Les Cinq/II/38. Ce que Mylord venait chercher


XXXVIII

CE QUE MYLORD VENAIT CHERCHER


Éliane, la pauvre enfant mourante qui était couchée là si pâle, avec un crucifix sur la poitrine, n’avait pas une longue histoire.

Elle se souvenait bien de son père qui était un ouvrier couvreur. Il s’appelait Pétraki et sa mère, en ce temps-là, avait nom Phatmi.

La maison était déjà bien triste, à cause d’un frère qu’Éliane avait : enfant sombre, qui portait sur son visage une étrange pâleur. Il détestait son père et sa mère, qui étaient dans le voisinage l’objet d’une crainte superstitieuse à cause de lui ; l’enfant les accusait en effet de lui avoir « pris son sang » quand il était tout jeune. On le nommait Yanuz.

Et comme sa gorge avait la trace d’une longue blessure, Pétraki et Phatmi, sa femme, étaient vus de mauvais œil par les gens du quartier.

Pétraki était la bonté même. Une fois, pourtant, la petite Éliane avait été battue parce qu’elle avait apporté à la maison son tablier plein de cerises : de ces belles cerises noires dont le jus est couleur de pourpre.

En la consolant, sa mère lui avait dit ces paroles singulières : « Ton père n’aime pas voir des cerises noires. C’est avec des cerises noires que Dieu nous a maudits. »

Elle ajouta :

— Yanuz nous tuera.

La maladie dont Éliane se mourait maintenant l’avait prise peu de temps après, et voici comme : Un jour qu’elle allait porter le dîner de son père, elle le vit de loin monté tout en haut de l’échelle. Son frère Yanuz était au pied qui secouait ; elle crut qu’il jouait, mais l’échelle tomba et Pétraki se tua.

Éliane sentit, en voyant cela, une douleur dans sa poitrine comme si son cœur éclatait.

L’enfant parricide s’enfuit. Phatmi, qui l’adorait, pleura la prunelle de ses yeux et devint aveugle.

À dater de ce moment, le malheur s’acharna, et Phatmi disait souvent :

— Dieu l’a pris le premier parce que j’étais la plus coupable.

Elle parlait de Pétraki, son mari.

Quand Joseph Chaix, longtemps après, lui demanda la main d’Éliane, elle répondit :

— Garçon, tu es bien brave d’épouser le malheur et la mort !

Plus tard encore, quand elle vint réfugier sa misère au Trou-Donon, elle pensa :

— La Paléologue ne me reconnaîtra pas après tant d’années. D’ailleurs, cela ne durera pas longtemps : quand le chien perdu revient à la porte de la maison, c’est pour mourir…

Enfin, la veille même du jour où nous sommes, elle avait dit à Éliane :

— Ton frère Yanuz est à Paris.

Et la pauvre petite malade avait frémi sur son lit de mort.

Mylord ne parut ni étonné ni même ému en entrant dans cette chambre d’agonie, où personne ne remarqua d’abord sa présence, tant chacun écoutait, profondément absorbé par la religieuse angoisse du moment.

Mylord se découvrit, chercha de l’œil une chaise et, n’en voyant point à sa portée, il étendit son mouchoir à terre pour ne point marquer son pantalon noir en s’agenouillant.

Il attendit ainsi, dans une pose excellente de décence et de correction, que le pope eût achevé son office. En se retirant, celui-ci le salua, tout édifié de sa tenue.

Joseph Chaix était penché au chevet de sa femme.

L’aveugle dit :

— Il y a un étranger ici.

Mylord se releva debout au milieu de la chambre. L’aveugle demanda :

— Est-ce vous, mon fils Yanuz ?

Mylord répliqua :

— Oui, ma mère, c’est moi.

Éliane trembla dans les bras de son mari qui se retourna et murmura :

— C’est l’homme d’hier au soir ! L’homme au couteau ! Je le reconnais.

Éliane essaya de se lever sur son lit. Elle semblait galvanisée.

L’aveugle reprit :

— Je vous attendais, mon fils : vous deviez venir à cette heure du dernier deuil. Que voulez-vous de moi ?

— Je veux le prix de mon sang, répondit Yanuz, qui n’avait pas changé de place. Vous m’avez marqué, tout enfant, de votre propre main, pour une destinée. Je viens chercher ma destinée.

Dans le silence qui suivit, Éliane fit signe à son mari qui se pencha davantage. La bouche froide de la mourante toucha presque l’oreille de Joseph. Elle murmura :

— Tu défendras Charlotte d’Aleix et celui qu’elle aime, au péril de ta vie, pour l’amour de moi ! je renie celui-là, je n’ai pas de frère !

L’aveugle fit un pas vers Yanuz et répéta :

— Que voulez-vous de moi ?

— Votre témoignage, répondit Mylord qui baissa la voix. Achevez ce que vous avez préparé il y a vingt ans. C’est cette nuit même que l’héritier de Sampierre et de Paléologue doit être reconnu. Je veux que vous disiez à Mme la marquise de Sampierre : « Domenica Paléologue, voici l’enfant que vous mîtes entre mes mains au matin du 24 mai 1847 et que je confiai, sur votre ordre, aux soins du vicomte Jean de Tréglave. Je vous affirme cela sous mon serment. »

— Est-ce tout ? prononça l’aveugle dont la voix chevrotait dans sa gorge.

— C’est tout.

— Alors, retirez-vous, mon fils Yanuz, et laissez votre sœur mourir en paix. Quand le moment sera venu, appelez-moi, j’irai, et votre volonté sera faite ; je porterai témoignage.

La tête d’Éliane retomba sur l’oreiller.

Mylord sortit sans même lui accorder un regard ; mais sur le seuil, il se retourna pour dire :

— Je ne suis pas un ingrat, vous fixerez votre salaire.

L’aveugle releva son tablier et s’en couvrit le visage.