Les Cinq Filles de Mrs Bennet (Pride and Prejudice) (1813)
Traduction par V. Leconte et Ch. Pressoir.
Librairie Plon (p. 321-326).
LVII


Ce ne fut pas sans peine qu’Elizabeth parvint à surmonter le trouble où l’avait plongée cette visite extraordinaire, et son esprit en demeura obsédé durant de longues heures.

Lady Catherine avait donc pris, selon toute apparence, la peine de venir de Rosings à seule fin de rompre l’accord qu’elle supposait arrêté entre son neveu et Elizabeth. Il n’y avait là rien qui pût étonner de sa part ; mais d’où cette nouvelle lui était-elle venue, c’est ce qu’Elizabeth n’arrivait pas à s’expliquer. Enfin, l’idée lui vint que le fait qu’elle était la sœur de Jane, et Darcy l’ami intime de Bingley, avait pu suffire à faire naître cette supposition, un projet de mariage ne manquant jamais d’en suggérer un autre à l’imagination du public. Leurs voisins de Lucas Lodge (car c’était certainement par eux et les Collins que le bruit avait atteint lady Catherine) avaient seulement prédit comme un fait assuré et prochain ce qu’elle-même entrevoyait comme possible dans un avenir plus ou moins éloigné.

Le souvenir des déclarations de lady Catherine n’était pas sans lui causer quelque malaise, car il fallait s’attendre, après ce qu’elle avait dit de sa résolution d’empêcher le mariage, à ce qu’elle exerçât une pression sur son neveu. Comment celui-ci prendrait-il le tableau qu’elle lui ferait des fâcheuses conséquences d’une alliance avec la famille Bennet ? Elizabeth n’osait le prévoir. Elle ne savait pas au juste le degré d’affection que lui inspirait sa tante, ni l’influence que ses jugements pouvaient avoir sur lui ; mais il était naturel de supposer qu’il avait pour lady Catherine beaucoup plus de considération que n’en avait Elizabeth. Il était certain qu’en énumérant les inconvénients d’épouser une jeune fille dont la parenté immédiate était si inférieure à la sienne, sa tante l’attaquerait sur son point vulnérable. Avec ses idées sur les inégalités sociales, il estimerait sans doute raisonnables et judicieux les arguments qu’Elizabeth avait jugés faibles et ridicules. S’il était encore hésitant, les conseils et les exhortations d’une proche parente pouvaient avoir raison de ses derniers doutes, et le décider à chercher le bonheur dans la satisfaction de garder sa dignité intacte. Dans ce cas, il ne reviendrait point. Lady Catherine le verrait sans doute en traversant Londres et il n’aurait plus qu’à révoquer la promesse faite à Bingley de revenir à Netherfield.

« Par conséquent, se dit-elle, si son ami reçoit ces jours-ci une lettre où il s’excuse de ne pouvoir tenir sa promesse, je saurai à quoi m’en tenir, et qu’entre lui et moi tout est fini. »

Le lendemain matin, comme elle descendait de sa chambre, elle rencontra son père qui sortait de la bibliothèque, une lettre à la main.

— Je vous cherchais justement, Lizzy, lui dit-il, entrez ici avec moi.

Elle le suivit, curieuse de ce qu’il allait lui dire, intriguée par cette lettre qui devait avoir une certaine importance. L’idée la frappa brusquement qu’elle venait peut-être de lady Catherine, ce qui lui fit entrevoir non sans effroi toute une série d’explications où il lui faudrait s’engager. Elle suivit son père jusque devant la cheminée, et tous deux s’assirent. Mr. Bennet prit la parole :

— Je viens de recevoir une lettre qui m’a causé une surprise extrême ; comme elle vous concerne tout particulièrement, il faut que je vous en dise le contenu. J’ignorais jusqu’alors que j’avais « deux » filles sur le point de se lier par les nœuds sacrés du mariage. Permettez-moi de vous adresser mes félicitations pour une conquête aussi brillante.

La couleur monta aux joues d’Elizabeth, subitement convaincue que la lettre venait, non pas de la tante, mais du neveu. À la fois satisfaite qu’il en vînt à se déclarer et mécontente que la lettre ne lui fût pas adressée, elle entendit son père poursuivre :

— Vous avez l’air de comprendre de quoi il s’agit, — les jeunes filles, en ces matières, sont douées d’une grande pénétration, — mais je crois pouvoir défier votre sagacité elle-même de deviner le nom de votre admirateur. Cette lettre vient de Mr. Collins.

— De Mr. Collins ? Que peut-il bien avoir à raconter ?

— Des choses très à propos, bien entendu. Sa lettre commence par des félicitations sur le « prochain hyménée » de ma fille Jane, dont il a été averti, semble-t-il, par le bavardage de ces braves Lucas. Je ne me jouerai pas de votre impatience en vous lisant ce qu’il écrit là-dessus. Voici le passage qui vous concerne :

« Après vous avoir offert mes sincères congratulations et celles de Mrs. Collins, laissez-moi faire une discrète allusion à un événement analogue que nous apprenons de même source. Votre fille Elizabeth, annonce-t-on, ne garderait pas longtemps le nom de Bennet après que sa sœur aînée l’aura quitté, et celui qu’elle a choisi pour partager son destin est considéré comme l’un des personnages les plus importants de ce pays. » — Pouvez-vous vraiment deviner de qui il est question, Lizzy ? « …Ce jeune homme est favorisé d’une façon particulière en tout ce que peut souhaiter le cœur d’une mortelle : beau domaine, noble parenté, relations influentes. Cependant, en dépit de tous ces avantages, laissez-moi vous avertir, ainsi que ma cousine Elizabeth, des maux que vous risquez de déchaîner en accueillant précipitamment les propositions de ce gentleman, — propositions que vous êtes probablement tentés d’accepter sans retard. »

— À votre idée, Lizzy, quel peut être ce gentleman ?… Mais ici, tout se dévoile : « … Voici le motif pour lequel je vous conseille la prudence : nous avons toute raison de croire que sa tante, lady Catherine de Bourgh, ne considère pas cette union d’un œil favorable… » — C’est donc Mr. Darcy ! J’imagine, Lizzy, que c’est une vraie surprise pour vous. Pouvait-on, parmi toutes nos connaissances, tomber sur quelqu’un dont le nom pût mieux faire, ressortir la fausseté de toute cette histoire ? Mr. Darcy, qui ne regarde jamais une femme que pour lui découvrir une imperfection, Mr. Darcy qui, probablement, ne vous a même jamais regardée ! C’est ineffable !

Elizabeth tenta de s’associer à la gaieté de son père, mais ne réussit qu’à ébaucher un sourire hésitant.

— Cela ne vous amuse pas ?

— Oh si ! Mais continuez donc à lire.

— « … Hier soir, lorsque j’ai entretenu Sa Grâce de la possibilité de ce mariage, avec sa bienveillance coutumière, elle m’a confié ses sentiments. Par suite de certaines raisons de famille qu’elle fait valoir contre ma cousine, il me paraît évident qu’elle ne donnerait jamais son consentement à ce qu’elle appelle une mésalliance inacceptable. Je crois de mon devoir d’avertir avec toute la diligence possible ma cousine et son noble admirateur, afin qu’ils sachent à quoi ils s’exposent, et ne précipitent pas une union qui ne serait pas dûment approuvée… » — Mr. Collins ajoute encore : « Je me réjouis véritablement de ce que la triste histoire de ma cousine Lydia ait été si bien étouffée. Une seule chose me peine, c’est que l’on sache dans le public qu’ils ont vécu ensemble quinze jours avant la bénédiction nuptiale. Je ne puis me dérober au devoir de ma charge et m’abstenir d’exprimer mon étonnement que vous ayez reçu le jeune couple chez vous, aussitôt après le mariage : c’est un encouragement au vice, et si j’étais le recteur de Longbourn, je m’y serais opposé de tout mon pouvoir. Assurément vous devez leur pardonner en chrétien, mais non les admettre en votre présence, ni supporter que l’on prononce leurs noms devant vous… »

— Voilà quelle est sa conception du pardon chrétien ! La fin de la lettre roule sur l’intéressante situation de sa chère Charlotte, et leur espérance de voir bientôt chez eux « un jeune plant d’olivier ». Mais, Lizzy, cela n’a pas l’air de vous amuser ? Vous n’allez pas faire la délicate, je pense, et vous montrer affectée par un racontar stupide. Pourquoi sommes-nous sur terre, sinon pour fournir quelque distraction à nos voisins, et en retour, nous égayer à leurs dépens ?

— Oh ! s’écria Elizabeth, je trouve cela très drôle, mais tellement étrange !

— Et justement ! c’est ce qui en fait le piquant ! Si ces braves gens avaient choisi un autre personnage, il n’y aurait eu là rien de divertissant ; mais l’extrême froideur de Mr. Darcy et votre aversion pour lui témoignent à quel point cette fable est délicieusement absurde. Bien que j’aie horreur d’écrire, je ne voudrais pour rien au monde mettre un terme à ma correspondance avec Mr. Collins. Bien mieux, quand je lis une de ses lettres, je ne puis m’empêcher de le placer au-dessus de Wickham, quoique j’apprécie fort l’impudence et l’hypocrisie de mon gendre. Et dites-moi, Lizzy, qu’a raconté là-dessus lady Catherine ? Était-elle venue pour refuser son consentement ?

Pour toute réponse, Elizabeth se mit à rire ; la question avait été posée le plus légèrement du monde et Mr. Bennet n’insista pas.

Elizabeth était plus malheureuse que jamais d’avoir à dissimuler ses sentiments ; elle se forçait à rire alors qu’elle aurait eu plutôt envie de pleurer. Son père l’avait cruellement mortifiée par ce qu’il avait dit de l’indifférence de Mr. Darcy. Elle s’étonnait d’un tel manque de clairvoyance et en arrivait à craindre que là où son père n’avait rien vu, elle-même n’eût vu plus que la réalité.