Les Classes sociales au point de vue de l’évolution zoologique/V.
À toutes époques l’autorité et l’exploitation ont provoqué par une réaction naturelle des révoltes plus ou moins énergiques. Le plus souvent ces révoltes écrasées laissaient derrière elles un invisible ferment qui courait dans tous les esprits et, le moment venu, déterminait une commotion telle que la vieille société s’ébranlait sur sa base et finissait par s’effondrer.
Les deux plus grands mouvements sociaux de l’antiquité qui nous soient réellement connus, le christianisme et le bouddhisme (car on sait peu de choses sur les révolutions nombreuses et profondes de la Chine), accomplis au nom de la liberté individuelle et de l’égalité sociale, étaient la résultante d’une foule de révoltes antérieures. « N’appelez personne votre maître ! » proclamait Juda le Gaulonite, prédécesseur de Jean Baptiste et de Jésus. « Plus de castes » prêchaient les disciples de Çakya-Mouni. Mais tandis que le bouddhisme, vaincu dans l’Inde, refluait sur l’Extrême-Orient et allait s’y déformer, l’état de l’empire romain, auquel faisaient défaut l’imprimerie, la vapeur et l’électricité, véhicules de la pensée, ne permit pas au mouvement chrétien de conserver son allure sociale et révolutionnaire. Tous les ergoteurs, mystiques et ignorants d’Europe et d’Asie, vinrent le sophistiquer à qui mieux mieux et, au lieu d’une refonte du vieux monde, abolissant les distinctions de maître et d’esclave, on eut une nouvelle religion démente et douceâtre, plus tard férocement intolérante, reléguant la révolution sociale à la fin du monde[1], prêchant en attendant cette échéance la résignation aux opprimés et venant river leurs fers. Sans les invasions successives des Barbares, qui opérèrent des fusions terribles mais éphémères, les vieilles castes : patriciens, affranchis, plébéiens et esclaves, fussent restées debout. Elles sombrèrent dans la débâcle de l’empire romain mais pour se reconstituer plus ou moins sous d’autres noms dans le monde féodal dominé par l’Église.
La réforme fut une autre grande révolution sociale, car elle ne se limite pas à Luther, Calvin et Henri VIII. Précédée par les critiques d’abord timides de théologiens tels que Bérenger, puis par les révoltes d’esprits plus audacieux, elle eut pour prologue le supplice de Jean Huss et le soulèvement des paysans de Bohême criant avec Ziska : « La coupe au peuple ! » cri profond, d’un sens social bien plus encore qu’eucharistique ! Cet ébranlement des masses plébéiennes en préparait un autre nettement communiste révolutionnaire : celui des paysans anabaptistes qui épouvanta Luther, simple réformateur religieux, ami des princes allemands et parfaitement indifférent au sort du peuple. À ce moment, l’Europe occidentale était en travail de transformation. L’Espagne elle-même, au lendemain de la reconquête, semblait tressaillir à un souffle de liberté : c’était le bouillonnement intellectuel de ses libres penseurs, d’Alcala et de Séville, en même temps que la révolte démocratique de ses comuneros. Mais ce courant social, succédant à des siècles d’écrasement féodal, était encore trop faible, se heurtait à trop d’obstacles pour triompher, et les comuneros de Padilla, succombèrent à peu près à la même époque où les anabaptistes de Munzer succombèrent à Frankenhausen. En Suisse, Zwingle, réformateur radical, intermédiaire entre Luther et les anabaptistes, était vaincu et tué : son rêve de démocratie chrétienne allait faire place à l’Église despotique et farouche de Calvin.
Après avoir bondi jusqu’à la république populaire et au communisme anarchiste, la réforme perdait ainsi le terrain social pour se limiter à la lutte confessionnelle. Néanmoins, la question religieuse créait forcément une question politique : en France la royauté allait être mise en question ; une république, la Hollande, allait surgir, en attendant la république régicide d’Angleterre, où, au milieu des disputes théologiques, allaient reparaître les révolutionnaires sociaux[2].
Beaucoup plus profonde que la réforme fut la Révolution française. Elle ne s’attaqua pas seulement aux dogmes absolutistes mais aussi à la propriété foncière, base de la société d’alors. Que cette propriété eût été vraiment nationalisée au lieu d’être accaparée par la bourgeoisie, et la refonte se faisait complète. Les temps ne le permirent pas : la bourgeoisie, qui attendait depuis des siècles son tour de devenir classe dominante, était là, impatiente, avide à la curée et, en face des souverains menaçants, l’Assemblée législative avait besoin d’argent. La masse immense des sans-le-sou, qui avait été entraînée à la révolution, se vit évincée aussitôt que les bourgeois arrivés aux affaires n’eurent plus besoin d’elle. Tout ce qu’elle gagna fut l’honneur de verser son sang sur les champs de bataille et d’échanger le servage de la glèbe contre le salariat industriel.
En dépit de la formule ironique « égalité », la société au lendemain de la révolution se retrouvait donc divisée en castes : la noblesse qui allait revenir et, en partie déracinée, se mélanger lentement à la bourgeoisie, son expropriatrice ; cette bourgeoisie, devenue classe possédante et prépondérante, appelée par le développement industriel et les concurrences économiques à se scinder à son tour en haute, moyenne et petite bourgeoisies ; enfin le prolétariat, condamné par sa misère et son ignorance à former de ses entrailles ces deux autres classes : celle des mendiants, comprenant tous les déchets sociaux — trop faibles ou paresseux pour travailler, trop lâches pour se risquer au vol extra-légal — et celle des réfractaires farouches, préférant la prison à l’atelier, ou incapables, pour cause de dégénérescence physiologique, de devenir autre chose que des délinquants.
Rien ne fut comparable à l’âpreté de la bourgeoisie, singeant avec lourdeur dès le Directoire les allures des anciens nobles, rien, si ce n’est la misère du prolétariat, livré au nom de la liberté du travail à une exploitation effrénée et n’ayant même plus pour se défendre les anciennes corporations de métiers qui, si archaïques et autoritaires fussent-elles, pouvaient toujours lui fournir un point d’appui. Tandis que, devenue la partie directrice de la société française, la bourgeoisie remplaçait tout idéal ou tout sentiment par cette pensée fixe : « faire des affaires », pensée que Guizot devait si tranquillement exprimer dans son fameux : « Enrichissez-vous ! » le prolétariat n’avait qu’entrevu comme un rêve lumineux les espoirs d’affranchissement que la révolution avait fait naître ; puis il était retombé dans le plus sombre abîme. La découverte de la vapeur faisait surgir la grande industrie et achevait de bouleverser le monde. Accourant des campagnes dans les villes, à la recherche d’un travail qui pût les faire manger tous les jours, les prolétaires se trouvaient dans le bagne patronal plus esclaves que ne l’avaient été les anciens serfs, alors cependant que les apologistes de la bourgeoisie parlaient pompeusement de liberté politique, d’égalité devant la loi, d’immortels principes et de droits de l’homme.
Posé par la conspiration et le supplice de Babeuf, le problème social fut successivement abordé par les penseurs du XIXe siècle : Saint-Simon, Fourier, Enfantin, Cabet, Owen, Considérant, Pierre Leroux, Proud’hon, Karl Marx, Blanqui, Bakounine. En même temps, éclataient les révoltes de la faim et du désespoir ; des grèves presque toujours écrasées, puis deux grands batailles : Lyon 1831 et juin 1848.
Bien que l’insurrection du 18 mars 1871 ait été, à son origine, politique et patriotique beaucoup plus que sociale, elle doit être rattachée au mouvement prolétarien du siècle, car elle vit, dès le début, s’affirmer les antagonismes de classes. Les quelques bourgeois égarés dans le Conseil de la Commune au milieu des internationalistes et des blanquistes ne tardèrent pas à s’en apercevoir et à se retirer. Et, en effet, si la plupart des insurgés qui ne combattaient pas uniquement pour la solde quotidienne de trente sous, luttaient pour « conserver la république », sans se demander dans leur illuminisme ignorant ce que serait cette république, d’autres, proud’honiens ou collectivistes, rêvaient, en même temps que l’autonomie communale, une transformation économique. La Commune eut la timidité extraordinaire de n’oser pas mettre la main sur la Banque de France, mais le décret expropriant les industriels en fuite au profit de leurs ouvriers est une indication. Comme l’a relevé Lissagaray[3], ce décret, si incomplet soit-il, contient le germe de cette expropriation capitaliste qui sera le principal objectif de la révolution sociale.
Au moment de la Commune, il n’existait en France qu’un petit nombre de socialistes sans action sur la masse. Aujourd’hui les choses sont bien changées : les idées se sont développées, précisées et, quoique le plus grand nombre de ceux qui se disent socialistes soient simplement des électeurs votant par confiance ou sympathie pour le candidat de cette opinion, il n’en existe pas moins des états-majors et des cadres, tandis que les syndicats ouvriers forment tout naturellement les bataillons réguliers de l’armée prolétarienne.
Il est donc permis de croire que lors de la prochaine grande crise en France, les socialistes, ayant en avant-garde les anarchistes, seront assez forts pour orienter la révolution économique et ouvrir la liquidation du régime capitaliste.
La bataille de Lyon 1831 a été perdue par le prolétariat en deux jours.
Celle de juin 1848 a été disputée bien plus terriblement pendant près d’une semaine.
La Commune a résisté pendant plus de deux mois.
On voit que ces vagues successives de la marée sociale suivent une loi de progression croissante. Elles ont une intensité et une durée de plus en plus fortes ; on peut en conclure mathématiquement que la prochaine sera plus forte encore que toutes les précédentes.
Il est certain, d’autre part, qu’une révolution sociale, c’est-à-dire économique, avant tout, et morale, ne se limitera pas à un seul pays. Les intérêts capitalistes sont aujourd’hui trop enchevêtrés de nation à nation et la véhiculation des idées est trop rapide pour que ce soit possible.
On n’a qu’à constater ce que fut la révolution de 1848, simultanée ou répercutée en France, en Allemagne, en Italie, en Autriche, en Hongrie, et en Espagne pour en conclure ce que pourra être la révolution sociale européenne. Que cette révolution ait son premier foyer en France, en Allemagne ou en Russie, elle ne pourra moins faire que d’embraser les pays voisins. L’Angleterre seule, protégée par sa situation géographique et l’état moral de ses masses, demeurera en arrière, peut-être au moins d’une génération[4].
Ce sera un bouillonnement et une tempête de plusieurs années, comme toutes les révolutions sociales ; car si trois jours suffisent pour renverser un gouvernement, il faut un peu plus longtemps pour transformer, même partiellement, une société.
Cette liquidation du régime capitaliste est inévitable parce qu’elle est la résultante de tout le travail évolutif et révolutionnaire du xixe siècle. Elle aura vraisemblablement des phases très violentes parce que les privilégiés ne se laissent jamais déposséder de bon gré et que les véritables révolutions ne sont jamais tirées au cordeau. Il est tout à fait hors de saison de parler, comme le font certains fraternitaires optimistes, d’une nouvelle nuit du 4 août. Le 4 août 1789 vit la noblesse française abandonner ses privilèges parce que l’insurrection parisienne du 14 juillet et le soulèvement des campagnes les lui avaient déjà arrachés.
Mais vaincre n’est pas tout ; si l’évolution économique, le travail des idées révolutionnaires au sein des groupements ouvriers et de l’armée, à qui, au moment psychologique, appartiendra le rôle décisif, montre l’échéance fatale à laquelle sera acculée la bourgeoisie capitaliste, on peut se demander si le prolétariat aura les lumières et la force nécessaires pour profiter de sa victoire.
Le prolétariat n’aura pas seulement à lutter contre la haute classe dont la dépossession apparaît fatale : il aura aussi à lutter contre la petite bourgeoisie et contre lui-même.
Contre la petite bourgeoisie qui se mêlera à lui pour renverser les détenteurs du grand capital, mais qui s’efforcera aussitôt d’accaparer leurs dépouilles et de réorganiser la société à son avantage exclusif en perpétuant le salariat peut-être sous d’autres formes.
Contre lui-même qui, ignorant, inexpérimenté, aura à éviter ces deux écueils : à droite le timide modérantisme, à gauche l’illuminisme révolutionnaire.
Le modérantisme, car si le prolétariat ne sait pas, à l’instar de la bourgeoisie de 1789, « couper le câble »[5] qui le lie au passé, s’il hésite, selon le mot profond de Blanqui, « à goûter dans les vingt-quatre heures les fruits de la révolution », la masse retombera bientôt dans sa torpeur résignée. Alors les débris de la haute classe, momentanément vaincue, tenteront un retour offensif avec chances de succès ou, à défaut, s’entendront avec la petite bourgeoisie pour arrêter, puis faire refluer le cours de la révolution.
L’illuminisme révolutionnaire, car dans la formidable dislocation d’une société, les difficultés soudaines, les complications fatales, les luttes acharnées, il faudra aux prolétaires autant de netteté de vision et de connaissance que d’énergie. Il leur faudra non de grands mots, des phrases sonores ou des déclarations de principes, mais des solutions pratiques, immédiatement applicables.
Or, on ne peut méconnaître que la plupart des leaders socialistes, parmi lesquels des hommes de grande valeur, effrayés de l’approche de la tourmente sociale et de l’intensité qu’elle pourra avoir, ont abandonné le terrain de la révolution économique pour celui de la simple politique réformiste. Ils sont aujourd’hui les chefs bien plus de la petite bourgeoisie radicale que du prolétariat dont ils chercheront peut-être à modérer l’élan alors qu’il faudrait, au contraire, le précipiter.
D’autre part, dans l’avant-garde sociale elle-même, c’est-à-dire chez les anarchistes, règne un grand fond de mysticisme qu’on retrouve chez les révolutionnaires de toutes époques. Beaucoup, qui se croient de bonne foi des matérialistes et des athées, considèrent la révolution comme une sorte de personne vivante, douée d’une force intrinsèque, qui opérera des miracles, et l’anarchie comme une divinité dont l’apparition établira en un instant l’harmonie dans le monde. État d’esprit qui s’explique par l’atavisme ou le besoin invincible d’espérer et qui peut, comme chez tous les fanatiques, exalter les courages, mais qui n’en est pas moins pernicieux en ce sens qu’il détourne de l’étude des solutions sérieuses.
Car si les chefs socialistes se montrent enclins au modérantisme plus qu’il ne conviendrait à des hommes devant opérer la liquidation du monde capitaliste, ce que nombre d’anarchistes appellent « étudier » c’est simplement s’adonner à des discussions rappelant les disputes scolastiques du moyen âge. Ils oublient ou ignorent le monde vivant au point de méconnaître la répercussion des événements politiques sur les phénomènes économiques, et même de confondre deux choses distinctes comme politique et parlementarisme.
Il est donc facile de voir que si les phénomènes économiques et le travail des idées mènent inévitablement à la dissociation de la société capitaliste et des rouages de l’État qui la défendent, on se trouve dans l’impossibilité de prophétiser avec certitude sur le lendemain de la révolution. Il peut, après des oscillations formidables, en sortir soit un replâtrage du régime actuel soit le socialisme d’État recréant une hiérarchie, soit le socialisme libertaire ou anarchiste par la libre fédération des groupements producteurs.
Dans le premier cas, c’est le maintien effectif des castes et des inégalités, lesquelles iront s’aggravant jusqu’à ce que le prolétariat, sevré de sang et de sève, privé de toute force évolutive, soit refoulé définitivement en dehors de l’humanité.
Dans le second cas, c’est pour la masse du peuple une période de bien-être relatif sans liberté, menant soit à la somnolence intellectuelle du plus grand nombre, régenté par les fonctionnaires de l’État socialiste, soit à une révolte anti-étatiste.
Dans le troisième cas, c’est sinon l’absolu, la perfection idéale, qu’il serait insensé d’espérer, du moins la réalisation du plus large régime social possible : une fédération économique substituée aux rouages oppressif de l’État capitaliste, l’équivalence des fonctions remplaçant les hiérarchies génératrices d’orgueil, de jalousie, de servilisme, et de haine, la fin des armées et de tout parasitisme, toutes les activités appliquées à la production, l’affranchissement moral par la suppression complète des codes édictés pour la défense de l’État capitaliste, la fin des crimes et délits causés par la misère, une thérapeutique intelligente appliquée à la guérison des criminels par atavisme ou dégénérescence.
Telles sont les trois routes qui, selon toutes vraisemblances, s’ouvriront devant les peuples au lendemain, ou plutôt dès le jour même, de la liquidation sociale.
- ↑ Le Jugement dernier n’est que la révolution sociale ajournée par les évêques opportunisés, qui n’osaient plus prêcher la révolte et voulaient encore ménager leurs crédules ouailles.
- ↑ Les levellers ou niveleurs.
- ↑ Histoire de la Commune de 1871, par Lissagaray.
- ↑ Et l’Angleterre elle-même vient de montrer, par les élections générales de 1906, qu’elle était travaillée par un courant de démocratie ouvrière.
- ↑ Le mot est de Sieyès, le théoricien de la révolution de 1789.