Les Cinq/II/4. Fiançailles de M. Chanut


IV

FIANÇAILLES DE M.  CHANUT


Mme la baronne était réellement très-pressée ; car elle avait une longue route à faire. Cependant, elle resta immobile, et les sourcils froncés, devant la porte refermée par où M. Chanut venait de s’éloigner. Il y avait des rides à son front, et ses sourcils rapprochés disaient le travail de sa pensée.

— Il m’a entamée ! murmura-t-elle, et je n’ai rien tiré de lui !

Hély entrouvrit la porte, annonçant que la voiture attendait. Laure la renvoya d’un geste.

— Demain ! dit-elle encore. C’est le dernier acte du drame, je sens cela, qui sait ce qui se passera d’ici à demain ? Pourquoi ai-je peur ? Ce nom d’Arregui a-t-il été prononcé au hasard ? ou bien quelque fantôme va-t-il sortir de terre ?

Elle secoua la tête brusquement.

— Il y a loin jusqu’à demain, fit-elle, et la partie doit être jouée cette nuit !

Elle alla rejoindre Hély qui lui dit en drapant le mantelet de soie sur ses épaules :

— Je m’y connais : madame la baronne vient de recevoir quelque heureuse nouvelle.

Laure répondit :

— On ne peut rien vous cacher, ma bonne ! Je suis, en effet, toute joyeuse. Prenez votre liberté jusqu’à ce soir, je reviendrai m’habiller pour le bal de l’hôtel de Sampierre.

— Ma liberté ! répartit Hély non sans une pointe de reproche, madame la baronne sait bien que je n’ai qu’une joie : nourrir mon esprit par la lecture et la méditation…

Laure descendait déjà l’escalier. Quand elle franchit la porte cochère, demi couchée gracieusement dans sa voiture découverte, elle éblouissait de jeunesse et de beauté.

Hély, demeurée seule, procéda sans retard à la nourriture de son âme. Dans la purification consolidée et concentrée, elles savent toutes préparer le Holy-Rod ou Rosée céleste. C’est un julep rafraîchissant qui se fait avec du madère, du sucre, de la cannelle, du romarin, un clou de girofle, une pincée de poivre et du genièvre qu’on peut remplacer par une pinte de rhum. Les « piliers dans Israël » ont de l’amitié pour ce breuvage ; il les porte à la méditation.

Pendant que la casserole chauffait, Hély suspendit une serviette à l’appui de la croisée. Si c’était un signal, soyez sûrs qu’il ne pouvait appeler que les anges.

Il en vint un qui appartenait au train d’artillerie.

La rue Saint-Guillaume, comme on sait, donne par son encoignure sur un passage muni d’une grille et nommé la rue Neuve de l’Université.

En dedans du passage, un fiacre, attelé de deux grands vieux chevaux, stationnait. Il semblait vide, les portières en étaient ouvertes.

Sur le seuil de l’allée voisine, un brave homme en manches de chemise fumait sa pipe paisiblement.

Quand Laure passa, dans sa voiture, elle jeta au fiacre un rapide regard. Elle se dressa même à demi pour plonger de plus haut et put constater que l’une et l’autre banquettes étaient inoccupées.

Évidemment, elle s’était attendue à découvrir quelqu’un dans ce fiacre.

Et, bien qu’elle n’y eût vu personne, ce fiacre continuait de la préoccuper, car elle se retourna plusieurs fois pour le regarder.

Au moment où elle allait quitter le passage pour déboucher dans la rue de l’Université, elle crut voir le cocher rassembler ses chevaux.

Un fiacre est fait pour marcher. Au fond, c’était la chose la plus simple du monde, mais cette belle Laure venait d’un pays où la guerre se fait à la loupe. Dans le désert américain, l’indice le plus frivole en apparence raconte quelquefois toute une longue histoire.

Le fiacre, pour elle, c’était Vincent Chanut, c’est-à-dire un espion.

Pour nous autres naïfs, un fiacre-espion a ses stores baissés qui le dénoncent comme les lunettes vertes trahissent le déguisement d’un jaloux. Mais Laure n’aurait pas craint M.  Chanut derrière des stores baissés. Les stores baissés lui auraient dit au contraire : « M.  Chanut n’est pas là. »

Elle rendait justice à son adversaire et n’attendait point de lui la botte enfantine que tout le monde sait porter.

Et voyez ! Laure ne se trompait pas en soupçonnant le fiacre. À peine eut elle dépassé le fiacre, que le cocher descendit de son siège et entra dans l’allée de la maison voisine où il jeta son carrick sur les épaules du fumeur en manches de chemises qu’il coiffa de son chapeau.

Cet homme redevint ainsi le cocher, tandis que le cocher redevenait Vincent Chanut, qui se glissa aussitôt dans le fiacre.

— C’est de filer cette jolie voiture-là à la douce, dit-il au vrai cocher qui remontait sur son siège… Allume, Chopé, ma vieille !

— La petite dame a une crâne jument, répondit Chopé, mais on va bien voir !

Je penche à croire que ce fiacre, son attelage, en apparence lamentable et son cocher Chopé faisaient partie du mobilier industriel de l’établissement Chanut, car celui ci, ayant relevé le coussin du siège de derrière, puisa dans le coffre comme il eût fait dans son armoire, et en retira divers objets : entre autres une perruque noire et une superbe cravate de soie bleue.

D’un autre côté, les deux grandes rosses efflanquées, après avoir tourné péniblement, se mirent à allonger comme des tigres, au premier coup de fouet de Chopé.

En atteignant la rue de l’Université, M.  Chanut fit prendre à gauche, et mit la tête à la portière. Il vit la voiture de Laure à la hauteur de la rue de Beaune.

— La reconnais-tu ? demanda-t-il.

— Parbleu ! répondit Chopé ; c’est celle de Ville-d’Avray, et vous allez en conter à la payse, vous ?

M.  Chanut dit en riant :

— Ouvre l’œil et ne la perds pas de vue. Nous ne savons pas encore, bien au juste, où nous allons.

À la rue de Bourgogne, la voiture de Laure gagna le bord de l’eau et prit le quai d’Orsay. Chopé dit, avant de dépasser le pont :

— Il n’y aura pas épais de voitures ici le long de l’eau, et la dame se retourne souvent. Des yeux comme ça, ça doit voir d’aussi loin qu’une jumelle !

— Passe la rivière, ordonna M.  Chanut ; tu la veilleras aussi bien de l’autre côté.

Les équipages ne sont jamais bien nombreux sur cette mélancolique et belle route qui va du palais Bourbon au Champ-de-Mars. Quand Chopé eut enfilé au grand trot le pont de la Concorde et pris le cours la Reine, la charmante chaise découverte de Mme  de Vaudré se montra presque seule, atteignant déjà l’esplanade des Invalides.

Une ou deux fois encore, on put voir Laure se retourner pour jeter un regard par-dessus la capotte rabattue, puis elle ne bougea plus.

— La petite dame se dit comme ça, grommela Chopé : « Enfoncé le sapin ! il n’a pu tenir ! » C’est des bêtes de Saint-Brieuc, ma poule, et moi aussi, un peu ruinés tous trois, mais si on voulait, on éreinterait encore, à la longue, tous les Malbrouks de Longchamps, qui n’ont que trois lieues dans le ventre, à la fois.

Il tint en bride, parce que la voiture de Laure tournait le pont de l’Alma.

— Vire ! ordonna M.  Chanut.

Laure jeta un dernier regard paresseux vers le quai de Billy et ne remarqua même pas ce fiacre lointain qui semblait retourner à Paris.

M.  Chanut, lui, ne perdait point de vue la plume gris-de-perle qui flottait sur le chapeau de la baronne. Au bout d’une minute, le fiacre fit une seconde évolution et suivit de nouveau la chaise qui glissait rapidement vers Passy.

— Maintenant, vieux, dit Vincent, nous sommes fixés : tu peux marcher à volonté.

— À Ville-d’Avray, alors ? par Auteuil, Boulogne et Saint-Cloud ?

— Non pas : le Point-du-Jour et Sèvres ! Tu t’arrêteras au poteau, cordon de l’Ouest, dans le bois de Fausse-Repose.

— À l’endroit du domestique sans place, hé ? dit Chopé en riant.

Au lieu de répondre, M.  Chanut ferma les deux stores.

— Bon ! pensa Chopé, le patron va faire son bout de toilette !

Et la route se poursuivit silencieusement. Il était environ quatre heures du soir quand le fiacre s’arrêta au lieu indiqué, en plein bois. Pendant que Chopé mettait le nez de ses chevaux dans leurs sacs d’avoine, la portière ouverte donna passage à un bon gros gaillard, coiffé d’une forêt de cheveux noirs, habillé de drap fin qu’il portait mal et dont la cravate bleu de ciel était piquée d’une superbe épingle aussi décorative que la croix d’honneur.

Chopé avait parlé de payse et de domestique sans place ; M.  Chanut, à l’aide de changements peu nombreux, mais savants, s’était donné la tournure classique d’un valet de chambre, bonne qualité commune, déguisé en bourgeois pour avancer ses affaires d’amour.

La cravate bleue surtout et l’épingle qui représentait un sabot de cheval faisaient glorieusement illusion. Aucun connaisseur n’aurait pu les rencontrer sans se dire : « Voilà Baptiste qui va où son cœur l’appelle ! »

Chopé, tout blasé qu’il était sur ces métamorphoses féeriques, ne put s’empêcher de rapprocher ses deux grosses mains comme font les délicats du théâtre Italien, quand ils applaudissent à la muette.

M.  Chanut alluma un magnifique londrès sans défauts, car Baptiste congédié fume encore pendant trois mois le souvenir de son maître, et disparut au coin de la route en jouant avec le stick perdu que « monsieur » a tant regretté, le stick qui a pour pomme la tête du cheval dont l’épingle est la patte.

Le jardinier-concierge de madame Marion reçut Baptiste avec cette ranche et hospitalière cordialité des gens qui offrent le bien d’autrui. Jules lui-même, l’épagneul mâtiné, montra par ses caresses qu’il reconnaissait en Baptiste quelqu’un de la partie.

— C’est mignon à vous, dit le père Cervoyer en mettant sur la table une bouteille qu’il n’avait pas achetée et deux verres qu’il avait conquis : malgré que je ne devrais pas vous remercier de la visite, puisque vous venez pour Mlle  Félicité. Elle en tient, vous savez ? Elle ne jure que par vous. C’est sage comme une image et ça a des économies… À la vôtre !

Baptiste goûta l’eau-de-vie.

— Jolie, dit-il.

— Sept ans de cave, chez moi ! Ça vient du cinquième avant-dernier locataire. J’en ai déjà de Mme  Marion ; mais on ne la boira qu’à son tour.

— Là, vraiment, papa Cervoyer, dit Baptiste d’homme à homme ! pensez-vous qu’il faut sauter le pas, au vis-à-vis de Mlle  Félicité ?

Papa Cervoyer, pris ainsi par les sentiments, donna un coup de pied caressant à Jules et répondit :

— Moi, elle m’irait. Je sais qu’elle a dû Turc pas mal, et du Foncier… Voulez-vous qu’on lui soutire l’addition avec délicatesse ?

Baptiste lui serra la main chaudement.

— Et va-t-ton la voir un tantinet ? demanda-t-il.

— Aujourd’hui, pas beaucoup, je vas vous dire : il y a du monde. Madame vient d’arriver ; les autres l’attendaient depuis midi. Vous savez, c’est d’abord les trois de la fameuse nuit qu’on n’a jamais su par quelle cheminée ils étaient entrés dans la baraque ; il y en a ensuite un gros, mais gros, gros ! que je n’ai pas encore vu et qui a été apporté par un soldat de la ligne. Il fume sa pipe au jardin, j’entends le soldat ; Jules l’a mordu, n’aimant pas le militaire. Alors donc, comme M.  Germand, le valet de chambre, est à Paris, avec permission de minuit, Mlle  Félicité se trouve seule pour servir la société.

Baptiste écoutait de toutes ses oreilles, mais il en avait si peu l’air que papa Cervoyer dit :

— Mais ça ne vous fait rien, pas vrai ?

— Et qu’est-ce qu’ils manufacturent ensemble, tous ceux-là ? demanda Baptiste.

— Voilà ! peut-être du cirage, peut-être de la politique…

— Et Mlle  Félicité ne peut pas quitter, je conçois ça… mais si j’allais la trouver ?

— Ça se peut tout de même… au point où vous en êtes.

— C’est que je ne connais pas bien mon chemin.

Papa Cervoyer cligna de l’œil.

— Je vas vous conduire, dit-il. Retroussez vos manches.

— Compris ! répliqua Baptiste qui obéit en riant. Ce n’est pas à vous qu’on en remontrerait, dites donc ! merci du conseil.

Mlle  Félicité était en train de disposer un plateau à grogs, dans la salle à manger, séparée seulement par une porte entr’ouverte du salon où les hôtes de Mme  Marion tenaient conseil.

— Voici quelqu’un, dit papa Cervoyer, entrebâillant la porte extérieure et montrant les manches de Baptiste relevées jusqu’au coude, qui vient donner un coup d’épaule à je sais bien qui… pour le bon motif.

Mlle  Félicité rougit, sourit à la cravate bleue et remercia l’épingle d’or. Baptiste entra.

L’ennemi était dans la place, et chacune de ses oreilles s’ouvrait déjà, large comme le pavillon d’une trompe de chasse.

Les premiers mots qu’il entendit, en baisant galamment la main de Mlle  Félicité, le mirent en goût.

— Laissez parler le père Preux, disait-on ; allez, père Preux !

Et une voix essoufflée répondit :

— Le père Preux vous connaît tous, mes cadets, sur le bout de son petit doigt, mais d’abord, fermez les portes, crainte des courants d’air !

Quelqu’un se leva pour exécuter l’ordre du père Preux qui continua :

— En second lieu, il manque quelqu’un ici : les Cinq ne sont que quatre, et le père Preux ne se déboutonnera pas, tant qu’on ne lui aura pas montré le no 1, ce petit tout en or, qui vaut la Californie.

La phrase fut coupée par la porte qui se fermait bruyamment, et M.  Chanut n’entendit plus rien.