Les Cinq/II/37. Toilettes de Mylord


XXXVII

TOILETTES DE MYLORD


Vers huit heures et demie du soir, un jeune homme qui portait justement la tête penchée vers l’épaule droite sortit des bois de Fause-Repose, par une des coulées descendant à l’étang de Ville-d’Avray. Il avait les habits en désordre, les cheveux mêlés et le visage noir comme celui d’un charbonnier.

Il gagna l’eau d’un pas tranquille et se lava d’abord le visage et les mains, puis il rentra sous bois pour remettre autant que possible de l’ordre dans sa toilette. Cela il ne fut pas long. Un quart d’heure après, il montait dans le train à destination de Paris.

C’était Donat, dit Mylord qui venait de brûler vives quatre créatures humaines, et qui avait, non pas des remords, mais beaucoup d’inquiétude et de soucis, parce qu’il n’était pas bien sûr d’avoir touché ce Baptiste, en qui il reconnaissait fort bien M. Chanut, et parce qu’il laissait en outre derrière lui Félicité et Cervoyer.

— Je me suis vanté, pensait-il, dans sa contrition d’espèce particulière, j’avais promis de les arranger tous… j’ai trop de présomption pour mon âge. Il faut réparer ma faute dès cette nuit, sans cela comment accuser Mme Marion, plus tard, d’avoir mis elle-même le feu à sa maison ?… Et c’est nécessaire !

Certes, ceux qui voyageaient avec lui auraient eu la chair de poule s’ils avaient pu jeter un regard à l’intérieur de sa pensée, mais jamais monstrueux livre ne fut mieux fermé ni relié plus honnêtement. Ses compagnons de route ne le remarquaient point, ou bien ils se disaient :

— Voici un adolescent bien modeste et qui n’a pas encore brossé le duvet du nid maternel.

Il baissait les yeux, en effet, sous le regard des femmes, et ses deux mains, croisées discrètement, donnaient à son monologue couleur de patenôtres.

Ses sourcils délicats ne se fronçaient même pas sous l’effort de sa réflexion, et pourtant il travaillait terriblement !

Revenir à Ville-d’Avray, cette nuit ! aurait-il le temps ?

Elle était, cette nuit, si chargée ! Outre la grande épreuve du conseil de famille, il fallait prendre à Pernola du même coup sa proie et sa vie, avoir raison de ce capitaine Blunt, aussi dangereux qu’Édouard lui-même, supprimer Mœris, Moffray, le père Preux, surtout, — puis Laure, — puis ces trois misérables habitants de la cité Donon : l’aveugle, sa fille, son gendre…

Quoi ! tout cela ? — Oui, tout.

Pour rester seul entre le marquis et la marquise de Sampierre, son père et sa mère, pour être un jeune prince à la conscience nette, au passé limpide, pour vivre honnêtement, décemment, sans peccadille de jeunesse, dans la plénitude de la purification consolidée du troisième degré : comme c’était son intention et sa vocation, je vous l’affirme !

Il y a des scélérats de cette vertu, qui poignardent comme on boit un verre d’eau, mais qui éprouvent la maladie du scrupule quand leur main a frôlé une robe de soie par hasard.

Ceux-là ne tuent pas à la manière des autres assassins ; ils sont d’acier comme les rasoirs, d’acier coupant et froid : si affilés qu’ils tranchent sans effort ni fatigue, c’est leur aptitude et leur entraînement ; ils n’ont pas d’autre défaut que d’être machines à tuer.

Ce sont des monstres, c’est vrai, mais non point du tout des monstres créés par l’imagination. Ils existent. Ce siècle en a vu plusieurs, et sans nos grandes misères historiques on parlerait peut-être encore du dernier, à qui le propriétaire d’un journal dit populaire voulait dresser une statue en faisant fondre tous les sous que cette « exception » lui avait fait gagner.

En eux, il y a de l’enfant, comme chez les hommes de génie. Rien ne les arrête. La naïveté de leurs combinaisons n’est dépassée que par l’audace convaincue de leur exécution.

Là où le scélérat consommé hésiterait, ils passent.

Là où le vétéran du crime a horreur, ils font leur ouvrage — tranquillement.

Neuf heures et demie sonnant, Mylord prenait sa clé et son bougeoir chez sa concierge, qui avait coutume de dire de lui :« Des chérubins comme ça, on n’en fait plus ! »

Nous n’avons pas encore eu l’occasion de pénétrer dans le logis de Mylord. C’était un cabinet de cent francs par an, situé au dernier étage d’une assez belle maison de la rue Saint-Louis, au Marais. Mylord était dans ses meubles. Ses meubles consistaient en une couchette, trois chaises, une toilette-trépied, une table et une commode à l’un des tiroirs de laquelle on avait ajouté une serrure de sûreté.

Tout cela était fort propre mais de peu de valeur, excepté la serrure.

Sur la table, il y avait une grosse Bible anglaise et un petit volume cartonné portant ce singulier titre : Jos. Sh. abrev., considérations.

Ce titre était écrit à la main. Le livre, également manuscrit ou plutôt chiffré, parlait une langue inconnue, qui eût défié la science même de mon pantoglotte ami M. E. de la Bigne-Villeneuve, bibliothécaire de la ville de Rennes, le seul homme capable de dire Dieu vous bénisse en deux cent vingt-neuf langues, idiomes ou patois divers.

Nous traduisons du moins le titre qui était : Abrégé des considérations de Joseph Sharp.

En entrant, Mylord alla droit à sa petite toilette et se regarda au miroir. Il fut content sans doute de ce que le miroir lui montra, car il murmura :

— C’est bien : je suis fort !

Il prit la Bible. Ce n’était pas pour lire.

Il l’ouvrit avec une sorte de solennité en disant :

— À gauche pour le présage !

Le premier mot de la page à gauche était star.

— Étoile ! prononça-t-il tout bas. J’ai mon destin. Ma bonne conduite dira ma reconnaissance envers l’Éternel.

La Bible fut replacée sur la table avec respect.

Mylord fit jouer la belle serrure de sa commode sans y introduire aucune clef. Il prit divers papiers qu’il mit à côté de la Bible avec ce qu’il fallait pour écrire. Mais avant de s’asseoir, il se ravisa, pensant à demi-voix :

— Prenons-le temps de songer. Il faut que ce soit un chef-d’œuvre.

Pour que ce temps de la réflexion ne fût pas perdu, il ouvrit un second tiroir, d’où il sortit une chemise blanche avec un costume noir complet. Il disposa le tout sur son lit en bon ordre.

— Allons ! fit-il. Tout est prêt.

Il s’assit.

Parmi les papiers, il y avait une double feuille de grand format qui était jaunie par l’âge. Mylord la déplia et l’étudia du regard.

Cette feuille portait l’entête suivant :

« Préfecture de police, 2e division, 2e bureau. »

Il y avait en marge, sous le cachet : « Auxiliaire no 17. — Rapport du 5 juin 1847. »

La pièce commençait ainsi :

« M. le comte Pernola dei marchesi Sampetri de Sicile (Giambattista-Pio, sub intercessione OO. SS.) est un jeune homme de vie pure et de mœurs respectables qui, après avoir étudié aux séminaires de Naples et de Rome, est rentré dans le monde par défiance de sa votation.

» Malgré son âge (il n’a pas encore vingt ans), M. le comte Pernola occupait une position de haute confiance chez son parent, M. le marquis de Sampierre, lequel le comblait de preuves d’affection… »

Peut-être le lecteur a-t-il un vague souvenir d’avoir eu déjà sous les yeux le contenu de cette pièce. Nous aiderons sa mémoire. Cette pièce faisait partie du dossier rassemblé à la préfecture à la suite des événements qui avaient eu lieu à l’hôtel Paléologue dans la nuit du 23 au 24 mai 1847.

Le papier que Mylord étudiait en ce moment était un brouillon du rapport, entièrement écrit de la main de Vincent Chanut qui, en ce temps-là, venait d’être nommé auxiliaire et portait le no 17.

Comment Mylord s’était procuré ce brouillon, ce que nous savons de son talent comme serrurier nous dispense de le dire. Nous ajoutons qu’il était revenu de Londres à Paris, après ses études faites chez le docteur Jos. Sharp, tout exprès pour percer le mystère de l’hôtel Paléologue.

C’était cela qu’il appelait « son destin. » Sur le drame de la maison de Sampierre il en savait aussi long que Vincent Chanut lui-même, et peut-être davantage.

Après avoir étudié l’écriture du document, Mylord choisit une plume d’oie dans un paquet neuf, la tailla et l’essaya. Puis il se mit à exécuter hardiment une sorte d’exemple calligraphique qui, dès la première tentative, reproduisit avec une exactitude merveilleuse le corps même de l’écriture de M. Chanut.

Cela fait, il prit dans son portefeuille une carte de visite portant le nom et l’adresse du même Vincent Chanut.

Au dos de cette carte, il écrivit à toute volée, et vous auriez fait serment que c’était la main de l’ancien inspecteur lui-même :

« Pour capitaine Blunt.

» Je suis venu deux fois. Vous avez eu tort de vous absenter, grand tort. Ce soir, vers minuit, cité Donon, devant le saut de loup. Il y a danger, Dieu veuille que vous soyez de retour ! »

Il replaça les papiers dans son tiroir et ne garda que la carte ainsi préparée, plus deux plis qu’il avait cachetés d’avance.

Après quoi, il s’habilla avec beaucoup de soin et ressortit.

En remettant sa clé chez la concierge qui admirait sa toilette, il dit :

— Je vais me permettre une course de fiacre.

— Pour une fois, répliqua la bonne femme, et quand on va dans le monde !…

Mylord prit, en effet, un fiacre, mais à l’heure.

En premier lieu, il se fit conduire au domicile de capitaine Blunt, chaussée des Minimes.

Il était bien sûr de n’y point rencontrer le pauvre Édouard !

Nous savons que la maison de capitaine Blunt n’avait pas de concierge et qu’il se privait de domestiques. Mylord mit en branle la sonnette dont le cordon pendait dans la cour pour le facteur. Personne ne répondit.

Mylord s’y attendait. Il monta et introduisit la carte de M. Chanut dans le trou de la serrure.

— L’hameçon a deux crocs, pensa-t-il. Si Chanut vit encore et qu’il vienne avant Blunt, il ira flairer au saut du loup, et alors son affaire est toisée !

En rentrant dans le fiacre, il dit au cocher :

— Rue de Babylone, coin de la rue du Bac.

Ce fut là qu’il descendit, au revers des Missions étrangères. Il paya et continua sa route à pied jusqu’à l’entrée du Trou-Donon dont il enfila la ruelle étroite.

Il y avait de la lumière à la fenêtre du Poussah. Mylord ne s’arrêta point.

En traversant le terrain découvert au devant du saut du loup, il jeta un regard aux illuminations de l’hôtel de Sampierre qui brillaient à travers les arbres.

Cela le fit sourire.

Puis il atteignit la pauvre porte de la maison de l’aveugle qu’il poussa sans frapper.

La première chambre était vide. Dans la seconde, l’aveugle et Joseph Chaix priaient prosternés auprès du lit d’Éliane, qui était blanche comme la mort et qui avait un crucifix sur la poitrine.

Un prêtre du rite grec se tenait debout au chevet, récitant à haute voix les prières des agonisants.