nouveau !
— Oh monsieur ! oh monsieur ! disait-elle, ne pouvant s’exprimer.
Comme elle s’essuyait les yeux, l’abbé Allart arriva. Elle cacha le linge couvert de sang sous son châle, c’était sa relique.
L’abbé était très affligé et paraissait prêt à pleurer, lui aussi.
— Monsieur l’abbé, il vit, lui cria-t-elle triomphalement.
Et, comme elle, il se pencha sur le lit pour en
avoir le témoignage certain.
— Oui, reprit le médecin, nous n’avons rien à craindre ! Ce sera un peu long, voilà tout.
L’abbé et Françoise regardaient toujours Allart attendant instinctivement un signe de vie.
— Il est donc évanoui ? dit-elle avec anxiété.
— C’est l’état obligé, répondit le médecin, ne vous inquiétez pas.
Alors, elle et l’abbé semblèrent pour la première fois faire attention l’un à l’autre. Le visage de l’abbé exprima beaucoup de surprise. Françoise pouvait maintenant se rendre un peu compte du monde extérieur. Elle rougit et ressentit une nouvelle atteinte, ce n’était pas ici sa place et la surprise de l’abbé demandait : que venez-vous faire ? Presque aussitôt, d’ailleurs, l’abbé qui était un être compatissant, emmena le médecin à l’écart afin de laisser à Françoise le champ libre et de ne pas la troubler…
Mais maintenant, Allart était sauvé : elle était trop heureuse pour que le sacrifice aux convenances fût une peine cruelle. Françoise rabattit son voile, fit une très basse et pourtant indistincte inclination de tête à l’abbé, et, d’un léger signe, appela le médecin qui la rejoignit dans l’antichambre. Elle se sentait tout intime avec ce médecin venu du ciel.
— Priez monsieur l’abbé de bien le soigner, il a l’air si bon. Je voudrais bien savoir à quelle heure il n’y aurait personne ici, dit-elle avec un sourire qui implorait.
– Je viendrai à dix heures du matin, madame, et
je tâcherai de vous le faire savoir.
Elle lui tendit la main.
Dans la rue, Françoise savoura presque avec délices le soulagement qu’elle éprouvait. Et quand elle se croisait avec quelque femme jeune, élégante, elle avait envie de lui dire : Êtes-vous heureuse comme moi ? je croyais l’avoir perdu, et il m’est rendu !
Elle alla prier dans une église.
En sortant de l’église, Françoise se dit : Maintenant où irai-je ? Pour être digne de Philippe, je dois être prudente et courageuse. Il vit et il m’aime ! Qu’est-ce que les ennuis qui m’attendent, la séparation, la prison peut-être ! Car je me défendrai non pas follement, comme je le pensais ce matin, mais selon mon droit, selon le respect de moi-même.
Elle songea alors que, devant l’abbé et le médecin, elle avait mis son âme à nu, mais elle n’en avait pas honte. Ils soignaient et sauvaient Allart, ils comprendraient celle qui l’aimait. Ils étaient associés tous trois par une tâche commune, par le même lien.
Où aller ? chez Charlotte, son désir l’y entraînait, elle avait là le plus doux des asiles. Mais un refuge auprès de sa mère serait une plus imposante présomption en sa faveur, si la lutte continuait avec Joachim.
Pourquoi une mère n’accueillerait-elle pas sa fille, lors même que celle-ci serait coupable ? Françoise, elle, aurait bien eu pitié d’une étrangère jetée ainsi hors de sa maison, et menacée d’afflictions plus grandes encore. Combien l’appui maternel lui serait précieux, et comment n’y pas compter quand la tendresse divine s’était déclarée ! Sa mère était sage, droite, respectée. Elle n’hésiterait pas devant la vérité, et enfin Françoise était son sang !
— Ah ! vous voilà, lui dit la baronne avec un étonnement dur, en la voyant entrer.
Bien qu’ébranlée, Françoise se dit que sa mère changerait en l’entendant.
— Je viens vous demander asile reprit-elle.
— Comment, asile, pourquoi ? s’écria la baronne effarouchée, mécontente de ce trouble qui survenait.
— Il m’a battue !
À ce souvenir, les lèvres de Françoise se crispèrent amèrement.
— Qui, Joachim ?
La baronne fut un instant confondue dans toutes ses idées sur les rapports de l’homme avec la femme. De la part de Joachim, c’était impossible. Sa partialité habituelle l’entraîna : S’il vous a battue, vous le méritiez, assurément.
— Il m’a renversée à terre à coups de poing, reprit Françoise, sombre, et d’un accent vibrant de sentiment.
— Oh ! par exemple dit Mme Guyons, persuadée que sa fille mentait pour l’apitoyer.
— Ne soyez pas injuste, ma mère, dit Françoise avec une douceur suppliante.
— Eh bien ! c’est à cause de vos vilaines intrigues. répliqua la baronne, tant pis pour vous, vous l’avez voulu.
— Mais je vous jure que je ne l’avais pas mérité,
s’écria Françoise avec l’élan qui veut convaincre.
Malheureusement elle ajouta :
— Un tel homme peut-il être justicier d’aucune faute ?…
— Vous êtes toujours très mal avec lui, et vous devez exagérer, dit Mme Guyons avec assez de colère.
Françoise vit que sa cause était perdue d’avance. Elle parla vite pour en finir le plaidoyer inutile.
— Il avait invité lui-même M. Allart à venir nous voir, il se disait ravi de le connaître, depuis plus d’un mois et hier soir, nous trouvant comme à l’ordinaire (nous l’attendions), il s’est jeté sur M. Allart, a voulu l’étrangler, m’a frappée odieusement, et ce matin il l’a blessé en duel…
— Et voilà de belles affaires pour nous ! dit la baronne consternée. Puis elle se fâcha : Ah ! vous me réserviez de grandes satisfactions pour mes vieux jours ! Eh bien ! mais que voulez-vous que je fasse ? Mon repos n’est-il pas déjà assez troubla par ce scandale ?
Je suis vieille, je ne puis faire vos affaires. Arrangez-vous. Vous vous êtes mise dans le fossé, je ne puis vous en tirer. Je ne puis pas vous garder ici, moi ; d’ailleurs, je vous l’ai déjà dit. Vous me dérangez, vous me rendez malheureuse, j’avais pourtant acquis le droit de vivre en paix. Je vous ai mariée, vous pouviez bien vous gouverner vous-même. Je ne trouve pas que vous ayez raison, ce n’est pas à vous que je puis donner mon appui.
Je n’ai aucun droit contre votre mari. C’était elle qui se plaignait.
— Je crains, interrompit Françoise avec une fermeté douce, que nous ne changiez plus tard d’opinion sur lui.
— Mais je le connais parfaitement, et vous aussi, qui n’avez jamais eu le sens commun, répliqua la baronne avec beaucoup de colère de ce qu’on doutait de son jugement.
— Alors je pars, dit assez tristement Françoise en la regardant avec un reste d’espoir.
La baronne leva les épaules en signe d’impuissance.
— Allons, pensa Françoise, voici les ronces qui se redressent sous mes pas. Mais Allart est sauvé ! elles peuvent me déchirer !
Un instant après, elle se jetait dans les bras de Mlle Guay en lui disant : Je viens demeurer chez toi !