Les Cinq/II/31. Deux lettres


XXXI

DEUX LETTRES


Cette fois, Mme Marion ne jugea pas à propos de répliquer.

Depuis qu’on parlait du no 1, Mylord avait pris un air de dignité blessée.

Mœris et Moffray écoutaient curieusement. C’était la première fois qu’on les initiait si franchement à l’intrigue de la comédie. Tous les deux étaient hommes à comprendre à demi-mot.

— On avait eu cette idée de fabriquer l’héritier, dit Mœris, lors de la grande expédition d’Amérique : une affaire Tichborne, parbleu ! prise de longueur ! Si nous avions été en Angleterre, où la loi est si commode pour jouer à cache-cache, ça aurait marché tout seul. On consulta même un médecin au sujet de la cicatrice à imiter. Le médecin répondit qu’il était trop tard et que le premier gâte-chair venu pouvait juger l’âge d’une cicatrice. Le Pernola n’aurait pas manqué d’éplucher la chose au microscope.

Mylord avait peine à contenir son agitation. Il restait immobile sur son siège, mais le sang lui montait à chaque instant au visage.

— Madame, demanda-t-il en ce moment, est-ce que vous n’allez pas enfin parler de mes droits ?

— Et de l’échelle à papa, hé ! garçon ? ajouta le Poussah, qui le regarda en riant au travers de sa chope. Laisse-nous causer, ton tour viendra.

Mylord se redressa, et son regard choqua intrépidement celui du gros homme, qui dit :

— Toi, tu me plais, Fanfan. Je voterai pour toi si je suis juré quand il s’agira de te couper le cou. Allez, Laura-Maria, allez, ma fille !

— Nous n’avons désormais le temps, reprit Mme Marion, ni de nous quereller, ni de plaisanter. La pièce a duré vingt ans, mais son dernier acte va courir la poste, et dans quelques heures tout sera fini. Ne m’interrompez plus. D’une minute à l’autre le numéro 1 peut entrer en scène…

— Ah ! ah ! fit le Poussah, à la bonne heure ! ça brûle, alors ?

Mœris et Moffray, d’un mouvement involontaire, avaient rapproché leurs sièges.

Mylord étendit sa main.

— C’est moi qui suis le no 1, prononça-t-il avec une grave émotion, je le jure ! Vous m’arracherez la dernière goutte de mon sang avant de me faire renoncer à mon nom et à ma fortune légitimes !

Comme on riait, la châtelaine dit :

— Messieurs, vous serez juges. Moi, je penche un peu du côté de notre ami Donat. Quand j’ai choisi le jeune homme du bal Mabille, je ne savais pas qui il était. Et certes, si je l’avais su, j’aurais béni le hasard ; l’association des Cinq n’existerait pas et j’aurais tout bonnement rendu le fils à sa mère, me contentant d’un ou deux millions pour récompense honnête. Mais maintenant qu’il y a tant de larges bouches autour du gâteau… le jeune homme de Mabille a son droit, messieurs, il ne nous devrait rien, tandis que Donat nous devrait tout.

À ce moment, Jabain, le soldat du père Preux, se montra dans la grande allée du jardin.

Son sabre était au fourreau et Jules ne le suivait plus.

— Voilà le troisième héritier, dit le Poussah ; ce serait peut-être le meilleur de tous… Eh bien, Jabain, quelles nouvelles ?

— La nouvelle que j’ai fait la fin du chien, répondit Jabain, sans méchanceté et par légitime défense, qu’il s’était mis avec Chopé contre moi pour me nuire.

— Tu as donc trouvé le fiacre ?

— Oui, au cordon du Nord, et Chopé m’a reconnu et quand il m’a allongé son premier coup de fouet, le chien est devenu furieux, me sautant à la gorge, que j’aurais été étranglé vif sans M. Zonza, de l’hôtel…

— Le valet du comte Pernola ! s’écria Preux.

— Oui, à cheval, qu’il m’a dégagé de mon péril pour me demander où vous étiez, étant chargé d’une commission pour vous, j’entends toujours de la part de M. Zonza de l’hôtel…

— Et où est-il ?

— En dispute, là-bas, avec un autre voisin, Joseph Chaix, de la cité Donon, qui a commencé à s’expliquer avec lui en le tirant par la jambe et le faire tomber de cheval en grand, les quatre fers en l’air… Alors, j’ai détalé, Chopé relevant M. Zonza, et j’ai communiqué un coup droit au chien, ne pouvant passer pour manquer d’indulgence avec les bêtes, puisqu’il m’affronte depuis ce matin, à vouloir me dévorer.

La grosse sonnette de la porte extérieure retentit violemment.

Le Poussah fit signe à Jabain d’approcher et lui dit à l’oreille :

— Écoute bien : Lamèche et le Hotteux sont au bouchon sur la route de Sèvres avec les autres. Va les chercher. Deux hommes pour veiller le fiacre. Le reste ici, autour de la maison, pour pincer M. Chanut. Gros pourboire. C’est des affaires de commerce… au galop !

Il ajouta tout haut :

— Disparais et respecte le restant des prunes !

Jabain fit demi-tour et s’éloigna en disant :

— On ne s’aimait pas, le chien et moi, c’est sûr, mais c’est lui qui avait tort, ayant commencé, j’en lève la main !… Deux hommes au sapin, le reste en tirailleurs. Pincer Chanut. C’est facile à retenir.

Mlle Félicité se montra à la porte et dit :

— Il y a un homme déchiré, qui a l’air d’avoir été battu et roulé. Il apporte une lettre pour M. Preux. Il dit que M. Preux est ici. Connais pas M. Preux.

— Donnez, bergère, fit le Poussah, et offrez un verre de vin au porteur, pendant qu’il attendra la réponse.

Mlle Félicité sortit et retourna près de Zonza qui se frottait les côtes à la cuisine, en compagnie de son vainqueur Joseph Chaix. Il y avait trêve entre eux.

Ici une explication de détail est nécessaire : le gros coup de sonnette n’appartenait pas à Zonza. Zonza était arrivé depuis plusieurs minutes et sa lettre aussi.

Félicité avait d’abord porté la lettre à son nouveau maître et seigneur, Vincent Chanut, installé bien commodément par ses soins en un lieu dont nous parlerons bientôt.

C’était sur l’ordre même de Chanut que Mlle Félicité avait délivré le message au père Preux, le véritable destinataire.

Le gros coup de sonnette venait de Joseph Chaix, également porteur d’une lettre. Nous savons que celle-là était adressée à Chanut en première ligne et, à son défaut, à M. Preux ou à Mme Marion :

Le Poussah ne fut pas long à déchiffrer la missive apportée par Zonza. Elle ne contenait que ces mots :

« Cher voisin, je ne me sens plus de force à garder tout seul ma vivante mine d’or. J’ai dû faire revenir M. le marquis de S… qui me semblait par trop exposé dans sa maison de santé, mais maintenant qu’il est seul dans ce pavillon isolé, je tremble. Je n’ai personne à qui me confier et je crains jusqu’aux domestiques de l’hôtel. Je réclame franchement votre aide. Vous y mettrez prix que vous voudrez. Hâtez-vous, je vous attends. »

Point de signature.

Le Poussah mit sa pipe sur la table. Il but avec réflexion sa chope pleine jusqu’aux bords.

Et comme tous les yeux l’interrogeaient, il dit :

— C’est mon voisin, M. le comte Pernola, qui nous invite à finir M. le marquis de Sampierre cette nuit.

— Pourquoi ? demanda Mme Marion, exprimant l’étonnement général.

— Je ne sais pas encore, repartit le Poussah : je cherche.

Félicité ouvrit de nouveau la porte pour dire :

— C’est encore une lettre pour M. Preux.

— Qui l’a apportée ?

— Un jeune homme… qui a l’air d’avoir roulé et battu l’autre messager.

— Donne-lui à boire, bergère, et qu’il attende.

Cette seconde lettre était de Charlotte et encore plus courte que celle de M. le comte Pernola. Avant de la lire, papa Preux dit à Mme Marion :

— Voici peut-être la réponse à votre pourquoi, ma belle.

La lettre était ainsi conçue :

« Marquis de Sampierre seul au pavillon. Saigné à blanc par Pernola, qui a en poche la fortune entière (y compris les biens de Paléologue) par contrats notariés, dont la date est antérieure à l’interdiction. Agir cette nuit ou jamais, car demain, les millions seront envolés. »

Le père Preux lut par deux fois ce laconique bulletin, puis il emplit sa chope d’un air songeur.

— Eh bien ! fit Mme Marion.

— C’est comme j’ai eu l’honneur de vous le dire, ma poule, répliqua le père Preux. Voici la réponse à votre question. La petite princesse d’Aleix, qui est de mes clientes…

— Comment ! celle-là aussi ! C’est donc vrai !

— … À l’obligeance de me prévenir, continua le Poussah, que mon futur hôtel, mes terrains et tout l’espoir enfin du nouveau Quartier-Preux naviguent vers de lointains rivages dans la poche du Pernola, déjà nommé, — lequel bandit, après avoir vidé le marquis de Sampierre, nous engage à nous occuper de ce pauvre homme.

— Et quel intérêt a-t-il à cela maintenant ?

— En Italie, répondit le Poussah, ils ont de la capacité. Entre scélérats, ils se jouent des tours très-cocasses. On fourre dans la tête d’un collègue, n’est-ce pas, l’idée d’enlever un millionnaire à qui, préalablement, on a servi à souper…

Le Poussah cligna de l’œil. Autour de lui les figures n’exprimaient plus la curiosité, mais bien l’étonnement que cause à un public d’amateurs un tour de force crânement exécuté. Tout le monde était déjà fixé. Mylord dit :

— Le truc est bon ! Jos. Sharp ne l’a pas dans son registre.

— Chaque pays a ses dragées, fit observer paisiblement le Poussah. Laura, ma fille, donnez-moi ce qu’il faut pour écrire et sonnez la bergère.

Mme Marion obéit aussitôt. Le père Preux traça lourdement une demi-douzaine de mots sur deux feuilles de papier qu’il mit sous enveloppe, puis il dit à Mlle Félicité, appelée par le coup de sonnette :

— Voici pour le battu et voici pour l’autre. Vous pouvez montrer ces deux autographes, en passant, à M. Chanut, l’éminent observateur qui était caché tout à l’heure de l’autre côté de la porte… avec tous mes compliments d’amitié… et prévenez les deux messagers qu’ils n’ont pas besoin de se battre en chemin. La paix est signée. Aller, ma coquine !

Dès que Félicité eut passé le seuil, le Poussah se tourna vers Mme Marion et ajouta :

— Nous autres, nous n’avons plus qu’un ennemi, c’est le Pernola — à moins qu’il ne soit notre ami intime dans une heure. Parlons bref, mais n’omettons rien ; je vous garantis que nous avons tout le temps de jouer notre partie. Ces machines compliquées sont simples comme bonjour, au fond, et Gribouille est le père de toutes les finesses. Si, par hasard, mon collègue Vincent Chanut est à portée de m’entendre, il n’a qu’à entrer, je lui offre le fauteuil de la présidence. La question est désormais de savoir si nous avons assez d’atouts pour gagner en abattant cartes sur table. Causez, mignonne ! Vous en étiez à nous dire que vous aviez mis la main sur le lingot d’or malgré vous et que d’un instant à l’autre le no 1 pouvait frapper à cette porte. Ce serait fameux !… Continuez, nous sommes tout oreilles.