Les Cinquante (Ivoi)/p01/ch05

sous le pseudonyme de Paul Éric
Combet & Cie, Éditeurs (Ancienne Librairie Furne) (p. 31-42).


CHAPITRE V

La Pensée de M. de Talleyrand


— Alors, mon cher duc, d’Artin consent à tout ?

— Là, là, comme vous y allez. On reconnaît bien que sous le règne de l’Autre vous étiez Inspecteur des Bergeries Impériales. Vous ne voyez que des moutons partout. D’Artin, comme vous appelez le comte de Rochegaule, n’est rien moins qu’une brebis, il a des dents… d’Ogre de Corse, et il veut avoir tout le profit de l’affaire. Au surplus, je lui ai donné rendez-vous ici ; vous l’entendrez vous-même.

Ces répliques se croisèrent dans le petit salon de l’appartement occupé, au n° 9 de la rue du Bouloi, par M. le baron de Vitrolles, l’un des agents les plus actifs de la Restauration des Bourbons.

De taille bien prise, les cheveux grisonnants, mais le geste juvénile, celui-ci causait avec M. de Blacas, introduit depuis un instant à peine.

Grand également, la tête fine, aristocratique, un peu maigre, le duc, favori du roi Louis XVIII, portait sur ses traits l’empreinte de l’intelligence ; mais le front, légèrement resserré aux tempes, le regard vacillant, décelaient la légèreté, la mobilité, le défaut de suite dans les idées.

Sa mise avait cette élégance de bon aloi qui paraît sans apprêt.

— Voyons, mon cher duc, reprit M. de Vitrolles. Vous avez la manie de plaisanter des choses les plus graves.

— De quoi peut-on rire, sinon des choses sérieuses ?

— Encore ?

— Toujours, et jusqu’à mon dernier jour, fredonna le favori du roi.

— Une chanson maintenant.

— Vous en devriez être ravi, baron. Souvenez-vous des paroles de M. de Mazarin, un bon royaliste, je pense ? Qu’a dit autrefois l’éminent cardinal : Ils chantent, ils paieront. Moi je chante et prouve ainsi que je suis disposé à payer puisque, selon le désir de M. de Talleyrand, je vais conduire aux Tuileries son messager, le comte de Rochegaule d’Artin.

— Et je vous en remercie. Mais vous avez une façon d’exprimer les choses…

— En gaieté, c’est la meilleure.

— Pour vous, un enfant gâté de la fortune.

— Moins gâté, — M. de Blacas appuya sur le mot — que ce d’Artin.

— Un fidèle du roi.

— Un fidèle qui me déplaît. Bon, de Vitrolles, ne vous emportez pas. C’est de la politique ; on emploie ces gens-là, mais à part soi, il est permis de déplorer d’être astreint à les employer.

L’entrée d’un laquais interrompit les causeurs. — M. le comte de Rochegaule demande à être introduit auprès de M. le duc.

— Qu’il entre, qu’il entre !

Presque aussitôt d’Artin parut, escorté du pseudo Denis et de Lucile.

— Il s’inclina cérémonieusement et désignant ses compagnons :

— Messieurs, vous demandiez une présentation qui pût influer sur l’esprit du roi. Voici ma sœur Lucile, folle d’avoir vu assassiner son époux, par l’ordre de l’usurpateur. Voici un digne médecin qui croit le mal sans remède.

Sur un signe du comte, Espérat-Denis appuya :

— Té oui, sans remède.

Mais de Vitrolles l’interrompit.

— Plus de circonlocutions, il faut agir. M. de Rochegaule a apporté de Vienne une missive de M. de Talleyrand. Il brûle de repartir avec la réponse, que le « diable boiteux »[1] attend dans une inquiétude fébrile.

M. de Blacas eut un geste insouciant et avec un sourire :

— Partir avant les violons est le moyen de ne pas danser en mesure.

— Sans doute, sans doute ; mais le temps presse.

— Puis-je aller plus vite ? Hier, vous m’avez entretenu des souhaits de notre représentant à Vienne. Ce matin, je me suis concerté avec son messager. Tout à l’heure, je le présente au roi.

Le baron haussa les épaules et, baissant la voix :

— L’Autre avait parfois des mots heureux. En voici un : Quand on est arrivé au maximum de la vitesse que l’on peut donner ; il faut parvenir à le doubler. Ainsi on prévient l’adversaire et on le surprend.

Et comme son interlocuteur ne semblait pas persuadé, M. de Vitrolles insista :

— Jamais l’application de cette maxime n’aura été plus utile.

Puis, par réflexion :

— Permettez-moi de vous relire la dépêche de ce cher Talleyrand. Après quoi, j’en suis certain, vous partagerez mon avis.

— Faites comme il vous plaira, baron.

De Vitrolles ne se fit pas répéter l’invitation.

De sa poche il tira un papier, le déplia, et avec une sage lenteur, lut ce qui suit :

« Mon cher ami,

« Je vous adresse cette épître qui, en réalité, doit être communiquée à de Blacas. Mais ici, à Vienne, le Congrès des puissances européennes, auquel je représente la France, a fait jaillir de terre une armée d’espions, qui a des ramifications dans toutes les capitales.

« Forcé de cacher ce que j’écris au confident intime de Sa Majesté Louis, je vous charge de mettre ce papier sous ses yeux, avec toute la prudence désirable. Je passe au fait.

« Comme vous le savez, nous sommes en train de remanier la carte de l’Europe. Je dis nous, quoique je ne sois guère écouté. Autriche, Prusse, Russie, Angleterre, marchent la main dans la main. Elles se proposent de démembrer définitivement la Pologne, de créer un royaume des Pays-Bas, de proclamer la neutralité de la Suisse, de donner à la Prusse des territoires sur la rive gauche du Rhin, d’augmenter le pouvoir de la maison de Sardaigne, d’attribuer le Milanais et la Vénétie à l’Autriche, etc., etc… que sais-je.

« Tout cela en somme me serait indiffèrent[2], si ces mêmes puissances ne songeaient à une alliance offensive et défensive pour une durée de vingt années. Si pareille chose se réalise, c’est un coup terrible pour la France, qui ne pourra chercher au dehors aucune compensation à ses désastres, sans rencontrer le veto de toute l’Europe.

« Ce qu’il faudrait à tout prix, c’est rompre cette entente.

« Or, elle est basée surtout sur la crainte que Napoléon, le roi d’Elbe, inspire encore aux maisons régnantes.

« Si l’on parvenait à décider le Congrès à en finir avec cet épouvantail, soit en transférant sa prison si loin qu’il n’eût plus aucune chance de revenir nous troubler, soit par tout autre moyen, les alliés, n’ayant plus peur, n’écouteraient que la politique de leurs intérêts contradictoires, et le formidable faisceau qui menace la France se désagrégerait de lui-même.

« Mais personne n’ose prendre l’initiative de cette résolution nécessaire.

« Or, Sa Majesté tirerait plus de profit que personne de l’éloignement de son prédécesseur.

« Au point de vue extérieur, cela saute aux yeux. De plus, à l’intérieur, le parti de l’usurpateur, les anciens soldats, les officiers mis en demi solde, n’auraient plus d’encouragement à l’opposition. Donc, force au dehors, tranquillité au dedans.

« Il faut, en conséquence, décider le roi à exprimer ce que tous pensent, c’est-à-dire l’utilité, pour la paix de l’Europe, d’enlever l’homme néfaste de l’île d’Elbe et de le transporter, soit à Malte, soit aux Açores, soit mieux encore à Sainte-Hélène, sous la garde de l’Angleterre.

« Blacas a toute la confiance du roi. S’il le veut, Sa Majesté comprendra bientôt les avantages de ma proposition.

« Il est indispensable que le délai soit court, car les événements se précipitent à Vienne.

« Que l’on se hâte pour ne pas agir trop tard.

« D’Artin-Rochegaule, qui vous portera ce message, vous dira toutes choses en détail et principalement ce que j’ai rêvé.

« Merci, et à bientôt de vous lire. »

Signé : « Talleyrand ».

Les trois gentilshommes s’entre-regardèrent.

Nul ne faisait attention à Espérat qui s’était retiré à l’écart.

Sans cela, ils se fussent étonnés de lui voir le visage bouleversé : et peut-être eussent-ils surpris ces mots, susurrés par ses lèvres tremblantes.

— Enlever l’Empereur. M. de la Valette avait raison.

Ce fut le duc qui rompit le silence.

— Pourquoi la lecture dont vous venez de réjouir nos oreilles ?

— Pour nous bien pénétrer de la gravité des circonstances.

M. de Blacas éclata de rire.

— Je suis pénétré, mon cher baron… pénétré à ce point que, dans un instant je présente M. de Rochegaule au roi. Que diable ! calmez votre fougue, ne me demandez pas l’impossible.

— À Dieu ne plaise.

— Nous sommes donc d’accord. M. de Rochegaule a sans doute sa voiture ?

— En effet.

— Je vous prierai de m’y accorder place, et nous pourrons ainsi, sans tarder davantage, nous rendre aux Tuileries. J’espère que Vitrolles approuvera la motion.

Avant que l’interpellé eût le loisir de répondre, le valet qui avait introduit d’Artin, parut de nouveau.

— M. le comte de Walewski, venant de l’hôtel de Blacas, supplie M. le duc de lui accorder un court entretien, qui, dit-il, ne souffre aucun retard.

Du coup le duc éclata de rire, et appuyant la main sur l’épaule de M. de Vitrolles :

— Tenez, mon cher, vous déteignez sur les autres. Voici encore un personnage qui n’admet aucun retard.

— Le recevez-vous ?

— Si vous le permettez. M. de Walewski et sa femme sont de fervents amis de Napoléon. Il faut écouter les amis de nos ennemis ; cela est instructif.

Et avec l’urbanité protectrice dont il avait le secret :

— Daignez me laisser la jouissance de cette chambre. J’abrégerai l’audience autant que possible.

On ne résistait pas au favori du roi. De Vitrolles entraîna d’Artin et ses compagnons dans une pièce voisine.

Le duc alors se tourna vers le laquais, qui attendait immobile, et ordonna :

— Faites entrer M. le comte Walewski.

Une seconde plus tard, le visiteur était devant M. de Blacas.

C’était un homme de cinquante à soixante ans, aux cheveux blancs, à la physionomie triste et fatiguée.

Toute sa personne respirait la distinction.

— Monsieur le duc, fit-il avec une révérence de cour, Monsieur le duc, je vous suis obligé d’avoir bien voulu m’accorder cette audience.

Le favori du roi salua avec non moins de courtoisie :

— Il m’eût été précieux de pouvoir vous recevoir chez moi ; mais les circonstances en ayant décidé autrement, je m’empresse de vous recevoir là où je me trouve. Voyez dans cette hâte l’estime que je professe pour votre personne.

— Monsieur de Blacas, reprit le gentilhomme polonais, l’heure est brève. D’un instant a l’autre, un importun peut troubler notre entretien, permettez-moi donc de laisser de côté les lenteurs diplomatiques.

— Je vous en prie, Monsieur le comte.

— Nous sommes gentilshommes. Promettons-nous le secret sur ce que nous allons dire.

— Je vous le promets pour ma part.

— Merci. De mon côté je serai discret. Ceci posé, je m’explique sans ambages. Croyez-vous, Monsieur le duc, que la France ait intérêt à laisser démembrer la Pologne par la Russie, la Prusse et l’Autriche ?

M. de Blacas tressaillit.

— Pardon, Monsieur le comte, je ne comprends pas bien votre question.

— Je vais tâcher à me faire comprendre.

— Je vous en serai fort obligé.

Le comte Walewski reprit lentement :

— La France est seule, en face de l’Europe liguée contre elle.

— Malheureusement !

— Quel doit être son but ? Diviser ses ennemis.

— Oui, sans doute.

— Or, une Pologne prospère, guerrière, puissante, l’aiderait, il me semble. L’Europe aurait deux adversaires à observer, ses forces devraient se partager ; d’où émancipation partielle pour l’un et pour l’autre.

Le favori du roi parut réfléchir. Enfin, il répondit :

— Vous avez exposé très nettement la situation, Monsieur le comte ; seulement…

— Un seulement ? Je m’étonne de rencontrer cet adverbe…

— Votre étonnement cessera, lorsque je vous aurai dit qu’au Congrès de Vienne, les alliés imposent à la France un rôle des plus effacés.

— Je le sais.

— Alors, comment voulez-vous que nous nous opposions au partage de la Pologne ?

M. de Blacas regardait son auditeur bien en face. On eût juré qu’il s’exprimait avec la plus entière franchise.

Le Polonais y fut pris.

— Le czar Alexandre de Russie, fit-il en baissant la voix, serait partisan de constituer, sinon un royaume de Pologne, du moins un grand duché de Varsovie indépendant. Ce souverain est un profond politique. Il sent la nécessité de contenir la Prusse, qui, profitant de l’inimitié de l’Angleterre contre la France, se fait appuyer par les délégués insulaires et tend à devenir trop puissante. Obtenez de votre roi qu’il appuie les désirs d’Alexandre.

— Diable !

— Vous hésitez ?

— On hésiterait à moins, grommela de Blacas. Morbleu ! je conçois que la combinaison ira à l’encontre des intérêts de la Prusse, la chose n’est point pour me déplaire.

— En ce cas… ?

— Attendez. D’autre part nous créerons ainsi un royaume vassal de la Russie, un royaume que celle-ci pourra laisser vivre ou annexer selon ses besoins.

— Monsieur le duc !…

— Je vous demande pardon, j’ai oublié que je parlais devant un Polonais.

— Et vous avez surtout méconnu la générosité d’Alexandre.

Le favori de Louis XVIII eut un geste de surprise.

— Écoutez, Monsieur de Blacas, je veux vous dire toute la pensée du Tzar. Vous êtes gentilhomme, je suis donc assuré que mes paroles ne seront pas répétées. Mais vous êtes aussi Français, et peut-être vous réjouirez-vous d’apprendre ces choses.

— Puissiez-vous dire vrai.

— Le royaume de Pologne constitué, S. M. Alexandre a l’intention de laisser les Polonais choisir librement leur souverain.

— Bien.

— Or, les assemblées, elles, sont prêtes à appeler au suprême pouvoir…

Le comte s’arrêta. On eût dit qu’il hésitait à continuer.

— Vous avez ma parole, prononça lentement le favori.

Walewski salua :

— Vous avez raison. Je ne ressentais aucune méfiance. Je me demandais seulement si j’avais le droit de parler.

— Et… ?

— Et le sort de la Pologne, le sort du monde, sont en jeu. Votre appui est indispensable ; je ne puis me taire.

Puis, s’animant par degrés :

— C’est un rêve généreux d’Alexandre. Un rêve, qu’il ne tient qu’à vous de transformer en réalité.

— Quoi, l’Empereur moscovite en appellerait à moi ? Je suis un mince gentilhomme auprès de lui.

— Vous êtes entre les mains de l’infini, comme les plus puissants monarques.

— Oui, oui, fit légèrement de Blacas, c’est entendu. Qu’attend-on de moi ?

— Que vous obteniez l’adhésion de S. M. Louis XVIII.

— Apprenez-moi donc à quoi S. M. doit adhérer ?

— À ceci. Les Polonais offriront le trône à Napoléon, roi de l’île d’Elbe.

— Vous dites ?

Le favori avait fait un pas en arrière.

— À Napoléon, poursuivit le comte. Une Europe avec deux Frances : France de l’Ouest aux Bourbons ; France de l’Est à Bonaparte. Toutes deux appuyées par la Russie. C’est l’adhésion certaine de l’Autriche, la réconciliation des grands partis qui divisent la France. C’est une compensation au vaincu, une auréole au front du victorieux.

Et avec force :

— C’est surtout l’effondrement de la Prusse, dont l’âpre ambition est considérée par Alexandre comme un danger futur[3].

Un philosophe, un homme d’État digne de ce nom, eût saisi la portée immense de l’audacieuse conception née dans le cerveau du souverain des Russies.

De Blacas, être intelligent sans doute, mais dont la frivolité obscurcissait le jugement, ne pouvait s’élever assez haut au-dessus des passions politiques pour apporter son concours à l’œuvre projetée.

Sadowa pour l’Autriche, Sedan pour la France, ces désastres sans nom, allaient se préparer, lentement mais sûrement, parce que le favori du roi était incapable de discerner la pensée, que le regard d’aigle du Czar avait entrevue.

Une fois de plus, d’inoubliables catastrophes auraient pour cause un grain de sable.

— Eh bien ? interrogea enfin le comte.

Dans l’espace d’un éclair, le favori retrouva son calme et son sourire. Il se déclara à part lui qu’il fallait jouer ce Polonais rêvant un trône pour l’ogre de Corse.

Il eut même une raillerie muette à l’adresse de ce gentilhomme, dont l’épouse était l’amie dévouée de Bonaparte. La chaste, la divine amitié de la comtesse Walewska pour le héros, avait été défigurée, salie, par les commérages européens, ces commérages de grands seigneurs incapables de comprendre la vraie noblesse et de s’incliner devant les plus admirables sentiments.

Aussi, avec une nuance d’ironie, qui échappa au comte, trop honnête, trop pénétré de son sujet pour soupçonner même les idées du favori, de Blacas répondit :

— Excusez mon étonnement. Mais en vérité la combinaison est si imprévue.

— Qu’elle doit surprendre le monde.

— J’en ai la certitude, Monsieur le comte.

— Nous aiderez-vous auprès du roi ?

Le duc se gratta le menton, ce qui, chez lui, ses familiers le savaient, annonçait une ironie.

— Vous me voyez très embarrassé, se décida-t-il enfin à déclarer.

— Embarrassé ? Y a-t-il quelque chose qui vous choque, qui vous paraisse obscur ?

— Non, non, du tout.

— Qu’est-ce donc ?

— Ceci. Je vous ai donné ma parole de ne répéter à quiconque…

— Ma confidence ? Eh bien ?

— Comment pourrai-je en entretenir Sa Majesté ?

C’était là une plaisanterie de gamin. M. de Walewski prit la chose au sérieux :

— Monsieur le duc, voilà un scrupule exagéré. Je vous dégage donc de votre promesse en ce qui concerne S. M. Louis XVIII, roi de France.

— Mille grâces, Monsieur le comte. Soyez convaincu que j’aurai grande joie à faire entendre tout cela à Sa Majesté.

Walewski continua à ne point voir malice dans la réplique de son interlocuteur :

— Je vous remercie, Monsieur le duc. Ce soir, je retourne à Vienne. Dès mon arrivée, j’informerai le czar que vous consentez à joindre vos efforts aux nôtres.

— Avec un plaisir sans limites, je vous le répète.

— Et comme Alexandre n’oublie jamais ceux qui l’ont servi, je crois qu’il vous comptera au nombre de ses amis.

Brusquement il changea de ton :

— Maintenant, Monsieur le duc, séparons-nous. Que le ciel protège ces deux grandes victimes, France et Pologne.

— Ainsi soit-il, conclut de Blacas en se mordant les lèvres pour ne pas rire.

Les gentilshommes se serrèrent la main et le Polonais sortit. Seul, le duc leva les bras au ciel.

— Peuh ! Alexandre est fou. Les Bourbons pactiser avec cet aventurier sorti de Corse ! Allons donc, cela n’est pas possible. L’héritier légitime du trône tendant la main à l’homme qu’il doit considérer comme un rebelle ! Mais ce serait amnistier toutes les révolutions, proclamer le droit à l’émeute. Il y a quelque chose de supérieur aux intérêts matériels d’un peuple, c’est le respect de son souverain.

Comme on le voit, le favori avait les idées de bon nombre de royalistes du temps. Le roi d’abord, la France ensuite. Hélas, à toutes les époques, les sectaires de tous les partis ont raisonné ainsi. Les malheurs qui ont accablé si souvent la terre de France ne proviennent ni du caractère de sa population laborieuse, ni des fautes de ses gouvernements. C’est le mensonge politique, c’est le sectarisme qui, maintes fois, a mis le pays à deux doigts de sa perte.

Une demi-heure plus tard, la voiture de d’Artin le déposait aux Tuileries, en compagnie du duc, d’Espérat et de Lucile.

Le factionnaire présenta les armes et laissa passer. Quelques gentilshommes, revêtus de l’uniforme des Compagnies rouges, formées par le roi pour employer les émigrés sans fortune, et où chacun avait au moins rang de lieutenant[4], quelques gentilshommes, disons-nous, saluèrent obséquieusement le favori.

Celui-ci traversa la cour du Carrousel avec ses compagnons et gagna les appartements occupés naguère par Napoléon, sans soupçonner la tristesse avec laquelle le faux rebouteur parcourait ces lieux.

Il parvint ainsi jusqu’à l’antichambre du cabinet du roi.

Une demi-douzaine de « pages », à la mine effrontée, y complotaient sans doute une de ces niches cruelles, dont ils avaient emprunté le secret à leurs ancêtres de l’ancienne monarchie.

À l’aspect du duc, tous se turent ; les rires cessèrent.

— Veuillez vous informer si Sa Majesté m’admet à lui rendre compte de mon service du jour.

Les jeunes écervelés se levèrent tous ensemble. L’un d’eux se précipita vers la porte accédant au cabinet, l’ouvrit et disparut.

Dix secondes après, il se montrait de nouveau sur le seuil et disait avec une nuance de respect :

— Sa Majesté attend Son Excellence M. le Ministre de la Maison du roi et sa suite.

  1. C’est ainsi qu’était, désigné Talleyrand. — Mémoires du temps.
  2. Lettre de la collection de M. Dodgoler.
  3. Mémoires de la comtesse Walewska et de Pozzo di Borglio, secrétaire d’Alexandre. Lettres de M. de Blacas.
  4. Les Compagnies rouges comptaient un effectif de 3.000 personnes. La Garde royale se composait également de 3.000 hommes. C’est de la formation de ces corps privilégiés, ayant une haute paie, que vint en grande partie la fureur des officiers de l’armée mis à la demi-solde.