Les Cinq/II/3. Entente parfaite


III

ENTENTE PARFAITE


M. Chanut avait défilé ce chapelet d’indications la tête penchée sur sa note qu’il consultait en parlant. Quand il se redressa pour regarder Laure, il vit qu’elle avait des larmes plein les yeux.

— Madame, dit-il, je vous répète que je n’ai absolument aucun droit légal vis-à-vis de vous. Il vous est loisible de laisser ma question sans réponse, et je vous demande pardon…

Elle l’arrêta d’un geste.

— Il y a quelque chose de plus fort que le droit, murmura-t-elle, c’est la nécessité. Je ne refuse pas de vous répondre : je ne peux pas vous refuser. Entre la question que vous me posez et celles que je vais vous adresser moi-même, il existe je ne sais quelle connexité qui mêle évidemment nos intérêts. Aussi, tout ce que je sais, vous allez le savoir ; mais j’ai beau faire, je ne puis garder l’apparence de la résignation quand on me parle de cette malheureuse, de cette chère créature qui a été la douleur de toute mon existence.

Elle porta son mouchoir à ses yeux et continua d’une voix profondément émue :

— Maria ! ma sœur ! celle qui fut un jour la joie angélique du foyer de notre mère ! Je la vois encore, malgré les ans écoulés, je vois son sourire brillant et si doux, j’entends sa chanson chérie ! Mon Dieu ! comme nous l’aimions ! Quand notre mère mourut, j’étais la plus âgée et je gagnais déjà ma vie à instruire les enfants d’une famille américaine. Ma sœur, qui était restée en Europe, tomba sous la tutelle du frère de mon père, le docteur Strozzi…

La physionomie placide de M. Chanut s’épanouit. Laure s’interrompit pour dire :

— Vous savez ces choses peut-être aussi bien que moi, peut-être mieux : j’en suis contente. Cela vous met à même de voir à quel point ma bonne volonté est sincère. Le docteur Strozzi, sans respect pour le nom qu’il portait comme nous, dressa ma sœur au métier de somnambule. Il alla plus loin…

— Madame la baronne, interrompit Chanut avec bonté, vous vous imposez une souffrance inutile. Je cherche un renseignement sur Antonio Arregui, voilà tout.

— Et moi, s’écria Laure, je cherche un renseignement sur ma sœur, et sur une chère enfant qui m’intéresse encore plus que ma sœur, car je suis seule ici-bas et il me semble que je serais sauvée si j’avais à protéger, à aimer le seul être qui ait dans ses veines une goutte du sang de mes aïeux ! Je vous l’ai dit : votre route et la mienne se côtoient ; elles se rejoignent. Si le docteur Strozzi fut le mauvais génie de ma sœur, un Tréglave, Laurent de Tréglave, faillit la relever au rang d’où jamais elle n’aurait dû déchoir. Maria aimait Laurent, mais la fatalité se mit entre elle et lui. Il y eut un crime hideux : l’oncle abusa de sa nièce, et Maria écrivit, un jour, à Laurent : « Je suis morte pour vous… »

— Cela nous mène-t-il à Arregui ? demanda M. Chanut doucement.

— Tout droit. Maria traversa la mer et alors commença pour elle une vie d’aventures. Je la vis à son passage à New-York ; comme elle était changée, mon Dieu ! Je voulus la retenir, mais elle allait à son destin. Elle avait appris que les deux frères de Tréglave étaient au pays d’or. Une force irrésistible l’y entraînait… Que vous dire !

Après avoir été victime, fut-elle coupable ?

Cet Arregui devint son maître. Un jour, au désert, elle risqua sa vie, mais en vain, pour sauver celle du vicomte Jean, le frère de Laurent, que les compagnons d’Arregui avaient condamné à mort…

La baronne s’arrêta. M. Chanut la couvrait d’un regard placide.

C’est la troisième fois que nous voyons revenir cette histoire qui nous fut contée d’abord par M. Chanut lui-même chez capitaine Blunt.

Pour sa part, cette belle Laure nous en a fourni déjà deux versions dissemblables, dans chacune desquelles un atome de vérité se mêlait à des flots de mensonges.

Elle reprit :

— Le reste se peut dire en deux mots : dans l’intervalle, je m’étais mariée et j’étais devenue veuve. Maria, prise d’horreur pour son passé, se réfugia près de moi à Paris ; elle se croyait bien cachée, mais cet Antonio Arregui trouva sa trace, et Maria s’enfuit.

— Connaissez-vous sa retraite ?

— Je désire la connaître. Nous la chercherons ensemble. Quant à Antonio Arregui, je sais qu’il est retourné en Amérique.

— Ah ! fit M. Chanut.

Laure ajouta :

— Il m’a écrit de San-Francisco.

Vincent rassembla aussitôt ses papiers et les remit dans sa poche, d’où il tira un volumineux calepin, lequel gardait à peine quelques pages blanches. Vincent choisit une de ces pages, mouilla sa mine de plomb, la suspendit en arrêt et dit :

— Madame la baronne, j’ai l’honneur de vous remercier. Veuillez me donner vos ordres, je vais prendre mes notes pendant que vous parlerez.

Depuis quelques minutes, Laure l’examinait avait un redoublement d’attention. Ce brave Vincent avait quand il voulait le plus parfait visage de bois qui se puisse imaginer. Nous ne dirons pas que sa physionomie exprimait la crédulité ; non, il avait tout uniment dans les yeux cette indifférence parfaite de l’observateur par état qui a fait sa question, qui a reçu sa réponse et qui dort là-dessus.

Laure interrogea la pendule qui marquait deux heures et demie.

— Je serai brève, dit-elle, le temps me presse désormais… Vous permettez ?

Elle sonna, Hély se montra et reçut l’ordre de faire atteler sur-le-champ, après quoi Laure reprit :

— Il y a deux choses très distinctes : d’abord l’affaire de madame la marquise dont je vous parlais aussi dans ma lettre. Je n’ai pas à vous expliquer le problème qu’on veut résoudre à l’hôtel de Sampierre, Paris tout entier le connaît.

Il a été fait, on peut le dire, des efforts immenses, mais très mal dirigés et qui ont abouti à néant. La seule indication féconde a été fournie par Maria, ma pauvre sœur : Domenico de Sampierre existait en septembre 1862 ; il était aux mains de Laurent, cadet de Tréglave, et tout porte à croire qu’à cette époque ils ont tous les deux changé de nom.

M. Chanut écrivait, Laure continua :

— Je suis autorisée à vous dire que si vous trouviez la trace de M. de Tréglave et du jeune comte Domenico, vous seriez riche.

— Ce qui signifie en chiffres ? demanda Chanut.

— Je garantis une somme de cinquante mille francs et vous pouvez marchander.

— En vingt ans, dit Chanut, j’ai mis de côté à peu près douze cents francs de rente ; vous jugez si je vais faire de mon mieux… m’est-il permis de glisser un petit erratum ? J’ai omis tout à l’heure d’aborder un sujet assez délicat, et pour lequel je vous demande toute votre indulgence. Au temps où décéda le vieux prince Michel Paléologue, il fut dit que cette jeune Maria Strozzi avait essayé en vain de faire valoir certains droits, fort réels, mais non reconnus par la loi…

— Monsieur Chanut, interrompit Laure avec une fierté austère, je vous ai livré le passé de ma sœur, mais tenez-vous ceci pour dit : en toute ma vie, je n’ai connu qu’une vraie sainte, c’est ma mère. Ni Maria, ni moi, nous n’avons aucun droit d’aucune sorte à l’héritage d’autrui.

— Cependant, voulut insister Vincent, un souvenir qui m’est personnel…

Laure l’arrêta encore, disant :

— Je vous rappelle que le docteur Strozzi avait fait de ma sœur son esclave et que les gens comme lui sont capables de toutes les supercheries.

Vincent se tut et reprit son carnet. Laure poursuivit :

— Pour ce qui regarde mon affaire privée, celle qui m’avait principalement donné le désir d’entrer en relations avec vous, ma modeste aisance est hors de toute proportion avec l’opulence de la princesse marquise : je vous offre vingt-cinq louis pour vous mettre en campagne et trois mille francs si vous réussissez.

— À quoi ? demanda Chanut. Précisons la besogne.

— Elle est malaisée, je le crois, dit Laure qui, malgré toute son habileté, ne put dissimuler un embarras léger. Le temps écoulé est si long ! Il y a dix-huit ans, quand ma sœur quitta la France pour la première fois, elle laissait derrière elle un enfant.

— De quel sexe ?

— Une petite fille.

— À Paris ?

— Non. L’enfant était en nourrice dans le pays de notre famille, chez une paysanne des Hautes-Pyrénées, aux environs d’Argelès.

— Avez-vous le nom de cette paysanne ?

— À cet égard, dit Laure en lui tendant un papier, voici toutes les indications que vous pouvez souhaiter.

M. Chanut jeta un regard sur la note et demanda :

— Y a-t-il eu déjà des démarches de faîtes ?

— Oui, plusieurs.

— Ont-elles eu un résultat ?

— Un mauvais résultat. La paysanne vit encore, mais elle refuse tous renseignements. Ses voisins disent qu’une dame, une étrangère, vint la voir vers l’année 1851, et lui donna beaucoup d’argent pour avoir la petite fille…

— Et cette dame avait nom ?

— Seule, la nourrice pourrait la faire connaître.

— Est-ce tout ?

— C’est malheureusement tout.

M. Chanut ferma son calepin.

— On peut essayer, dit-il.

Laure se leva. Sa joue, tout à l’heure si pâle, avait du sang sous la peau. Elle tendit à M. Chanut un billet de cinq cents francs que celui-ci mit dans sa poche.

— Monsieur, dit-elle, désespérant de cacher son émotion et tâchant du moins de l’expliquer, j’ai confiance absolue en votre habileté. Cette enfant est ma nièce et vous savez que je suis seule… horriblement seule ! Je mets entre vos mains le dernier espoir de ma vie. Je l’adopterais, elle serait ma fille, et ma reconnaissance ne se bornerait pas à remplir l’engagement que je viens de prendre envers vous.

Chanut s’était levé à son tour et Laure avait fait un pas déjà pour le reconduire vers la porte.

— De mon habileté, répliqua-t-il bonnement, je ne peux rien dire ; je réponds seulement de mon zèle. J’ai envie de vous faire une dernière question, madame la baronne.

— Faites, dit Laure.

Il s’était arrêté en la regardant fixement.

— Ou plutôt, continua-t-il, de vous adresser une humble requête. Vous êtes à même de me rendre un service.

— Parlez.

— Un grand service. Mon client, celui de mes clients qui m’a envoyé vers vous, ambitionne l’honneur de vous être présenté.

— Eh bien ! qu’il vienne, dit Laure en souriant. Est-ce là ce grand service !… Comment l’appelez-vous, le client ?

— Voilà précisément où le bât nous blesse, répliqua Vincent : je n’ai pas mission de vous révéler son nom.

Le sourire de Laure disparut.

— C’est singulier ! dit-elle.

— Si singulier, reprit M. Chanut, que je n’osais pas risquer ma pétition.

Ils étaient debout en face l’un de l’autre. Vous eussiez mis une couronne de rosière sur le front de M. Chanut, tant il avait l’air innocent. Quant à Laure, sa physionomie n’exprimait que l’étonnement frivole d’une femme du monde se heurtant à « quelque chose qui ne se fait pas. »

C’était ici l’apparence. Le vrai, c’est que les deux champions jouaient la belle qui termine régulièrement tout assaut d’armes. Leurs fers croisés se touchaient, se tâtaient et frémissaient.

— Mon cher monsieur Chanut, dit Laure avec bonhomie, je ne suis pas une bien grande dame, et je puis mettre de côté l’étiquette, pour une fois. Je recevrai votre anonyme quand vous voudrez.

— Ce soir ? demanda M. Chanut.

Laure se mit à rire.

— Peste ! fit-elle, vous ne perdez pas de temps ! Ce soir, je ne m’appartiens pas, mais demain…

— Demain donc, madame la baronne, dit Vincent qui passa la porte, et veuillez accepter tous mes remercîments bien sincères.