Les Classes sociales au point de vue de l’évolution zoologique/IV.

Les Classes sociales au point de vue de l’évolution zoologique
IV. — La tête et la main dans les classes sociales. — Déformation thoracique. — Constatations anthropométriques d’Alfredo Niceforo.
— Segmentation ou refonte.
◄   Chap. III. Chap. V.   ►



IV. — LA TÊTE ET LA MAIN DANS LES CLASSES SOCIALES. — DÉFORMATION THORACIQUE. — CONSTATATIONS ANTHROPOMÉTRIQUES D’ALFREDO NICEFORO. — SEGMENTATION OU REFONTE.



Au point de vue physique, la principale caractéristique qui différencie entre elles les races humaines est la forme de la tête (crâne et face), tandis que la principale caractéristique qui différencie les individus d’une même race est la forme de la main. Exemples : la tête allongée des Anglo-Saxons, des Espagnols, des Arabes et des Juifs ; la tête « carrée » ou plutôt ronde des Germains, des Hongrois, des Turcs, des Kalmoucks et autres groupes ethniques de souche touranienne et, parmi chacun de ces peuples, la main effilée de l’aristocrate, charnue du bourgeois, souple et fine de l’artiste, dure et « élémentaire » du travailleur manuel.

C’est surtout par la tête et la main, non moins que par le développement des membres postérieurs, que les hommes se différencient de leurs cousins-germains l’orang-outang, le chimpanzé et le gorille.

Malgré le mélange des éléments ethniques et des types, on peut dire que surtout le Blanc est dolichocéphale comme le chimpanzé dont la peau est grisâtre ; le Nègre l’est également comme le gorille, son noir compatriote, tandis que le Malais, brachycéphale comme l’orang-outang, originaire des îles de la Sonde, a, ainsi que lui, l’épiderme brun-rouge. Analogies qui montrent bien la parenté de ces trois races humaines avec les trois espèces de singes anthropomorphes. La différenciation s’établit dans le nombre des circonvolutions cérébrales, sièges des facultés et des passions, nombre qui augmente prodigieusement chez l’homme. Le cerveau du singe n’est creusé que d’un nombre de sillons bien inférieur à celui que présente le cerveau humain même du type le plus arriéré.

Lorsque, à la fin du xviiie siècle, Gall formula sa théorie de la phrénologie, basée sur de longues années d’observations, il émettait ce principe absolument juste : le cerveau étant l’organe de l’intelligence, une corrélation doit exister forcément entre cette intelligence et la forme de ce cerveau, l’une et l’autre différentes chez les individus. Le crâne se moulant dans l’enfance assez exactement sur l’encéphale pour en reproduire la forme générale, il devenait possible de juger, par ce qu’on a appelé vulgairement les « bosses », de l’état moral de l’individu.

Cette théorie, présentée parfois avec trop de dogmatisme — ce qui est le défaut de la plupart des systèmes — eut l’honneur d’être combattue au nom de la religion et du spiritualisme avec le même acharnement qui s’attaqua plus tard aux théories darwiniennes. Elle n’en a pas moins laissé, acquise à la science, la localisation des fonctions cérébrales.

Beaucoup moins précise que la phrénologie quoique pouvant, elle aussi, dans une certaine mesure, fournir des indications, la physiognomie est venue ensuite apporter son contingent d’observations. Une fois les puérilités éliminées, il est resté admis que certains traits du visage concordent bel et bien avec certaines facultés de l’esprit ; par exemple que des yeux saillants indiquent généralement une bonne mémoire, qu’une oreille délicate est signe d’une nature musicale, qu’une bouche lippue ou plissée d’une ride aux commissures des lèvres dénote la sensualité, un menton fortement carré la volonté énergique et tenace, etc. : les mouvements psychiques ont leur reflet sur la face humaine.

Ce ne fut cependant que dans la seconde moitié du xixe siècle que la morphologie crânienne, avec les travaux des Virchow, Huxley, Carl Vogt, devint une science tout à fait positive.

Actuellement, cette science est assez développée pour nous montrer que l’identité de type tend à s’établir dans l’Europe Occidentale entre les individus de différents pays et de même situation sociale. C’est une conséquence du développement des relations internationales, qui fait fusionner les peuples mais non les classes.

Dans les groupements humains les plus avancés, le nombre des dents tend à décroître, la partie frontale du crâne se développant peu à peu aux dépens de la partie maxillaire.

Le cerveau du prolétaire voué depuis de longues générations à la misère et au servage, est-il, d’une façon générale, aussi développé que celui du fils et petit-fils de privilégié, affiné par une longue sélection ? Il serait téméraire de répondre par l’affirmative, ce qui ne préjuge pas en rien du droit et de la possibilité du prolétaire à évoluer. Il n’est que trop facile de concevoir que chez celui-ci la monotonie de la tâche et la lutte constante contre la misère ont paralysé le développement de certaines facultés, celles de la causalité, de la généralisation, du calcul, en un mot tout ce qui est d’ordre abstrait. Le peuple est bien plus accessible aux choses concrètes, aux impressions fortes, aux images qu’aux raisonnements compliqués. Chez les descendants de privilégiés — non chez les parvenus — ces facultés, au contraire, ont été entretenues et perfectionnées par l’usage.

Cela suffit-il pour constituer un abîme infranchissable entre le cerveau du bourgeois et celui du prolétaire ? Certes non. Qui donc n’a pas eu l’occasion de constater combien de fois des hommes pourvus de toutes sortes de diplômes étaient inférieurs en bon sens à des illettrés ? Combien de fois des fils de privilégiés, résultats d’une longue sélection qui ne s’est jamais fortifiée par des croisements opportuns, n’apportent en naissant qu’un cerveau fatigué avant d’avoir fonctionné, tandis que celui de l’ignorant sainement constitué est souvent comparable à une page blanche sur laquelle on peut écrire beaucoup de choses. Nous nous rappelons avoir connu un fils de la campagne, naguère valet de ferme, qui, à force de méditer, avait trouvé sans maître et sans livres les principes de la trigonométrie rectiligne ; mais ces Pascals plébéiens sont rares. Ce sont bien plus les sentiments que les facultés purement psychiques qui sont développés chez le peuple.

Après la tête, la main est la partie caractéristique de l’être humain. C’est aussi par le développement de la main avec la flexibilité des doigts et l’entière opposabilité du pouce, perfectionnées par l’usage, que le pithécanthrope s’est peu à peu éloigné du singe anthropomorphe pour donner finalement naissance à l’homme. Certes, c’est une erreur de croire, comme on l’a prétendu si longtemps, que le chimpanzé, le gorille et l’orang-outang sont des quadrumanes et que, d’un autre côté, leur pouce n’est pas du tout opposable. Mais combien grossière est encore cette main avec sa paume plate, ses doigts courts, son pouce rudimentaire ! Cette main pourra saisir les branches, cueillir des fruits, étreindre un bâton ; elle sera incapable de travaux compliqués. Ce ne sera qu’assouplie par l’usage, au bout d’une interminable suite de siècles, qu’elle pourra, chez le singe définitivement humanisé, de la période tertiaire, se livrer à la taille de la pierre et à de véritables travaux.

Si les disciples de Desbarolles et d’Arpentigny, au lieu d’attribuer aux planètes des influences sur les événements de la vie et d’en rechercher le présage dans les lignes de la main, s’étaient bornés à étudier la conformation de celle-ci, en relation avec le tempérament, les passions et les aptitudes, nul doute qu’ils eussent fait de la chiromancie une science positive, se rattachant naturellement à la physiologie. Mais c’est le propre de toute science, comme l’a établi Auguste Comte, de passer par des phases mystique et métaphysique avant d’arriver, épurée, à sa phase positive : c’est de l’astrologie que sort l’astronomie, de l’alchimie que sort la chimie, du magnétisme animal que sort l’hypnotisme, du spiritisme qu’est en train de sortir la psycho-dynamie ; la chiromancie, à son tour, abandonnant la devination des événements futurs, devient la chirognomonie, science exacte qui a fourni de sérieux éléments à Lombroso et aux criminalistes de la nouvelle école.

Sans parler des déformations causées par le travail manuel, il est bien certain que la main est l’indice à la fois du milieu social et du tempérament. La main large et dure du paysan ou du terrassier, avant même d’être devenue calleuse, différera sensiblement de la main aristocratique, rendue fluette par des générations d’oisiveté, de la main artistique, fine, souple et nerveuse, ou de la main charnue, parfois un peu molle, du bourgeois.

On a classé les mains en élémentaires, neutres, artistiques, psychiques, et cette énumération est sans doute bien incomplète, car rien n’est plus arbitraire qu’une classification. On distingue tout aussi bien la main martienne, saturnienne, vénusienne, jupitérienne, solaire, mercurienne, lunaire, d’après la prédominance de « monts » ou renflements de la paume, auxquels on a donné les noms de planètes.

En s’en tenant à la première classification, moins mythologique et beaucoup plus rationnelle, on constatera que la grande majorité des mains de travailleurs agricoles et de nombre d’ouvriers des villes appartiennent à la catégorie des mains élémentaires. La paume en est large, les trois grandes lignes dénommées par les chiromanciens : lignes de vie, de tête et de cœur, sont en général fortement accusées ; les autres, au contraire, à peine perceptibles ; les doigts sont gros et unis, quelquefois carrés à leur extrémité, le pouce massif.

Il ne faut pas confondre avec cette main élémentaire, dénotant une nature abrupte, celle de l’ouvrier d’industrie, qui a été rongée par les acides ou épaissie par le maniement des lourds outils. Souvent cette main d’ouvrier offre au début les principaux traits d’une main d’artiste : ce n’est que peu à peu que l’esclavage industriel la déforme, en même temps que se dessèche dans le cerveau le germe de facultés qui auraient pu faire de ce prolétaire un homme remarquable.

Nier de parti pris toute possibilité de corrélation entre le développement ou la régression du cerveau, organe générateur de la pensée, et ceux de la main, principal organe d’exécution de cette pensée, c’est nier la chose la plus naturelle. Si les impressions ressenties par la mère pendant la grossesse se transmettent au fœtus, comment dénier que les modifications latentes du cerveau puissent avoir leur répercussion dans les autres organes du même individu ?

Chez les ouvriers de luxe, qui tendent à former une sorte d’aristocratie du travail, le cerveau et la main arrivent à s’affiner l’un et l’autre pour se rapprocher du cerveau et de la main de l’artiste.

Notons que par « artiste» on ne peut entendre que l’individu réellement doué et non celui qui, s’adonnant aux beaux-arts par le fait des circonstances plutôt que par suite d’une vocation, constitue un simple bourgeois, calculateur pratique, adonné à la musique ou à la peinture sans le moindre sentiment d’esthétique. Celui-ci peut s’enrichir et même exploiter le mauvais goût pour se créer momentanément une réclame, tandis que le véritable artiste mourra souvent pauvre et méconnu, il n’en demeure pas moins étranger à l’art. C’est Chapelain planant de son vivant au-dessus de Corneille et de Molière pour s’effondrer aussitôt après dans l’oubli.

Plus charnue que celle du prolétaire parce qu’elle est alimentée par un sang plus riche et n’est pas usée par le travail quotidien, la main du bourgeois est aussi caractéristique. Dans la petite bourgeoisie, elle appartient généralement au type « neutre », parfois molle, les doigts assez courts et lisses, peu de protubérances de la paume. Ce n’est ni la main pattue du manœuvre ni la main affinée de l’artiste : elle n’est plus grossière, elle est devenue vulgaire.

À mesure qu’on s’élève vers les deux classes supérieures : moyenne et haute bourgeoisies, la main acquiert un aspect plus affiné et on pourrait dire une personnalité. Elle se creuse, se bossèle, les doigts s’allongent, deviennent spatulés ou noueux.

Phénomène remarquable, on remarque le même affinement chez nombre d’individus appartenant à une classe sociale bien différente : celle des réfractaires. Chez des voleurs et des souteneurs, la main acquiert une délicatesse et parfois une blancheur que le travail continu avait fait perdre à la main ouvrière.

Ceux-là sont les malfaiteurs créés par le milieu social et qui, dans un autre milieu, deviendraient des hommes non seulement inoffensifs mais utiles et peut-être de valeur réelle.

Mais cette classe des réfractaires contient d’autres individus difficilement perfectibles, même dans un ambiant meilleur. Ce sont les malfaiteurs par atavisme, dégénérés, fils d’alcooliques, de fous ou de malades, ceux que Lombroso, avec raison, quoi qu’en aient dit les railleurs, a appelés « criminels-nés ». Chez ceux-là la main est caractéristique. Doigts difformes, pouce en bille — surtout chez les gens enclins au meurtre — c’est la patte du monstre mal caché sous l’enveloppe humaine qui apparaît.

Moins apparentes peut-être mais non moins importantes que les caractéristiques de la tête et de la main sont celles de la poitrine.

Le travailleur des champs, qui vit au grand air, et le riche bourgeois qui circule à son gré, voyage, va aux eaux, à la campagne, à la mer, fait du sport, ont le thorax bien plus développé, cela se comprend, que l’ouvrier des villes, passant ses journées dans la lourde atmosphère de l’usine et ses nuits dans un galetas trop exigu pour lui, sa femme et ses enfants, galetas où, le plus souvent, l’air et la lumière font défaut.

L’air pur, le soleil foyer de chaleur et de lumière, l’eau limpide sont les trois grands facteurs de la vie, la véritable trinité bienfaisante par laquelle se conservent ou renaissent les énergies physiques et morales. Malheureusement ce n’est pas pour tous les humains qu’ils soufflent, brillent et coulent.

Les soins d’hygiène ne font que trop défaut à la classe ouvrière. Bien qu’elle ait accompli quelques progrès sous ce rapport et que l’eau soit aujourd’hui à la portée du plus grand nombre, le temps est trop limité aux esclaves de l’atelier pour qu’ils consacrent de longs moments aux ablutions totales nécessaires. « Et puis, à quoi bon ? pensent-ils en se lavant superficiellement la figure et les mains ; dans quelques instants nous serons suants, poudreux, blanchis par le plâtre ou noircis par la fumée. La toilette est pour nous un luxe inutile. ».

Chez nombre d’ouvrières la coquetterie, qui semble pourtant innée en la femme, n’est même plus un stimulant salutaire. Être coquettes ! Pour qui ? Pour l’homme au bourgeron crasseux, qui sent le tabac et l’alcool. Et alors les unes, se laissant aller, se résignent à la vie de bêtes de somme malpropres ; les autres, rêvassant de héros de roman et avides de sortir de leur cage, se laissent facilement séduire par des demi-bourgeois qui les abandonnent neuf fois sur dix, leur caprice satisfait.

Courbée sur son travail dérisoirement rémunéré ou esclave de son ménage, le plus souvent flétrie et déformée prématurément par les couches successives et les longs allaitements, la femme du peuple perd bien vite les attraits de la jeunesse. En général à trente ans elle n’a plus d’âge, sa poitrine se déforme, sa taille s’épaissit, les seins pendent épuisés. La jeune fille, si on peut la comparer à une figure géométrique, offrait avec ses épaules plus larges que la taille l’image d’un cône en équilibre sur sa pointe ; femme et mère, avec son bassin démesurément élargi, dans lequel la poitrine semble s’être vidée, elle présente la même figure renversée.

En France principalement l’habitude de vivre dans des lieux renfermés est tellement prise par la plus grande partie de la population urbaine (non seulement des prolétaires mais encore des petits bourgeois) qu’on la voit fuir peureusement le moindre courant d’air. C’est un spectacle qu’on peut remarquer en tramway ou en wagon que celui de voyageurs se hâtant de fermer toutes ouvertures à moins que la température ne soit réellement torride ; ils semblent se complaire à respirer une atmosphère lourde, malodorante, chargée de microbes.

Les poumons finissent par s’atrophier en s’adaptant au manque d’air et aux exhalaisons méphitiques. Ils s’adaptent, seulement il en résulte des générations rabougries et maladives au physique comme au moral, générations prédisposées à l’anémie et à la tuberculose.

La mort y fauche largement.

À la troisième génération, ce qui était chez les parents résultat accidentel et remédiable sera devenu défectuosité héréditaire : le type microthoracique sera fixé.

Le professeur italien Alfredo Niceforo, a fait des constatations anthropométriques douloureusement éloquentes sur 2.147 enfants divisés en deux groupes ; enfants de parents riches ou aisés et enfants de prolétaires. Voici les chiffres qu’il a trouvés :

  Enfants de
bourgeois
,
  Enfants de
prolétaires
.
 
 
Taille à 14 ans   1m,50   1m,46
Poids. Garçons de 14 ans
Filles 
  40k,500
44k,900
  37k,800
41k,700
Puissance de respiration   7,100   6,500
Périmètre du thorax   69,600   66,600
Force musculaire   24,800   23,300

Mesure de résistance : à partir de dix coups au dynamomètre la différence est de 12,7, l’enfant pauvre n’ayant pas de réserves.

Mêmes constatations en ce qui concerne la capacité crânienne, la sensibilité tactile ou tout autre caractère physique.

Dans son ouvrage les Classes pauvres, Alfredo Niceforo constate donc l’infériorité physique des ouvriers. À quoi tient cette infériorité ? À la mauvaise alimentation, à l’usure du travail chez l’homme et surtout chez la femme, au manque d’hygiène dans une vie partagée entre l’usine malsaine et le taudis infect, à la nature des seules distractions mises à la portée des prolétaires et dont découlent l’alcoolisme, la syphilis et la tuberculose.

On doit la vérité à tous, aux déshérités comme aux autres, on pourrait dire plus qu’aux autres, car c’est en leur montrant, sans fard, sans ménagements, la situation matérielle et morale dans laquelle ils croupissent qu’on peut éveiller en eux l’esprit de révolte contre leur milieu et l’effort indispensable pour briser ce milieu. Depuis son avènement sous le Directoire, la classe régnante a laissé la plèbe dans un insondable abîme de misère et d’ignorance. « Il faut une religion pour le peuple », disaient avec un cynisme impudent les bourgeois voltairiens qui raillaient entre eux les bourdes de la mythologie chrétienne tout en se mariant à l’église afin de « donner l’exemple » à la vile multitude. En maintenant cette multitude dans la croyance d’une réparation posthume, on l’empêchait de revendiquer son droit au bonheur dans le monde présent. « Mon peuple n’a pas besoin de penser », disait un roi des Deux-Siciles ; cet idéal : un peuple qui ne pense pas, a été celui de tous les gouvernements de classe ou d’individu.

À leur tour, les démocrates, les uns par mysticisme, les autres par calcul d’arrivisme, sont venus aduler le peuple, lui vanter sa force, sa clairvoyance, sa magnanimité, sa grandeur. De même qu’on proclamait hypocritement la souveraineté et la gloire du travail, en réalité écrasement du producteur au profit de ses maîtres économiques, on lui vantait aussi son courage et son intelligence, alors qu’il demeurait un misérable esclave. L’épopée de la Révolution française servait de thème inépuisable à ceux qui remplaçaient toute analyse, toute recherche laborieuse de la vérité par de grands mots, passés à l’état de clichés, et de fortes images. Au lieu de reconnaître que ces mouvements révolutionnaires montraient surtout l’initiative d’une minorité d’avant-garde faisant vibrer et entraînant la masse, avec le concours des événements, à certains instants psychologiques, on glorifia la masse en grand en lui prêtant une sorte d’âme commune, permanente, faite d’abnégation, d’héroïsme et de génie.

La vérité est autre : la vérité est que la masse comprend tous les éléments, les plus purs comme les plus abjects, les héros magnanimes comme les fauves lâches et féroces.

Chacun de ces éléments, fruit de son milieu et de l’atavisme, peut, à l’heure fatidique où se rompent violemment les vieux cadres, exercer une action sur ceux qui l’entourent. C’est de là que viennent les scènes si changeantes, si contradictoires des révolutions : tantôt sublimes ou généreuses jusqu’à la folie, tantôt féroces ou grotesques.

On peut dire ces choses et on doit les dire sans pour cela prétendre justifier au nom des lois naturelles et de la science l’asservissement de la plus grande partie de l’humanité par les minorités privilégiées. Ces minorités, d’ailleurs, elles aussi, ont leurs tares et si l’excès de privations et de travail entraîne fatalement chez les déshérités une misère morale et physique qui, à moins d’une révolution profonde, consacrera la dégénérescence des prolétaires, les riches dégénèrent souvent aussi par l’excès des jouissances. Les cas pathologiques se présentent dans les deux classes.

Seulement, il est évident qu’ils doivent être plus nombreux dans le prolétariat. Non seulement, raison péremptoire, parce que celui-ci forme la grande masse (il faut à peu près dix prolétaires pour créer par leur travail un bourgeois aisé et vingt pour créer un vrai riche), mais aussi parce qu’il est plus facile de s’abstenir d’excès quand on possède que de satisfaire ses besoins quand on manque de tout.

La différenciation anthropologique, non pas superficielle comme celle de la taille, de la forme du nez et de la couleur des yeux ou des cheveux, mais profonde, affectant les principaux organes mêmes, qui se crée ainsi entre la classe riche et la classe pauvre, constitue un problème des plus poignants. Car on ne peut méconnaître que cette différenciation se continuant et s’accentuant de plus en plus amènerait forcément à la longue la segmentation de l’humanité en espèces irrémédiablement séparées, beaucoup plus ennemies que ne le sont Français et Allemands, Européens et Chinois.

Si une diversité de goûts, d’idées et de formes est à la fois utile au progrès et agréable au point de vue esthétique, par contre, une diversité qui s’exprimerait par l’impossibilité absolue de se comprendre, l’irréductible antagonisme et la lutte à mort seraient lamentables. Cette séparation définitive entre des tronçons d’humanité évoluant en sens différents, les uns dans le bien-être et la lumière du savoir, les autres dans la misère et les ténèbres de l’ignorance, cete séparation qui pourrait recréer les luttes féroces de l’âge de pierre et les grandes exterminations antiques, peut encore être empêchée par une refonte sociale. Peut-être dans un siècle, au train vertigineux dont s’accentuent les caractéristiques de classes, serait-il trop tard.

En dépit du mot menteur « d’égalité » inscrit sur les murs, la différence est incontestablement plus grande entre le haut bourgeois employant le téléphone et le télégraphe, voyageant en automobile, en chemin de fer, bientôt en aéronef, et l’ouvrier menant encore à l’aube du xxe siècle, une vie de bête de somme, qu’entre le patricien et l’esclave de l’antiquité. Parfois cet esclave était plus instruit que son maître, tandis qu’aujourd’hui les branches du savoir étant devenues innombrables et innombrablement compliquées, il faut pour s’en assimiler une certaine somme, un temps et des ressources que ne possède point le prolétaire, ainsi condamné à croupir dans l’ignorance.

Cette refonte sans laquelle une partie de l’humanité, évoluant vertigineusement vers le type surhomme, périrait peut-être par pléthore cérébrale, tension de nerfs ou vie surchauffée, tandis que la partie asservie et ignorante rétrograderait vers l’animalité — une animalité viciée ! — cette refonte, ou fusion des individus et destruction des classes, comment pourra-t-elle s’accomplir ?

Ce ne sera certainement pas la bourgeoisie qui ira se mêler au peuple dont tout la sépare, non seulement la situation économique mais les idées, les habitudes, les goûts. Comme, d’autre part, ce n’est pas ce peuple abaissé, manquant de moyens et de lumières, qui peut s’élever jusqu’à ses maîtres, il en résulte que la fusion ne peut s’opérer que catastrophiquement, c’est-à-dire par suite d’une révolution sociale.

Révolution sociale, ces deux mots sonnent d’une façon terrible aux oreilles des personnes timorées,amies du statu quo ! Mais si dramatiques que puissent être son cadre et son décor, une révolution sociale serait hautement humanitaire. Même en ses périodes les plus houleuses, elle serait plus saine qu’un état de choses baptisé ordre et paix où des millions de créatures sont écrasées par le sur-travail, la misère, la faim et tous les maux qui en découlent ; d’autre part la fusion qui en résulterait préviendrait une longue période de luttes sanglantes et permettrait l’essor d’une humanité purifiée de ses vieilles tares.