Les Cinq/Prologue/6. Deux cent soixante-dix jours


VI

DEUX CENT SOIXANTE-DIX JOURS


M.  de Sampierre et le comte Pernola étaient restés dans l’église, à la même place. Au bout de quelques instants, le marquis se dirigea en silence vers la porte latérale par où la robe grise et Jean de Tréglave étaient sortis.

Le marquis prit et donna l’eau bénite avant de passer le seuil.

Mais une fois dehors, il fut obligé de s’appuyer au bras de Pernola. Tout son corps tremblait.

— Je vous prie de regarder pour moi, Battista, dit-il : je n’y vois plus.

— Je ne les aperçois ni l’un ni l’autre, répliqua le comte : ils ont eu tout le temps de s’éloigner.

— C’est vrai ! fit le marquis en un gémissement. Rentrons.

Le comte appela un brougham de place.

M.  de Sampierre tomba sur le dur coussin et y resta sans mouvement.

— Au palais Sampietri ! ordonna Pernola.

— Auparavant, murmura M.  de Sampierre, je voudrais voir l’homme mort.

Mais il se reprit aussitôt et ajouta :

— Non ! il faut que je m’assure de mon malheur. Rentrons.

On aurait pu l’entendre, un instant après, marmotter les versets latins du De profundis, à l’intention de « l’homme mort. »

Et quand ce fut fini, il demanda :

— Vous pensez qu’on ne l’aura pas manqué, Battista ?

Pernola l’entourait de soins doux et presque féminins, mais cela ne l’empêchait pas de prendre ses précautions.

— Ne songez plus à ce malheureux, dit-il, son crime a été d’inquiéter un homme tel que vous, et, rien que pour cela, il a mérité son sort.

— Croyez-vous donc encore, s’écria M. de Sampierre, que Domenica n’est pas coupable ?

Pernola lui baisa la main et répondit :

— Souvenez-vous de mes paroles : Je crois qu’elle est à la maison, souriant au sommeil de son cher enfant.

Il faisait mieux que croire, il était sûr. Aussi, ajouta-t-il dans la perfidie de son apparente candeur :

— Si vous m’objectiez qu’elle a eu tout le temps de rentrer et de changer de costume, je vous répondrais…

— Je n’objecterai rien, fit M.  de Sampierre qui était fort abattu. Que Dieu me pardonne si je me suis trompé ! J’achèterai pour cinq cents louis de messes à l’intention de ce malheureux jeune homme. On ne peut faire davantage, même pour un ami.

Ils arrivaient au palais. Aucune question ne fut adressée au concierge ni aux domestiques, mais ceux-ci virent bien que le regard de leur maître était fou.

Parvenu à la porte de l’appartement de sa femme, M. le marquis entra sans frapper.

La chambre à coucher était vide. Dans la nutriceria, il n’y avait que Mitza, la seconde femme de chambre, veillant sur le sommeil du petit Roland.

Ce fut le cher Pernola qui trembla, cette fois, sur ses jambes, tant sa surprise était profonde. Domenica n’était pas là. Où pouvait être Domenica ?

M. de Sampierre se tenait droit et froid. Sa main désigna la porte d’un geste roide. Pernola sortit précipitamment.

Mitza joignit les mains et tomba sur ses genoux ; et en effet le visage de son maître était effrayant à voir.

— Ne me tuez pas ! supplia-t-elle.

M.  de Sampierre la releva et lui mit dans la main une pleine poignée de pièces d’or.

Mitza sauta de joie, mais elle dit :

— Pour or ni pour argent, je ne parlerai mal de la Paléologue !

— Elle est sortie ? demanda M.  de Sampierre.

— Oui, avec Phatmi.

— Pourquoi est-elle sortie ?

— Eh bien ! elle s’ennuyait comme à l’ordinaire, pauvre agneau ! Elle voudrait tant se divertir et danser comme les autres. Ce n’est pas péché d’aller à l’Arène voir la course des carrosses.

— Elle était sortie hier déjà ?

— Pour faire ses dévotions : y a-t-il du mal à cela ?

— Non, certes. Quelle robe avait-elle, ce soir ?

Mitza fut reprise de toute sa terreur et répéta :

— Quelle robe ?

— Sa robe d’hier ? fit le marquis en insistant : la robe qui est arrivée de Paris ?

Mitza tomba à genoux.

— Je ne sais rien sur la robe ! s’écria-t-elle. Je vous en fais serment, ce n’est pas moi qui ai volé la robe !

M.  de Sampierre n’avait plus d’argent sur lui. Il arracha la bague de diamant qui étincelait à sa main droite et la passa au doigt de Mitza stupéfaite.


Pernola attendait dans le cabinet. Il avait peur. L’absence de la marquise était pour lui une énigme. Il se précipita au-devant de M.  de Sampierre quand celui-ci rentra.

— Ce n’est peut-être rien, dit-il, je vous supplie de ne pas juger sur les apparences.

M.  de Sampierre le repoussa. Il semblait avoir recouvré quelque calme, mais sa pâleur était livide.

— Ce n’est rien, en effet, prononça-t-il très-bas. Il est juste qu’elle se divertisse. Je veux qu’elle danse, Battista, c’est de son âge.

Battista écoutait bouche béante, comme un homme qui croit rêver.

M.  de Sampierre traversa la chambre pour gagner sa chapelle où il s’agenouilla. Il resta ainsi longtemps, priant et se frappant la poitrine.

Quand il se releva, il gagna son bureau d’un pas grave.

— C’est à Paris qu’on danse, reprit-il. Battista, nous irons à Paris.

Et comme le jeune comte cherchait en vain réponse à ces étranges paroles, M.  de Sampierre poursuivit en fixant sur lui ses yeux qui rayonnaient un morne éclat :

— Elle dansera. Dieu m’a parlé. La robe a été volée. Elle dansera tant qu’elle voudra. Raisonnons. C’est hier seulement qu’ils ont pu se voir. Aujourd’hui, quand même ce serait elle, cette femme de la cathédrale, vous savez bien que le temps leur aurait manqué pour mal faire.

Il trempa sa plume dans l’encre et ouvrit un agenda.

— Je ne vous comprends pas, Giammaria, murmura le jeune comte.

— En conséquence, continua M.  de Sampierre, j’inscris la date d’hier, 26 août 1846. C’est la vraie… la seule ! Je vous dis que Dieu m’a parlé.

Il écrivit cette date sur l’agenda et reprit :

Je compte maintenant deux cent soixante-dix jours, ce qui nous mène au 23 mai 1847. Est-ce juste ?

Pernola compta et répondit :

— C’est juste.

M.  de Sampierre écrivit la seconde date et demanda :

— Comprenez-vous, maintenant ?

— Non, répondit Pernola.

M.  de Sampierre se dressa de sa hauteur.

— Ma pensée va trop vite et trop loin, dit-il, vous ne pouvez la suivre. Je consens à m’expliquer, soyez attentif : L’homme est mort ; restent la femme et l’enfant qui peut naître…

— L’enfant !… balbutia Pernola stupéfait.

Il y eut un vague sourire autour des lèvres de M.  de Sampierre. Son grand front avait comme une auréole de solennelle extravagance.

— Je n’affirme rien, acheva-t-il ; j’attendrai deux cent soixante-dix jours. C’est le terme assigné par la nature. D’ici là, je vous défends de faire allusion à ce qui s’est passé.