Les Classes sociales au point de vue de l’évolution zoologique/X.

Les Classes sociales au point de vue de l’évolution zoologique
X. — Le nouveau milieu.
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X. — LE NOUVEAU MILIEU


Il est impossible, avons-nous dit, de prophétiser à coup sûr les phases de la prochaine révolution sociale, mais, connaissant ses tendances, on peut, à l’aide des lois historiques, déterminer approximativement quelques-uns de ses résultats.

La socialisation des moyens de production sera son principal objectif, car sur ce point convergent les efforts des anarchistes et des socialistes de toutes fractions. Il suffira de montrer ce but à la masse déshéritée pour qu’elle s’y précipite.

En 1789 les bourgeois munis de capitaux, plus un certain nombre de paysans privilégiés, purent acquérir la propriété foncière, arrachée par la Révolution aux nobles, véritable expropriation qui n’eut qu’un tort : celui de n’être point réalisée au profit de tous. À cette époque, la grande industrie n’existait pas. Ce sera maintenant à la propriété industrielle tout d’abord, puis aussi, à la propriété terrienne que s’attaquera la révolution sociale.

Que cette propriété socialisée soit gérée par les groupes producteurs eux-mêmes, reliés en fédération, ce qui est le fond de la conception libertaire, ou qu’elle soit gérée par l’État ou la commune, il en résultera finalement, accompagnée de plus ou moins de liberté, une augmentation du bien-être général. Même au cas possible où la rudesse et les excès à prévoir des prolétaires fraîchement émancipés rejetteraient la masse de la population vers l’ancienne bourgeoisie plus affinée, celle-ci ne pourrait reconstituer de toutes pièces le régime capitaliste d’aujourd’hui. La socialisation plus ou moins intégrale demeurera un résultat acquis et l’effort humain n’aura plus à lutter que pour éliminer de la société les germes subsistants d’autorité, c’est-à-dire pour réaliser l’anarchie dans le sens rationnel du mot.

On peut donc entrevoir dans un temps non lointain une société où le niveau de bien-être sera sensiblement le même pour tous, où la production s’effectuant pour les besoins de la collectivité et non pour les profits de quelques-uns, les conditions du travail seront toutes différentes de celles d’aujourd’hui.

Aliments, vêtements, logement seront plus ou moins égalitairement assurés à tous. La société ne sera sans doute point devenue parfaite, ce serait une illusion de l’espérer, car de nouveaux désirs naîtront et la difficulté de les satisfaire pourra causer des peines morales aussi vives que les souffrances physiques d’aujourd’hui aux humains dont le système nerveux ira s’affinant et dont, par suite, la sensibilité deviendra plus grande. Toutefois, malgré les imperfections et les vices subsistants ou à naître, la société sera très certainement supérieure à celle d’aujourd’hui : elle sera surtout différente.

Dans ces conditions, que devient la collectivité ?

Tout d’abord, c’est la disparition de la classe détritique : le mendicat.

Produite par la monopolisation de la propriété et du bien-être entre les mains d’une minorité privilégiée, elle s’anéantit avec le milieu et les causes qui lui avaient donné naissance. Un mendiant ne pourrait implorer ni recevoir l’aumône alors que tous les êtres valides seront à même de consommer moyennant un travail réduit, organisé dans les meilleures conditions d’hygiène par les travailleurs eux-mêmes, alors aussi que vieillards, enfants et infirmes seront entretenus par la collectivité. Il n’est que trop facile de comprendre le dégoût inspiré aujourd’hui par l’atelier qui ressemble tant à une prison et où l’être humain, rivé pendant de longues heures sur une tâche monotone, se transforme insensiblement en automate. Aussi un des premiers actes du prolétariat révolutionnaire, après la prise de possession, devra-t-il être la transformation complète de l’usine et de l’atelier. La domestication des forces naturelles — électricité, houille blanche et finalement radio-activité remplaçant la vapeur tout comme celle-ci a remplacé les bras humains — mettra fin aux conditions actuelles, pénibles et malsaines, du labeur. La machine perfectionnée, que pourra mettre en mouvement le doigt d’un enfant, appuyé sur la simple touche d’un clavier, sera la fée-esclave libérant le prolétaire : la prison du travail deviendra le palais du travail.

On peut facilement prévoir que dans un pareil milieu, « paresse », « mendicité », deviendront des mots vides de sens.

Avec la mendicité, c’est un foyer de servilisme, d’hypocrisie et de lâcheté qui s’éteindra.

C’est également la classe des réfractaires qui s’efface, tout d’abord dans sa subdivision la plus dangereuse, celle des malfaiteurs.

En effet, si on consulte les statistiques de la criminalité, on reconnaît facilement que les causes des crimes et délits peuvent se répartir (les chiffres ci-dessous étant non absolus mais approximatifs) en :

Causes sociales (misère et plaies connexes), pour les 5/10 ;

Causes passionnelles, pour les 2/10 ;

Causes ataviques (dégénérescence ou maladies héréditaires), pour les 2/10 ;

Causes accidentelles pour 1/10.

Avec la transformation économique éliminant la misère, les causes sociales disparaissent entièrement.

Avec l’évolution morale résultant de cette transformation économique, les crimes passionnels, sans disparaître d’un seul coup (ce serait illusion de l’espérer) deviendront beaucoup plus rares.

Avec la substitution à tout régime pénal d’une thérapeutique rationnelle et humaine, les malfaiteurs par tares ataviques seront les uns guéris, les autres maintenus hors d’état de nuire mais non torturés. La prison et le bagne n’ont jamais moralisé, bien au contraire[1] ; mais il serait insensé de prétendre qu’on ne pourra jamais transformer les criminels qui sont des malades, alors qu’on arrive bien à apprivoiser des fauves.

Restent les crimes et délits pour causes accidentelles, qu’il serait certainement impossible d’éliminer tout à fait mais qui, dans un milieu plus harmonique que celui d’aujourd’hui, se produiront beaucoup plus rarement.

Ce sera donc, une fois les inévitables orages passés et l’équilibre rétabli sur un nouveau plan, l’élimination au moins des 7/10 des méfaits et des malfaiteurs.

Quant à l’autre subdivision des réfractaires, celle des vagabonds, elle répond trop à une tendance humaine pour qu’on ait à souhaiter de la voir disparaître. Ou plutôt elle disparaîtra en tant que catégorie sociale mais son esprit lui survivra. Que furent donc les grands voyageurs, les Marco Polo, les Colomb, les Magellan, sinon d’illustres vagabonds, avides d’échapper au spectacle du toujours vu pour découvrir de nouveaux horizons ? N’est-ce pas aussi du sein de ces vagabonds que sont sortis les François Villon et les Maxime Gorki ?

Le vagabondage a un côté sordide et un côté idéal. Par l’un il touche au ruisseau, par l’autre à l’azur céleste. Le premier, vagabondage par paresse ou misère, est un triste fruit de la société actuelle : il disparaîtra avec elle. Le second, qu’on a si justement appelé la papillonne, est, au contraire, le produit de cet instinct naturel d’indépendance et de poésie, de ce besoin inné de mouvement pour satisfaire les yeux et les muscles. C’est une chose saine qu’il faut respecter. L’idéal pour une société n’est point qu’elle soit formée exclusivement de producteurs réguliers et sédentaires, remplissant automatiquement leur œuvre et que le caprice, la fantaisie, la passion, soient impitoyablement proscrits. Cette morne uniformité serait non l’égalité sociale mais l’intolérable étouffement, la mort intellectuelle. Au contraire, l’être humain en se développant acquiert des besoins naguère ignorés, parmi lesquels ceux de se déplacer, de voir et connaître du nouveau. Quelquefois, souvent même, la satisfaction de ces besoins entraîne des déceptions et des amertumes ; il n’en est pas moins vrai que l’ascétisme, le respect aveugle de la tradition, la peur de l’inconnu ont toujours été autant d’obstacles au progrès, à l’élévation du niveau de bien-être et de liberté.

Le travailleur qui, entraîné par une humeur vagabonde, passera des climats sévères du nord aux paysages ensoleillés du midi, des villes aux campagnes et réciproquement, ne cessera pas de produire. Au contraire, ses facultés se développant, il produira mieux ; son esprit plus ouvert pourra concevoir et réaliser des inventions. Combien de Jacquarts et de Fultons ne sont-ils pas étouffés obscurément dans des milieux ignorés alors que le moindre frottement aux hommes et aux choses eût pu faire jaillir l’étincelle de leur cerveau !

Voilà donc deux classes sociales disparues. À son tour, celle des prolétaires ci-devant salariés, avec toutes ses subdivisions, se transforme et, par la possession des moyens de production, monte vers la lumière et la liberté : elle vient se confondre avec la petite bourgeoisie, tandis que la haute bourgeoisie, moralement décapitée, et la moyenne bourgeoisie, oscillant sous la poussée des événements, finissent par disparaître en tant que catégories sociales distinctes.

C’est ce qu’entrevoyait Proud’hon lorsqu’il proclamait que l’équation sociale devait avoir pour résultat « la fusion des extrêmes dans les moyens. »

Cette fusion sera-t-elle complète, définitive ? La transformation propriétaire et la reconnaissance d’équivalence des fonctions, réclamée par les communistes, contestée plus ou moins ouvertement par les arrivistes affublés de la peau socialiste, seront-elles suffisantes pour amener ou maintenir cette fusion ?

Il est impossible de l’affirmer.

Les facteurs économiques ne sont pas les seuls, comme a semblé le croire l’ancienne école marxiste : il faut tenir compte aussi des facteurs moraux. Il est bien certain qu’au sein même du bouillonnement niveleur ou dans les accalmies, les différences d’éducation, d’instruction, de tempérament, de goûts tendront à recréer des catégories.

Ces catégories se fondront-elles peu à peu dans le nouveau milieu ? Si elles subsistent, se maintiendront-elles toujours dans un équilibre harmonique sans qu’un réveil de l’esprit autoritaire vienne un jour les pousser à se disputer une prééminence, morale d’abord, puis matérielle, les amenant à réédifier insensiblement une société inégalitaire ?

Des événements imprévus ne viendront-ils pas précipiter les générations futures dans de nouvelles luttes ?

Le monde est un véritable cinématographe qui se compose d’une succession ininterrompue d’êtres et de faits. Personne, pas plus les réformateurs révolutionnaires, socialistes ou anarchistes, que les législateurs bourgeois ou que les autocrates, ne peut avoir la prétention de bâtir pour l’éternité.

Il est très possible que le régime qui succédera à l’actuel état de choses ait à son tour ses brisements, qu’il voie des niveaux divers s’élever, des tendances antagonistes se faire jour et les générations futures, tourmentées par de nouveaux besoins, dédaigner cette égalité sociale, but des efforts de leurs ancêtres. Il n’est pas plus au pouvoir de la génération présente de l’empêcher que d’empêcher le globe terrestre de rouler un jour, refroidi et mort, dans l’immensité des cieux.

On peut prévoir des chocs en retour, des régressions partielles, car le progrès s’exerce rarement d’une façon ininterrompue et rectiligne. On peut même tenir compte de l’hypothèse formulée par des anarchistes individualistes d’après laquelle l’universalisation du bien-être et de la liberté aurait pour résultat non d’unifier l’humanité mais, au contraire, d’accentuer les différences entre individus, les uns capables de bénéficier des moyens de développement mis à leur portée, les autres foncièrement inaptes à s’assimiler les connaissances et à s’élever. Le résultat en serait, après une assez courte période de nivellement, une différenciation intellectuelle plus rigoureuse peut-être que les différenciations économiques d’aujourd’hui, car, malgré tout, un hasard peut, une fois sur dix mille, faire du plus déshérité un homme riche, tandis que nul hasard ne peut faire d’un abruti un être intelligent et affiné.

La différenciation des êtres, partant d’un petit nombre de formes primordiales et rayonnant inégalement en tous sens, bifurquant, créant incessamment des espèces et des variétés nouvelles, est, ou du moins a été jusqu’ici une loi naturelle. Mais une loi peut en contrebalancer ou en annuler une autre : il est certain que de par la science et le prodigieux développement des communications, le globe tend de plus en plus à s’uniformiser, les grandes différences climatériques à s’atténuer en attendant que l’homme soit à même de créer entièrement le climat ; d’autre part, la puissance de la sélection artificielle pour créer telle ou telle espèce animale a été puissamment mise en lumière par les éleveurs. On peut donc présumer que, sous l’influence combinée de ces deux facteurs : uniformisation relative du milieu et sélection artificielle appliquée à notre espèce, l’unité morale du genre humain, qui est actuellement à créer, se maintiendra à travers les différences secondaires de goûts, de tempéraments et d’aptitudes.

La société nouvelle sera évidemment, à son début, encombrée d’une foule de déchets. Les uns s’élimineront par leurs excès mêmes, d’autres pourront se transformer plus ou moins. Il faudrait en tous cas, un optimisme aveugle pour croire que la masse de malheureux dont l’intelligence ne s’est jamais éveillée et qui semblent des intermédiaires entre le singe et l’homme pourra du jour au lendemain se changer en une humanité parfaitement consciente et raisonnable : les progrès moraux demandent pour se réaliser plus de temps que les progrès matériels. Même la génération qui lui succédera immédiatement aura beaucoup à faire pour se débarrasser des tares ataviques. C’est bien plutôt à la troisième génération qu’on peut prévoir, grâce à l’influence combinée du nouveau milieu et d’une puériculture rationnelle, une superbe floraison intellectuelle.




  1. Exemple : tout régime pénitentiaire prolongé entraîne la sodomie, s’il est la promiscuité, l’onanisme s’il est l’isolement.