Les Cinq/Prologue/7. Règlements de comptes


VII

RÈGLEMENTS DE COMPTES


Ces deux Tréglave, Jean et Laurent, étaient les fils d’une race de chevaliers. Ils avaient vu autrefois le troupeau joyeux de leurs frères et de leurs sœurs entourer leur mère adorée dans la maison de famille, toute pleine de bonheur.

Un jour, le deuil s’était glissé dans le vieil hôtel du faubourg Saint-Germain, qui portait leur nom. Une fois entré, le deuil ne sort plus. Jean et Laurent restaient maintenant seuls héritiers de toutes les tendresses qui vivaient jadis et jouaient autour du foyer paternel. Ils s’aimaient profondément.

Vers dix heures du soir, en cette même journée où M.  de Sampierre avait fait ses dévotions à la cathédrale de Milan, le vicomte Jean de Tréglave était couché sur son lit d’auberge, inanimé et comme mort. Laurent, agenouillé à son chevet, cachait dans les couvertures son visage baigné de larmes.

Il venait de rentrer. Une indication erronée l’avait dirigé sur une fausse piste, et il montait la garde derrière les jardins du palais Sampietri, au moment où son frère était poignardé aux environs du Dôme.

Le docteur Strozzi et Laura-Maria s’empressaient autour du patient.

Un bruit se fit dans la pièce voisine, et François Preux, entr’ouvrant la porte, montra sa grosse figure fûtée.

Il leva un doigt. Laura-Maria vint à lui. Il dit :

— C’est le Pernola qui apporte l’argent.

— Prenez l’argent, répliqua tout bas la belle fille, et renvoyez le Pernola.

— C’est que, reprit François Preux : il voudrait voir.

On a ce droit-là quand on paye. Maria hésita pourtant.

Mais ce ne fut pas long. Elle rabattit précipitamment son voile, passa le seuil et se trouva en présence du petit comte.

Les yeux de celui-ci, étincelants de curiosité, essayèrent de percer le voile. Il salua jusqu’à terre.

— Suis-je assez heureux et honoré, dit-il de sa voix la plus douce, pour me trouver en présence de la noble Maria Paléologue ?

— Oui, lui fut-il laconiquement répondu.

— Ne me sera-t-il point permis de reconnaitre par moi-même cette ressemblance de famille qu’on dit si frappante ?

— Non, interrompit Laura-Maria.

Elle ajouta en ouvrant la porte grande :

— Ce qu’il vous importe de voir, le voici. Regardez.

La lumière de la lampe tombait sur les traits livides du vicomte Jean. Pernola eut un mouvement de femmelette effrayée.

Laura-Maria referma la porte.

Pernola, presque aussi pâle que ce mort qui gisait entre ses draps sanglants, atteignit son portefeuille et y prit un paquet de billets de banque qu’il tendit à Maria. Celle-ci les compta d’une main très-ferme et dit :

— J’ai demandé cent mille francs. Ceci n’est qu’un misérable à-compte. Quand vous aurez tout payé, vous ne serez pas quitte encore.

Elle indiqua du doigt la sortie, et le joli petit comte prit congé avec toutes les marques du respect le plus soumis. Dans l’escalier ses dents claquaient.

Maria rentra et s’approcha du docteur Strozzi avec qui elle échangea quelques paroles à voix basse. Laurent de Tréglave restait abîmé dans sa douleur ; il n’avait rien vu.

Tout à coup, il tressaillit et se retourna. La voix de Maria venait de s’élever dans le silence. Elle disait :

— Docteur Strozzi, écoutez-moi : je dors et je suis lucide. Je vais vous enseigner ce qu’il faut faire pour sauver le frère de celui que j’aime.

Laurent joignit les mains et voulut parler. Strozzi mit un doigt sur sa bouche. Il ouvrit sa boîte à médicaments. Maria, sans tâtonner, y choisit une fiole.

Après quoi, elle rabattit son voile, disant :

— Approchez cet élixir de ses lèvres.

Le docteur obéit. Maria ajouta :

— Ouvrez les yeux, Jean de Tréglave, au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit !

Les paupières du prétendu mort se soulevèrent à demi. Laurent se traîna sur ses genoux et baisa les mains de la belle fille en pleurant.

Pendant cela, le comte Pernola rentrait au palais Sampietri.

Il trouva M.  le marquis de Sampierre assis à son piano et jouant un menuet de Mozart avec ce grand air de gravité qu’il mettait à toutes choses.

— J’ai vu, dit Pernola qui tremblait encore.

M.  de Sampierre acheva les dernières mesures et demanda :

— Vous êtes sûr de ne vous point tromper ?

— Je suis sûr.

M.  de Sampierre ajouta :

— Ne me parlez plus jamais de cet incident avant le délai que j’ai fixé. Nous partons demain pour Bade. On y danse et Domenica a envie de danser. C’est un plaisir innocent qui fut connu et honoré dès l’antiquité la plus reculée. Je deviendrai habile dans cet art comme en tout…

— Je voudrais, interrompit le jeune comte, vous dire quelques mots de cette Laura-Maria.

Mais M.  de Sampierre lui imposa péremptoirement silence et reprit :

— Les femmes sont des enfants frivoles ; je donnerais des millions pour être aimé de Domenica. Vous écrirez à Paris demain, écrivez à l’instant même ! Que l’hôtel Paléologue soit restauré de fond en comble. Que tout y soit beau, riant, gracieux ! Et qu’on se hâte ! Nous y passerons l’hiver. Domenica dansera, Domenica m’aimera ! Réglez les messes à dire pour le défunt, et trouvez-moi un professeur de danse.