Les Cinq Filles de Mrs Bennet (Pride and Prejudice) (1813)
Traduction par V. Leconte et Ch. Pressoir.
Librairie Plon (p. 202-206).



XL


Elizabeth ne pouvait contenir plus longtemps l’impatience qu’elle éprouvait de mettre Jane au courant de ce qui s’était passé à Hunsford, en supprimant naturellement tous les détails qui se rapportaient à sa sœur. Elle lui annonça donc le lendemain qu’elle allait lui causer une grande surprise et commença le récit de la scène qui avait eu lieu entre elle et Mr. Darcy.

L’affection fraternelle de Jane lui faisait trouver tout naturel qu’on éprouvât de l’admiration pour Elizabeth, aussi sa surprise fut-elle modérée et fit bientôt place à d’autres sentiments. Elle était fâchée que Mr. Darcy eût plaidé sa cause en termes si peu faits pour le servir, mais elle était encore plus désolée de la peine que le refus de sa sœur lui avait causé.

— Il n’aurait certainement pas dû se montrer si sûr de réussir, mais songez combien cette confiance a augmenté sa déception.

— Je le regrette infiniment, dit Elizabeth ; mais il a d’autres sentiments qui l’aideront, j’en suis sûre, à se consoler vite. Vous ne me désapprouvez pas de l’avoir refusé ?

— Vous désapprouver ? oh non !

— Mais vous me blâmez d’avoir pris le parti de Wickham avec autant de chaleur ?

— Non plus. Je ne vois pas que vous ayez eu tort de dire ce que vous m’avez répété.

— Vous ne penserez plus de même lorsque vous saurez la suite.

Elizabeth alors parla de la lettre et dit tout ce qu’elle contenait concernant Wickham. Quel coup pour la pauvre Jane qui aurait parcouru le monde entier sans s’imaginer qu’il existât dans toute l’humanité autant de noirceur qu’elle en découvrait en ce moment dans un seul homme !

Même la justification de Darcy, qui lui causait une vraie joie, ne put suffire à la consoler de cette triste découverte. Et elle s’opiniâtrait à croire que tout ceci n’était qu’une erreur, et à vouloir innocenter l’un sans accuser l’autre.

— C’est inutile ! dit Elizabeth ; vous ne parviendrez jamais à les transformer en saints tous les deux ! Il faut choisir. Leurs vertus et leurs mérites ne sont pas assez abondants pour pouvoir en faire deux parts convenables. Quant à moi, je suis disposée à donner la palme à Mr. Darcy : mais libre à vous de ne pas m’imiter !

Il fallut encore un peu de temps pour que le sourire reparût sur les lèvres de Jane.

— Jamais je n’ai été aussi bouleversée, dit-elle. Wickham perverti à ce point ! C’est à n’y pas croire ! Et ce pauvre Mr. Darcy ! Pensez à ce qu’il a dû souffrir : en même temps qu’il éprouvait une si grande déception, apprendre la mauvaise opinion que vous aviez de lui, et se voir obligé de vous raconter l’aventure de sa sœur ! C’est vraiment trop pénible. Je suis sûre que vous le sentez comme moi.

— Oh non ! mes regrets et ma compassion s’évanouissent quand je vois l’ardeur des vôtres. La sympathie que vous prodiguez à Mr. Darcy me dispense de le plaindre et, si vous continuez à vous apitoyer sur lui, je me sentirai le cœur aussi léger qu’une plume.

— Pauvre Wickham ! Il y a dans sa personne un tel air de droiture, et dans ses manières, tant de franchise et de distinction !

— Il est certain que, de ces deux hommes, l’un possède les qualités et l’autre en a l’apparence.

— Je n’ai jamais trouvé que Mr. Darcy n’en eût pas aussi l’apparence.

— Il y a un point sur lequel je voudrais votre avis. Faut-il ouvrir les yeux de nos amis sur la véritable personnalité de Wickham ?

Après avoir réfléchi un instant :

— Je ne vois pas, répondit Jane, la nécessité de le livrer ainsi au mépris général. Vous-même, qu’en pensez-vous ?

— Je crois qu’il vaut mieux se taire. Mr. Darcy ne m’a pas autorisée à publier ses confidences. D’ailleurs, tout ce qui a trait à sa sœur doit être gardé secret. Si j’entreprends d’éclairer l’opinion sur les autres points, on ne me croira pas. Les préventions contre Mr. Darcy sont telles que si j’essayais de le faire voir sous un meilleur jour, la moitié des bonnes gens de Meryton en feraient une maladie. Cette idée me paralyse… Du reste, Wickham va s’en aller. Une fois parti, peu importe que l’on sache ou non ce qu’il est en réalité.

— Vous avez tout à fait raison : en publiant ses fautes, on pourrait le perdre sans retour. Peut-être se repent-il maintenant de sa conduite et s’efforce-t-il de s’amender. Il ne faut pas l’en décourager.

Cette conversation calma l’agitation d’Elizabeth. Déchargée enfin de deux des secrets dont elle avait porté le poids durant cette quinzaine, elle avait le réconfort de sentir maintenant près d’elle une sœur toujours prête à accueillir ses confidences. Toutefois, il y avait encore une chose que la prudence lui interdisait de découvrir : elle n’osait faire connaître à Jane le reste de la lettre de Mr. Darcy, ni lui révéler la sincérité du sentiment que Mr. Bingley avait eu pour elle.

Maintenant qu’elle était au calme, Elizabeth pouvait se rendre compte du véritable état d’esprit de sa sœur. Jane, elle s’en aperçut vite, n’était pas consolée. Elle conservait pour Bingley une tendre affection et comme son cœur auparavant n’avait jamais été touché, cette inclination avait la force d’un premier amour auquel son âge et son caractère donnaient une constance qu’on ne voit pas d’ordinaire dans les attachements de première jeunesse ; et telle était la ferveur de ses souvenirs et de sa fidélité à l’objet de son choix, qu’il lui fallait toute sa raison et un vif désir de ne chagriner personne pour ne pas s’abandonner à des regrets capables d’altérer sa santé et de troubler la tranquillité des siens.

— Eh bien, Lizzy, dit un jour Mrs. Bennet, que pensez-vous de cette malheureuse histoire de Jane ? Quant à moi, je suis bien décidée à n’en plus parler à personne ; je le disais encore à votre tante Philips l’autre jour. À ce que j’ai compris, Jane n’a pas vu Mr. Bingley à Londres. Ce jeune homme est vraiment un triste personnage et je crois qu’il n’y a plus de ce côté aucun espoir pour votre sœur. Il n’est pas question de son retour à Netherfield, cet été, m’ont dit les gens qualifiés pour le savoir à qui je l’ai demandé.

— Je ne crois pas qu’il revienne jamais.

— Oh ! qu’il fasse ce qu’il voudra. Personne ne lui demande de revenir. Mais je n’en affirme pas moins qu’il s’est fort mal conduit envers ma fille et qu’à la place de Jane, je ne l’aurais pas supporté. Lorsqu’elle sera morte de chagrin, je suis sûre qu’il regrettera ce qu’il a fait.

Mais Elizabeth, à qui cette perspective ne donnait aucun réconfort, garda le silence.

— Alors, Lizzy, reprit bientôt sa mère, les Collins mènent une existence confortable. C’est bien, c’est très bien ; j’espère seulement que cela durera… Et comment mange-t-on chez eux ? Je suis sûre que Charlotte est une excellente ménagère ; si elle est seulement moitié aussi serrée que sa mère, elle fera d’assez sérieuses économies. Il n’y a rien d’extravagant, je présume, dans leur manière de vivre.

— Non, rien du tout.

— On doit regarder de près à la dépense, croyez-moi. Certes, en voilà qui auront soin de ne pas dépasser leur revenu ! Ils ne connaîtront jamais les embarras d’argent. Tant mieux pour eux ! Je pense qu’ils parlent souvent du jour où, votre père disparu, ils seront maîtres de cette propriété. Ils considèrent sans doute Longbourn comme leur appartenant déjà.

— Ce sujet, ma mère, ne pouvait être abordé devant moi.

— Non, c’eût été plutôt étrange de leur part ; mais je ne doute pas qu’ils n’en causent souvent entre eux. Tant mieux, si leur conscience leur permet de prendre un domaine qui ne devrait pas leur revenir. Pour ma part, j’aurais honte d’un héritage qui m’arriverait dans de telles conditions !