Les Cinq Filles de Mrs Bennet (Pride and Prejudice) (1813)
Traduction par V. Leconte et Ch. Pressoir.
Librairie Plon (p. 313-321).
LVI


Une semaine environ après les fiançailles de Jane, comme les dames étaient réunies un matin dans la salle à manger en compagnie de Bingley, leur attention fut éveillée soudain par le bruit d’une voiture, et elles aperçurent une chaise de poste à quatre chevaux qui contournait la pelouse. L’heure était vraiment matinale pour une visite d’amis, et d’ailleurs ni l’équipage, ni la livrée du cocher ne leur étaient connus. Cependant, comme il était certain que quelqu’un allait se présenter, Bingley eut tôt fait de décider Jane à l’accompagner dans le petit bois pour fuir l’intrus. Mrs. Bennet et ses autres filles se perdaient en conjectures lorsque la porte s’ouvrit et livra passage à lady Catherine.

Elle entra dans la pièce avec un air encore moins gracieux que d’habitude, ne répondit à la révérence d’Elizabeth qu’en inclinant légèrement la tête et s’assit sans mot dire. Elizabeth l’avait nommée à sa mère après son entrée, bien que Sa Grâce n’eût pas demandé à être présentée. Mrs. Bennet stupéfaite, mais flattée de voir chez elle une personne de si haute importance, déploya pour la recevoir toutes les ressources de sa politesse. Après un moment de silence, lady Catherine dit assez sèchement à Elizabeth :

— J’espère que vous allez bien, miss Bennet. Cette dame est votre mère, je suppose ?

Elizabeth fit une brève réponse affirmative.

— Et voilà sans doute une de vos sœurs ?

— Oui, madame, intervint Mrs. Bennet, ravie de parler à une aussi grande dame. C’est mon avant-dernière fille. La plus jeune s’est mariée dernièrement, et l’aînée est au jardin avec un jeune homme qui ne tardera pas, je crois, à faire partie de notre famille.

— Votre parc n’est pas bien grand, reprit lady Catherine après une courte pause.

— Ce n’est rien en comparaison de Rosings, assurément, my lady ; mais je vous assure qu’il est beaucoup plus vaste que celui de sir William Lucas.

— Cette pièce doit être bien incommode pour les soirs d’été ; elle est en plein couchant.

Mrs. Bennet assura que l’on ne s’y tenait jamais après dîner ; puis elle ajouta :

— Puis-je prendre la liberté de demander à Votre Grâce si elle a laissé Mr. et Mrs. Collins en bonne santé ?

— Oui, ils vont très bien. Je les ai vus avant-hier au soir.

Elizabeth s’attendait maintenant à ce qu’elle lui remît une lettre de Charlotte, seule raison, semblait-il, qui pût expliquer cette visite. Mais ne voyant aucune lettre venir, elle se sentit de plus en plus intriguée.

Mrs. Bennet pria Sa Grâce d’accepter quelques rafraîchissements, mais lady Catherine déclara nettement, et sans beaucoup de formes, qu’elle n’avait besoin de rien ; puis, se levant, elle dit à Elizabeth :

— Miss Bennet, il m’a semblé qu’il y avait un assez joli petit bois, de l’autre côté de votre pelouse. J’y ferais volontiers un tour, si vous me faites la faveur de m’accompagner.

— Allez-y, ma chérie, s’écria Mrs. Bennet, et montrez à Sa Grâce les plus jolies allées. Je suis sûre que l’ermitage lui plaira.

Elizabeth obéit et, courant chercher son ombrelle dans sa chambre, elle redescendit se mettre à la disposition de la noble visiteuse. Comme elles traversaient le hall, lady Catherine ouvrit les portes de la salle à manger et du salon, y jeta un coup d’œil et après avoir daigné les déclarer convenables, sortit dans le jardin.

Toutes deux suivirent en silence l’allée sablée qui conduisait au petit bois. Elizabeth était décidée à ne point se mettre en frais pour une femme qui se montrait, plus encore que d’habitude, insolente et désagréable.

« Comment ai-je jamais pu trouver que son neveu lui ressemblait ? » se demandait-elle en la regardant.

À peine furent-elles entrées dans le bois que lady Catherine entama ainsi la conversation :

— Vous ne devez point être surprise, miss Bennet, de me voir ici. Votre cœur, votre conscience vous ont déjà dit la raison de ma visite.

Elizabeth la regarda avec un étonnement sincère.

— En vérité, madame, vous vous trompez ; il m’est absolument impossible de deviner ce qui nous vaut l’honneur de vous voir ici.

— Miss Bennet, répliqua Sa Grâce d’un ton irrité, vous devez savoir qu’on ne se moque pas de moi. Mais s’il vous plaît de ne pas être franche, je ne vous imiterai pas. J’ai toujours été réputée pour ma sincérité et ma franchise, et dans une circonstance aussi grave, je ne m’en départirai certainement pas. Une nouvelle inquiétante m’est parvenue il y a deux jours. On m’a dit que, non seulement votre sœur était sur le point de se marier très avantageusement, mais que vous, miss Elizabeth Bennet, vous alliez très probablement, peu après, devenir la femme de mon neveu, de mon propre neveu, Mr. Darcy. Bien qu’il s’agisse là, j’en suis sûre, d’un scandaleux mensonge, et que je ne veuille pas faire à mon neveu l’injure d’y ajouter foi, j’ai résolu immédiatement de me transporter ici pour vous faire connaître mes sentiments.

— Puisque vous ne pouvez croire que ce soit vrai, dit Elizabeth, le visage animé par l’étonnement et le dédain, je me demande pourquoi vous vous êtes imposé la fatigue d’un pareil voyage. Quelle peut être l’intention de Votre Grâce ?

— C’est d’exiger qu’un démenti formel soit opposé tout de suite à de tels bruits.

— Votre visite à Longbourn, répliqua froidement Elizabeth, paraîtra plutôt les confirmer, si en effet ils existent réellement.

— S’ils existent ! Prétendriez-vous les ignorer ? N’est-ce pas vous et les vôtres qui les avez adroitement mis en circulation ? Ne savez-vous pas qu’ils se répandent partout ?

— C’est la première nouvelle que j’en aie.

— Et pouvez-vous m’affirmer de même que ces bruits n’ont aucun fondement ?

— Je ne prétends pas à la même franchise que Votre Grâce. Il peut lui arriver de poser des questions auxquelles je n’aie point envie de répondre.

— Ceci ne peut se supporter. J’insiste, miss Bennet, pour avoir une réponse. Mon neveu vous a-t-il demandée en mariage ?

— Votre Grâce a déclaré tout à l’heure que la chose était impossible.

— Assurément, tant qu’il gardera l’usage de sa raison. Mais vos charmes et votre habileté peuvent lui avoir fait oublier, dans un instant de vertige, ce qu’il doit à sa famille et à lui-même. Vous êtes capable de lui avoir fait perdre la tête.

— Si j’ai fait cela, je serai la dernière personne à l’avouer.

— Miss Bennet, savez-vous bien qui je suis ? Je n’ai point l’habitude de m’entendre parler sur ce ton. Je suis la plus proche parente que mon neveu ait au monde, et j’ai le droit de connaître ses affaires les plus intimes.

— Mais non pas les miennes. Et ce n’est pas votre façon d’agir, madame, qui me décidera à en dire davantage.

— Comprenez-moi bien. Cette union, à laquelle vous avez la présomption d’aspirer, ne peut se réaliser, non, jamais. Mr. Darcy est fiancé à ma fille. Et maintenant, qu’avez-vous à dire ?

— Que s’il en est ainsi, vous n’avez aucune raison de craindre qu’il me demande de l’épouser.

Lady Catherine hésita une seconde, puis reprit :

— L’engagement qui les lie est d’une espèce particulière. Depuis leur tendre enfance, ils ont été destinés l’un à l’autre. Ce mariage était notre vœu le plus cher, à sa mère et à moi. Nous projetions de les unir alors qu’ils étaient encore au berceau. Et maintenant que ce rêve pourrait s’accomplir, il y serait mis obstacle par une jeune fille de naissance obscure, sans fortune, et complètement étrangère à notre famille ?… N’avez-vous donc aucun égard pour les désirs des siens, pour son engagement tacite avec miss de Bourgh ? Avez-vous perdu tout sentiment de délicatesse, tout respect des convenances ? Ne m’avez-vous jamais entendu dire que, dès ses premières années, il était destiné à sa cousine ?

— Si ; on me l’avait même dit avant vous. Mais en quoi cela me regarde-t-il ? Si la seule objection à mon mariage avec votre neveu est le désir qu’avaient sa mère et sa tante de lui voir épouser miss de Bourgh, elle n’existe pas pour moi. Vous avez fait ce qui était en votre pouvoir en formant ce projet ; son accomplissement ne dépendait pas de vous. Si Mr. Darcy ne se sent lié à sa cousine ni par l’honneur, ni par l’inclination, pourquoi ne pourrait-il faire un autre choix ? Et si c’est moi qui suis l’objet de ce choix, pourquoi refuserais-je ?

— Parce que l’honneur, les convenances, la prudence, et votre intérêt même vous l’interdisent. Oui, miss Bennet, votre intérêt ! car n’allez pas vous imaginer que vous serez accueillie par sa famille ou ses amis, si vous agissez volontairement contre leur désir à tous. Vous serez blâmée, dédaignée et méprisée par tous les gens de sa connaissance ; cette alliance sera considérée comme un déshonneur, et votre nom ne sera même jamais prononcé parmi nous.

— Voilà en effet de terribles perspectives ! répliqua Elizabeth ; mais la femme qui épousera Mr. Darcy trouvera dans ce mariage de telles compensations que, tout compte fait, elle n’aura rien à regretter.

— Fille volontaire et obstinée ! Vous me faites honte ! Est-ce donc ainsi que vous reconnaissez les bontés que j’ai eues pour vous au printemps dernier ? N’avez-vous point, de ce fait, quelque obligation envers moi ? Voyons, asseyons-nous. Il faut que vous compreniez, miss Bennet, que je suis venue ici absolument déterminée à voir ma volonté s’accomplir. Rien ne peut m’en détourner ; je n’ai pas coutume de céder aux caprices d’autrui.

— Tout ceci rend la situation de Votre Grâce plus digne de compassion, mais ne peut avoir aucun effet sur moi.

— Ne m’interrompez pas, je vous prie. Ma fille et mon neveu sont faits l’un pour l’autre ; ils descendent du côté maternel de la même noble souche, et du côté paternel de familles anciennes et honorables quoique non titrées. Leur fortune à tous deux est énorme. Tout le monde dans les deux familles est d’accord pour désirer ce mariage. Et qu’est-ce qui les séparerait ? Les prétentions extravagantes d’une jeune personne sans parenté, relations, ni fortune… Peut-on supporter chose pareille ? Non, cela ne doit pas être, et cela ne sera pas. Si vous aviez le moindre bon sens, vous ne souhaiteriez pas quitter le milieu dans lequel vous avez été élevée.

— Je ne considère pas que je le quitterais en épousant votre neveu. Mr. Darcy est un gentleman, je suis la fille d’un gentleman : sur ce point, nous sommes égaux.

— Parfaitement, vous êtes la fille d’un gentleman. Mais votre mère, qui est-elle ? Et vos oncles, et vos tantes ?… Ne croyez pas que j’ignore leur situation sociale.

— Quelle que soit ma famille, si votre neveu n’y trouve rien à redire, vous n’avez pas à vous occuper d’elle.

— Répondez-moi une fois pour toutes ; lui êtes-vous fiancée ?

Bien qu’Elizabeth n’eût pas voulu, dans le seul dessein d’obliger lady Catherine, répondre à cette question, elle ne put que répondre après un instant de réflexion :

— Non, je ne le suis pas.

Lady Catherine parut soulagée.

— Alors, faites-moi la promesse de ne jamais l’être ?

— Je me refuse absolument à faire une promesse de ce genre.

— Miss Bennet, je suis stupéfaite et indignée. Je pensais vous trouver plus raisonnable. Mais n’allez pas vous imaginer que je céderai. Je ne partirai pas d’ici avant d’avoir obtenu la promesse que je désire.

— Et moi, je ne la donnerai certainement jamais. Ce n’est pas par intimidation que l’on parviendra à me faire faire une chose aussi déraisonnable. Votre Grâce désire marier sa fille avec Mr. Darcy : la promesse que vous exigez rendra-t-elle plus probable leur mariage ? En supposant que Mr. Darcy m’aime, mon refus le poussera-t-il à reporter sa tendresse sur sa cousine ? Permettez-moi de vous dire, lady Catherine, que les arguments par lesquels vous appuyez une démarche si extraordinaire sont aussi vains que la démarche est malavisée. Vous me connaissez bien mal si vous pensez qu’ils peuvent m’influencer le moins du monde. Jusqu’à quel point Mr. Darcy peut approuver votre ingérence dans ses affaires, je ne saurais le dire ; mais vous n’avez certainement pas le droit de vous occuper des miennes. C’est pourquoi je demande à ne pas être importunée davantage sur ce sujet.

— Pas si vite, je vous prie ! Je n’ai pas fini. À toutes les raisons que j’ai déjà données, j’en ajouterai une autre. Je n’ignore rien de la honteuse aventure de votre plus jeune sœur. Je sais que son mariage avec le jeune homme n’a été qu’un replâtrage qui s’est fait aux frais de votre père et de votre oncle. Et une fille pareille deviendrait la sœur de mon neveu ? Il aurait comme beau-frère le fils du régisseur de feu son père ? À quoi pensez-vous, grand Dieu ! Les ombres des anciens maîtres de Pemberley doivent-elles être à ce point déshonorées ?

— Après cela, vous n’avez certainement rien à ajouter, répliqua Elizabeth amèrement. Il n’est pas une seule insulte que vous m’ayez épargnée. Je vous prie de bien vouloir me laisser retourner chez moi.

Tout en parlant, elle se leva. Lady Catherine se leva aussi et elles se dirigèrent vers la maison. Sa Grâce était en grand courroux.

— C’est bien. Vous refusez de m’obliger. Vous refusez d’obéir à la voix du devoir, de l’honneur, de la reconnaissance. Vous avez juré de perdre mon neveu dans l’estime de tous ses amis, et de faire de lui la risée du monde. Je sais maintenant ce qu’il me reste à faire. Ne croyez pas, miss Bennet, que votre ambition puisse triompher. Je suis venue pour essayer de m’entendre avec vous ; j’espérais vous trouver plus raisonnable. Mais, ne vous trompez pas, ce que je veux, je saurai l’obtenir.

Lady Catherine continua son discours jusqu’à la portière de sa voiture ; alors, se retournant vivement, elle ajouta :

— Je ne prends pas congé de vous, miss Bennet ; je ne vous charge d’aucun compliment pour votre mère. Vous ne méritez pas cette faveur. Je suis outrée !

Elizabeth ne répondit pas, et rentra tranquillement dans la maison. Elle entendit la voiture s’éloigner tandis qu’elle montait l’escalier. Sa mère l’attendait, impatiente, à la porte du petit salon, et demanda pourquoi lady Catherine n’était pas revenue pour se reposer.

— Elle n’a pas voulu, répondit la jeune fille ; elle était pressée de repartir.

— Quelle personne distinguée ! et comme c’est aimable à elle de venir nous faire visite ! car je suppose que c’est uniquement pour nous apporter des nouvelles des Collins qu’elle est venue. Elle est sans doute en voyage, et, passant par Meryton, elle aura eu l’idée de s’arrêter pour nous voir. Je suppose qu’elle n’avait rien de particulier à vous dire, Lizzy ?

Elizabeth fut forcée de répondre par un léger mensonge, car il était vraiment impossible de faire connaître le véritable sujet de leur conversation.