Les Cinq Filles de Mrs Bennet (Pride and Prejudice) (1813)
Traduction par V. Leconte et Ch. Pressoir.
Librairie Plon (p. 116-120).
XXIII


Elizabeth qui travaillait en compagnie de sa mère et de ses sœurs se demandait si elle était autorisée à leur communiquer ce qu’elle venait d’apprendre, lorsque sir William Lucas lui-même fit son entrée, envoyé par sa fille pour annoncer officiellement ses fiançailles à toute la famille. Avec force compliments, et en se félicitant pour son compte personnel de la perspective d’une alliance entre les deux maisons, il leur fit part de la nouvelle qui provoqua autant d’incrédulité que de surprise. Mrs. Bennet, avec une insistance discourtoise, protesta qu’il devait faire erreur, tandis que Lydia, toujours étourdie, s’exclamait bruyamment :

— Grand Dieu ! sir William, que nous contez-vous là ? Ne savez-vous donc pas que Mr. Collins veut épouser Lizzy ?

Il fallait toute la politesse d’un homme de cour pour supporter un pareil assaut. Sir William, néanmoins, tout en priant ces dames de croire à sa véracité, sut écouter leurs peu discrètes protestations de la meilleure grâce du monde.

Elizabeth, sentant qu’elle devait lui venir en aide dans une aussi fâcheuse situation, intervint pour dire qu’elle connaissait déjà la nouvelle par Charlotte et s’efforça de mettre un terme aux exclamations de sa mère et de ses sœurs en offrant à sir William de cordiales félicitations auxquelles se joignirent celles de Jane ; puis elle s’étendit en diverses considérations sur le bonheur futur de Charlotte, l’honorabilité de Mr. Collins, et la courte distance qui séparait Hunsford de Londres. Mrs. Bennet était tellement stupéfaite qu’elle ne trouva plus rien à dire jusqu’au départ de sir William ; mais, dès qu’il se fut retiré, elle donna libre cours au flot tumultueux de ses sentiments. Elle commença par s’obstiner dans son incrédulité, puis elle affirma que Mr. Collins s’était laissé « entortiller » par Charlotte, elle déclara ensuite que ce ménage ne serait pas heureux et, pour finir, annonça la rupture prochaine des fiançailles. Deux choses, cependant, se dégageaient clairement de ces discours : Elizabeth était la cause de tout le mal, et elle, Mrs. Bennet, avait été indignement traitée. Elle médita tout le jour ces deux points. Rien ne pouvait la consoler et la journée ne suffit pas à calmer son ressentiment. De toute la semaine elle ne put voir Elizabeth sans lui renouveler ses reproches ; il lui fallut plus d’un mois pour reprendre vis-à-vis de sir William et de lady Lucas une attitude suffisamment correcte, et il s’écoula beaucoup plus de temps encore avant qu’elle parvînt à pardonner à leur fille.

Mr. Bennet accueillit la nouvelle avec plus de sérénité. Il lui plaisait, dit-il, de constater que Charlotte Lucas, qu’il avait toujours considérée comme une fille raisonnable, n’avait pas plus de bon sens que sa femme et en avait certainement moins que sa fille.

Entre Elizabeth et Charlotte, une gêne subsistait qui les empêchait toutes deux d’aborder ce chapitre. Elizabeth sentait bien qu’il ne pouvait plus y avoir entre elles la même confiance. Désappointée par Charlotte, elle se tourna avec plus d’affection vers sa sœur sur la droiture et la délicatesse de laquelle elle savait pouvoir toujours compter, mais elle devenait chaque jour plus anxieuse au sujet de son bonheur, car Bingley était parti depuis plus d’une semaine et il n’était pas question de son retour. Jane avait répondu tout de suite à Caroline et comptait dans combien de jours elle pouvait raisonnablement espérer une nouvelle lettre.

Les remerciements annoncés par Mr. Collins arrivèrent le mardi. Adressée à Mr. Bennet, sa lettre exprimait avec emphase sa gratitude aussi profonde que s’il eût fait un séjour de toute une année dans la famille Bennet. Ce devoir accompli, Mr. Collins annonçait en termes dithyrambiques le bonheur qu’il avait eu de conquérir le cœur de leur aimable voisine et révélait que c’était avec le dessein de se rapprocher d’elle qu’il avait accepté si volontiers leur aimable invitation : il pensait donc faire sa réapparition à Longbourn quinze jours plus tard. Lady Catherine, ajoutait-il, approuvait si complètement son mariage qu’elle désirait le voir célébrer le plus tôt possible et il comptait sur cet argument péremptoire pour décider l’aimable Charlotte à fixer rapidement le jour qui ferait de lui le plus heureux des hommes. Le retour de Mr. Collins ne pouvait plus causer aucun plaisir à Mrs. Bennet. Au contraire, tout autant que son mari, elle le trouvait le plus fâcheux du monde. N’était-il pas étrange que Mr. Collins vînt à Longbourn au lieu de descendre chez les Lucas ? C’était fort gênant et tout à fait ennuyeux. Elle n’avait pas besoin de voir des hôtes chez elle avec sa santé fragile et encore moins des fiancés qui, de tous, sont les gens les plus désagréables à recevoir. Ainsi murmurait Mrs. Bennet, et ces plaintes ne cessaient que pour faire place à l’expression plus amère du chagrin que lui causait l’absence prolongée de Mr. Bingley. Cette absence inquiétait aussi Jane et Elizabeth. Les jours s’écoulaient sans apporter de nouvelles, sinon celle qui commençait à circuler à Meryton qu’on ne le reverrait plus de tout l’hiver à Netherfield. Elizabeth elle-même commençait à craindre que Mr. Bingley ne se fût laissé retenir à Londres par ses sœurs. Malgré sa répugnance à admettre une supposition qui ruinait le bonheur de sa sœur et donnait une idée si médiocre de la constance de Bingley, elle ne pouvait s’empêcher de penser que les efforts réunis de deux sœurs insensibles et d’un ami autoritaire, joints aux charmes de miss Darcy et aux plaisirs de Londres, pourraient bien avoir raison de son attachement pour Jane.

Quant à cette dernière, l’incertitude lui était, cela va de soi, encore plus pénible qu’à Elizabeth. Mais quels que fussent ses sentiments, elle évitait de les laisser voir et c’était un sujet que les deux sœurs n’abordaient jamais ensemble.

Mr. Collins revint ponctuellement quinze jours plus tard comme il l’avait annoncé et s’il ne fut pas reçu à Longbourn aussi chaudement que la première fois, il était trop heureux pour s’en apercevoir. Du reste, ses devoirs de fiancé le retenaient presque toute la journée chez les Lucas et il ne rentrait souvent que pour s’excuser de sa longue absence à l’heure où ses hôtes regagnaient leurs chambres.

Mrs. Bennet était vraiment à plaindre. La moindre allusion au mariage de Mr. Collins la mettait hors d’elle et, partout où elle allait, elle était sûre d’en entendre parler. La vue de miss Lucas lui était devenue odieuse, elle ne pouvait, sans horreur, penser qu’elle lui succéderait à Longbourn et, le cœur plein d’amertume, elle fatiguait son mari de ses doléances.

— Oui, Mr. Bennet, il est trop dur de penser que Charlotte Lucas sera un jour maîtresse de cette maison et qu’il me faudra m’en aller pour lui céder la place.

— Chère amie, écartez ces pensées funèbres. Flattons-nous plutôt de l’espoir que je vous survivrai.

Mais cette consolation semblait un peu mince à Mrs. Bennet qui, sans y répondre, continuait :

— Je ne puis supporter l’idée que tout ce domaine lui appartiendra. Ah ! s’il n’y avait pas cet « entail », comme cela me serait égal !

— Qu’est-ce qui vous semblerait égal ?

— Tout le reste.

— Rendons grâce au ciel, alors, de vous avoir préservée d’une telle insensibilité.

— Jamais, Mr. Bennet, je ne rendrai grâce pour ce qui touche à ce maudit « entail ». Qu’on puisse prendre des dispositions pareilles pour frustrer ses filles de leur bien, c’est une chose que je ne pourrai jamais comprendre. Et tout cela pour les beaux yeux de Mr. Collins, encore ! Pourquoi lui plutôt qu’un autre ?

— Je vous laisse le soin de résoudre le problème, dit Mr. Bennet.