Les Cinquante (Ivoi)/p01/ch04

sous le pseudonyme de Paul Éric
Combet & Cie, Éditeurs (Ancienne Librairie Furne) (p. 24-30).


CHAPITRE IV

Un médecin qui doit empêcher la guérison.


— Palsambleu, Maître Denis, vous êtes bien absorbé !

Ces paroles, ponctuées d’un éclat de rire grinçant, firent sursauter Espérat.

Sur le seuil de la chambre, se tenait un homme de vingt-sept à vingt-huit ans, grand, élancé, les cheveux blonds.

Le visage agréable du nouveau venu était cependant déparé par un front manquant de hauteur ; des yeux gris, aux reflets métalliques et durs, et par la bouche, dont les lèvres minces, rouges, semblaient tracées avec du sang sous les moustaches retroussées coquettement.

Mis au dernier goût du jour, ce personnage considérait le faux rebouteur d’un air moqueur.

Un instant interloqué, le jeune homme reprit bientôt possession de lui-même. D’un regard, il avait reconnu le comte d’Artin, ce frère indigne dont il parlait tout à l’heure à la malheureuse folle.

Se trahir eût été se perdre.

Aussi reprenant l’accent méridional qu’il avait abandonné durant la scène précédente.

— Eh té, fit-il, c’est Monsou le comte, je gage.

L’intonation fit sourire son interlocuteur.

— Lui-même, Maître Denis. Très heureux de constater l’empressement avec lequel vous vous êtes mis à la besogne.

— Troun de l’air, Monsou le comte, je suis votre serviteur.

— Vous observiez votre malade ?

— Eh oui.

— Qu’en pensez-vous ?

Le pseudo Provençal gonfla ses joues, étendit les bras en une attitude navrée :

— La pauvre demoiselle, elle est bien prise, bien prise, je peux pas vous le cacher.

— Vraiment ?

— Oui. Le domestique qui me conduisait ici, m’a conté dans quelles circonstances Mlle de Rochegaule a perdu la raison.

— Ah !

— J’ai essayé de réveiller sa mémoire, en rappelant ces circonstances et je n’ai obtenu aucun résultat.

Les sourcils du comte s’étaient froncés, les derniers mots du rebouteur apaisèrent sa mauvaise humeur. Pourtant ce fut d’un ton sec qu’il prononça :

— Voilà une expérience qu’il ne faudra pas renouveler.

Espérat l’interrogea du regard.

— Vous êtes bon royaliste, Maître Denis, continua le gentilhomme ?

— Té, plus royaliste que le roi, farfandieou !

— M. de Baillauris, que j’ai rencontré à Vienne, me l’avait dit. C’est, au surplus, ce qui m’a décidé à vous écrire de là-bas.

Le jeune homme s’inclina.

— Or, il importe à mon…

D’Artin se reprit vivement :

— Il importe au salut du roi que ma sœur demeure, au moins jusqu’à nouvel ordre, privée de raison.

En parlant ainsi, le comte tenait les yeux baissés. Il ne remarqua donc pas l’éclair rapide qui brilla sous les paupières de son interlocuteur. Il ne vit pas davantage les poings du jeune homme se crisper violemment.

— Je ne comprends pas bien Monsou le comte, bredouilla le faux Provençal. Il m’appelle à Paris, à raison de mon expérience dans le traitement de la folie, et il semble m’indiquer que la malade ne doit pas être guérie.

— Au moins de quelque temps. Vous avez parfaitement saisi ma pensée.

Si le gentilhomme avait pu lire dans la pensée de son compagnon, il eût été épouvanté.

— Quelle honte médite-t-il encore, soupira à part lui Espérat ?

Un instant, il fut prêt de céder au désir de se ruer sur son frère ; ce frère, artisan de tous les deuils accumulés sur le nom de Rochegaule ce frère qui sacrifiait tout, honneur et famille, à sa malsaine ambition.

Mais il se contraignit par un héroïque effort :

— Non, je veux tout savoir, se dit-il.

Et avec une ferveur presque religieuse, il ajouta encore :

— Pour l’Empereur. C’est pour l’Empereur !

Rien de ce combat intérieur n’avait transpiré au dehors, et le comte, inconscient de la présence d’Espérat sous la défroque du rebouteur, poursuivit :

— Quelques mots d’explication sont ici nécessaires.

— Eh bé, j’allais le dire, interrompit le jeune homme qui avait reconquis tout son sang-froid.

— Silence.

— Je me tais, Monsou le comte.

— Ma sœur a eu l’esprit troublé par la grandeur factice de l’ogre de Corse. Elle pactisait avec les ennemis du roi.

Les mains d’Espérat se joignirent malgré lui. Toutefois il répondit d’un accent indigné :

— Quesaco ? Cela est-il possible ?

— Cela est.

— Quoi, la noble demoiselle de Rochegaule ?…

— Oubliait son origine. Elle donna son cœur à un de ces traîneurs de sabre de la suite de l’usurpateur. Elle entraîna la faiblesse sénile de mon père ; elle fit cause commune avec un aventurier, Espérat Milhuitcent.

— Hein ?

— C’est le nom bizarre de ce drôle, expliqua le gentilhomme se méprenant au sens de l’exclamation de son interlocuteur. Bref, je restai seul fidèle au pouvoir légitime. Alors, la malheureuse, que je plains, car elle fut victime d’un plan monstrueux, chercha à me faire mettre au ban de l’opinion. Elle arracha à mon père un reniement en règle, elle me fit refuser par lui la succession au nom de Rochegaule.

Maintenant un sourire se jouait sur les lèvres du faux rebouteur.

Il s’amusait de la façon dont le comte travestissait l’histoire, racontée tout à l’heure par lui-même à la folle.

— Or, continua d’Artin, cet ensemble de faits m’enferme dans un effroyable dilemme. Ou bien, laisser ma sœur en l’état où elle est, et entendre le public, ignorant des causes, m’accuser de manquer de sollicitude fraternelle.

— Pécaïre ! Il aurait de l’audace, le public !

Le gentilhomme remercia du geste, et, comme s’il n’avait pas été interrompu, acheva :

— Ou bien, soigner Lucile, la guérir, et avoir dans ma propre maison une espionne attentive à toutes mes actions, une ennemie agissant contre moi, de concert avec des misérables que je ne puis atteindre.

— Farfandieou, fit Espérat avec une pointe de raillerie, si légère qu’elle passa inaperçue pour le comte. Vous désolez pas, mon bon Monsou. Quelquefois, on a sous la main l’ennemi que l’on croit bien loin, eh donc !

— Ah ! que le ciel t’entende.

— Il entendra, Monsou le comte, le tout est de l’implorer en criant assez fort.

Puis revenant à l’objet de la conversation.

— Té bien. Je conçois que la demoiselle doit rester malade, c’est limpide comme la fontaine de Vaucluse ; mais ce qui me passe, c’est ce que je fais ici. Un rebouteur qui ne reboute pas, à quoi cela peut-il bien servir ?

— À fermer la bouche à la médisance.

— Vous dites, Monsou le comte ?

— Qu’en vous installant auprès de Lucile, Maître Denis, je ne puis plus être accusé de me désintéresser de la triste situation de ma sœur.

— Eh ! c’est vrai !

— De plus, j’évite de m’adresser à d’autres guérisseurs, dont je serais moins sûr.

— Toujours vrai.

— Enfin, vous arrivez à l’âge où le repos est enviable ; votre pauvreté vous interdisait d’y songer. Maintenant un séjour prolongé, à raison de cinq louis par vingt-quatre heures, vous assurera l’aisance.

— Bagasse, je le pensais.

— En outre, si vous me servez bien, j’ajouterai un cadeau, qui vous mettra pour toujours à l’abri du besoin.

Le Provençal frétillait.

Avec une expansion qui paraissait sincère :

— Eh bé, Monsou le comte, vous gênez pas. Dites ce que vous attendez de Denis Latrague !

D’Artin le couvrit d’un regard satisfait.

— De Baillauris ne m’avait pas trompé, murmura-t-il, le drôle est capable de guérir… et de tuer au besoin.

Puis à haute voix :

— Je vais vous le dire, Maître Denis.

— Mes oreilles, elles sont à vous, farfandieou.

— C’est une marque de confiance…

— Votre confiance, elle est on ne peut mieux placée.

— J’en suis certain. J’attends de vous que vous me remplaciez ici, que vous surveilliez quiconque approchera de Mlle de Rochegaule ; que vous me teniez au courant des moindres faits.

— Avé plaisir, Monsou le comte.

Ici, d’Artin parut hésiter ; mais d’un geste volontaire, il chassa la pensée importune qui traversait son cerveau :

— M’obéir, c’est la fortune. Me trahir, c’est la mort ; car nul n’hésiterait entre la parole du comte de Rochegaule, bien en cour, ami de M. de Talleyrand, et celle d’un obscur guérisseur de Provence.

Le pseudo Denis salua :

— Bé, on n’est pas bête en Provence. Depuis belle lurette, cela m’est entré dans la tête.

Un sourire accueillit cette déclaration.

— Eh bien, Maître Denis, je me décide à tout vous dire. Plus tard, quand je ne craindrai plus rien, ni pour le Roi, ni pour moi, il vous sera loisible de ramener ma sœur à la raison et de conquérir ainsi une réputation enviable. Seulement, jusqu’à l’instant où je vous permettrai d’user de vos talents, il faut, vous entendez bien, il faut qu’elle reste folle.

Il avait prononcé ces dernières paroles avec une énergie farouche.

Son interlocuteur tressaillit, et d’un ton hésitant :

— Mais si la nature faisait un de ces miracles.

— À vous de l’empêcher.

— On est surpris parfois, Monsou le comte, par une force inexpliquée.

— Toute force se brise contre la mort.

La mort ! Ces vocables sonnèrent lugubrement dans la pièce. Espérat regarda d’Artin impassible, Lucile qui chantonnait toujours, et, baissant la voix, se raidissant pour en dissimuler le tremblement :

— Vous voulez exprimer qu’il faudrait supprimer la jeune demoiselle ?

— L’honneur de notre maison, la sûreté du roi, l’exigent.

Il n’y avait plus de doute. Le comte avait mandé Denis Latrague pour empêcher à jamais Lucile de reprendre la connaissance d’elle-même, pour fermer la bouche du témoin de ses crimes passés.

Tout le sang du jeune homme reflua à son cœur devant cette horrible certitude.

Durant quelques secondes, il demeura muet, incapable de contraindre ses lèvres à prononcer un mot.

La voix de d’Artin le tira de cette torpeur terrifiée.

— Eh bien ? Hésitez-vous ?

Les nerfs tendus à se rompre, Espérat se contraignit au calme.

— Hésiter ? Que non pas, Monsou le comte. Je supputais les moyens de vous complaire, voilà tout.

— Bien. Et répondez-vous de tout ?

— Vous répondez de ma fortune et de ma tête, vous ?

— Entièrement.

— Alors, dormez sur les deux oreilles, mon bon Monsou, l’honneur de votre maison, la sûreté du Roi, ne seront pas mis en péril par la demoiselle.

Le comte se frotta les mains.

— J’écrirai à de Baillauris que vous êtes un homme d’un prix inestimable. Cette appréciation flatteuse vous indique que je compte rémunérer vos services plus largement encore que je ne l’ai promis. Sur ce, Maître Denis, veuillez mettre vos habits de fête, car vous allez entrer en fonctions. Pour commencer je veux vous présenter à M. le duc de Blacas d’Aulps, favori du roi, ainsi qu’à Sa Majesté Louis XVIII. En route, je vous apprendrai ce que vous aurez à dire.

Familièrement, il prit le faux rebouteur par le bras, et le conduisit hors de la chambre.

— Faites vite, recommanda-t-il encore.

Chancelant, son cerveau se refusant à admettre la réalité de la scène où un frère avait froidement préparé le trépas de sa sœur, Espérat Milhuitcent gagna sa chambre, pour obéir à l’infâme dont il voulait déjouer les desseins.

Entre ses dents, qu’un tremblement convulsif faisait s’entrechoquer, quelques mots se frayèrent passage.

— C’est pour l’Empereur, pour l’Empereur ! Ah ! sa souffrance, à lui, est si grande, que je dois oublier la mienne.