Les Cinq/II/30. Portes closes


XXX

PORTES CLOSES


Mlle Félicité avait écouté ce qui précède avec une inquiétude croissante. Ses dents claquaient déjà quand le faux Baptiste se tut.

— Alors, c’est des voleurs ! dit-elle : je m’en doutais ! ou des sociétés secrètes !

Et comme M. Chanut ne répondait pas, elle ajouta :

— Vous venez de la part de l’administration, bien sûr !

Car il y a deux argots : l’argot filou qui dit : la rousse, l’argot respectueux ou poltron qui murmure : l’administration.

Les deux signifient police.

Il faut redouter ceux qui parlent le premier argot et se méfier des autres.

M. Chanut eut un sourire majestueux et dit :

— Ma chère enfant, j’espère que, dans votre position, vous n’avez pas la prétention de me faire subir un interrogatoire.

— Ma position ! répéta Mlle Félicité. J’ai mon livret en règle, dites donc ! et mes certificats ! Et dire que j’ai donné dans le panneau ! j’aurais juré que vous sortiez de chez un mirliton de la Maison-d’Or ! Sapré mâtin de sort ! ces gaillards-là ont-ils du talent ! On doit vous payer gros tout de même, vous, pas vrai, à la préfecture !

Ceci fut prononcé les mains jointes et sur le ton de la plus ardente admiration.

M. Chanut fut intérieurement flatté. Ainsi l’oreille d’un académicien est-elle chatouillée même par les bravos qui descendent des cintres.

— Ma chère demoiselle, reprit-il avec bonté, je ne vous crois pas coupable…

— Comment ! coupable !

— Ah ! la paix ! s’il vous plaît ! Nous ne sommes ici ni vous ni moi pour discuter. Si vous vous comportez convenablement, je me fais fort de vous tirer d’affaire, et mieux que cela, vous aurez peut-être la prime.

— C’est donc des grands coupables ? s’écria la femme de chambre. Est-ce que leur tête est mise à prix ? Misère, tout de même, misère ! Je n’avais pas bonne idée de cette Mme Marion-là !

Puis avec une volubilité soudaine :

— Mais, c’est égal, je me représentais les agents avec une vieille lévite toute longue, des cheveux plats, quelque chose de jaune à la boutonnière, ou de vert, et un chapeau retapé. Jamais je n’aurais cru qu’ils pouvaient prendre la tournure élégante de quelqu’un de comme il faut, surtout d’un homme de maison, stylé à la papa. C’est que ça y était, dites donc, farceur ! Combien vaut-elle, la prime ?

— Cinq louis.

— Pas cher. A-t-on assassiné ? Je jure devant Dieu mon innocence ! Et alors, c’est fini, entre nous, les simagrées de conjungo !

— Savoir !

— Ah ! Farceur ! farceur ! je n’en reviendrai jamais qu’il y a dans cet état-là des personnes si agréables ! Vous savez, on se couperait en six rien que pour vous obliger, monsieur Baptiste. Que faut-il faire ?

Je crois qu’il y eut un baiser galamment échangé. M. Baptiste répondit :

— D’abord, il faut me donner la carte exacte de l’établissement : le dedans, le dehors, le dessus, le dessous. Ensuite, me laisser le maître absolu de la maison et ne bouger que sur mon ordre. On ne s’en repentira pas.

— Ça va ! s’écria Mlle Félicité. Hormis le jeune M. Édouard, je n’ai rien pour tout ce peuple-là… et vous me ferez voir le grand bureau des mouchards, rue de Jérusalem, pas vrai, par-dessus le marché ?

Le traité ayant été ainsi conclu et signé, M. Chanut, libre de ses mouvements, commença l’attaque de la porte, qu’il ouvrit sans produire le plus léger bruit. Mlle Félicité, retenant son souffle, admirait par derrière. Nous nous souvenons que le père Preux avait éventé le stratagème uniquement par la différence presque imperceptible produite entre le plan de la porte et celui de la boiserie.

De même, M. Chanut, quoiqu’il lui fût impossible de voir les hôtes de Mme Marion, éventa le contre-stratagème du père Preux à l’aide de symptômes que ni vous ni moi nous n’aurions assurément perçus : parmi ces symptômes il faut ranger en première ligne le vide même du discours prononcé par le Poussah. M. Chanut dut se dire que les Cinq ne s’étaient pas réunis tout exprès pour entendre de pareilles balivernes.

Quand Mylord, ouvrant brusquement la porte du salon, bondit sur la proie absente, M. Chanut était à la cuisine avec Mlle Félicité, tourmentée par une crise de sympathie, dont le cas de Calypso ni même celui de Didon, fille de Bélus, roi de Tyr, ne saurait donner la plus légère idée.

— Sapré mâtin ! dit-elle pendant que sa main tremblait en versant deux verres de fine champagne, vous êtes un homme aimable et bien conservé, monsieur Baptiste ! Et c’est sûr que vous autres de la préfecture, vous entendez l’herbe pousser ! Est-ce vrai que le gouvernement occupe aussi des dames !

Elle but les deux verres, parce que M. Baptiste n’avait pas soif, et ajouta :

— Le cœur excuse tout, pas vrai ? c’est un caprice qui me tient en votre faveur à laquelle je préfère mourir que d’y résister ! Dites qu’on se fréquentera, nous deux, et je vous donne les moyens de les voir travailler bien à votre aise, comme aux premières loges du spectacle ! Il y a l’armoire double de la chambre ronde qui servait aux anciens libertinages d’avant la Révolution. Vous serez là mieux qu’un saint dans sa niche ! venez !


Au salon, Mme Marion avait la parole.

— J’ai fait longtemps mes affaires toute seule, disait-elle, et mon vieil ami Preux peut bien avoir raison ; mes affaires n’en allaient pas plus mal. Cependant, il y a des choses qui exigent de l’aide. Tout le monde crie contre les domestiques et tout le monde en a. Je n’ai pas lu beaucoup de romans, mais j’en ai trop lu encore, à ce qu’il paraît, car ce sont les romans qui m’ont donné l’idée de fonder une association dont je serais la maîtresse souveraine, et composée d’outils humains largement rétribués…

Ici, le Poussah mit quatre doigts de cognac au fond de sa chope et les but, contre le froid de la bière. C’est recommandé par les vrais amateurs.

— Ceux qui savent travailler, dit-il, n’ont pas le temps de faire des livres.

— Ces outils, continua Mme Marion, je ne les ai pas choisis : je les ai trouvés réunis. Je ne me plains pas d’eux. Je sais très-bien à quoi j’emploierai Mœris et Moffray qui, jusqu’ici, chez moi, ont l’air de vivre de leurs rentes ; et quant au jeune Donat, il m’a déjà rendu un très-grand service.

— Et il a dérangé tout votre plan ! interrompit le père Preux. C’est un aimable garçon, quoiqu’il soit tout malade aujourd’hui de l’impériale raclée qu’il a reçue cette nuit sous mes fenêtres, cité Donon.

Mylord, droit et digne sur son siège, ne daigna même pas regarder le Poussah.

— S’il faut l’avouer, reprit Mme Marion, les aides que je cherchais, je les cherchais à cause de vous, cher monsieur Preux, et contre vous. Je savais que vous m’aviez retrouvée et reconnue…

— Et vous vouliez me faire mon affaire, hé, l’enfant ?

— Fi donc ! s’écria la châtelaine.

— Dame ! riposta bonnement le gros homme, pour payer à quelqu’un un réchaud de charbon dans une chambre bien calfeutrée, comme vous fîtes au docteur Strozzi, il faut loger ensemble, et la rue Saint-Guillaume est loin de la cité Donon, ma perle !

— Quelle mémoire ! murmura Mme Marion qui le regarda en souriant.

Le Poussah poursuivit en lui envoyant un baiser :

— Continuons : vous aviez donc besoin de quelqu’un ; or, l’ancien no 1, qui était un luron capable, va être jugé aux prochaines assises pour récidive.

— En fait de quoi ?

— En fait de meurtre.

Mœris et Moffray devinrent tout blêmes.

— J’ignorais cela, dit Mme Marion.

— Et nous aussi s’écrièrent à la fois Mœris et Moffray.

— Moi ! fit Mylord, je le savais.

— À la bonne heure ! approuva le père Preux. Le petit percera. Ma chère belle, ajouta-t-il en s’adressant à Mme Marion, j’ai vu le temps où les Cinq formaient une association présentable, mais l’ancien no 1 était le dernier bon : en prenant les autres, vous avez acheté une noix creuse. J’ai été le banquier de la confrérie à l’époque de sa gloire, mais voilà déjà plus de six mois que j’avais coupé le crédit. Allez, mon ange. Je ne suis ici que pour vous.

— Je n’ai pas besoin, reprit Mme Marion, de vous expliquer l’opération. Chacun de ceux qui sont ici a mis la main déjà dans ce sac inépuisable. Je dois cependant vous apprendre ce que j’ai fait ; mais auparavant, et pour répondre à votre désir, mon excellent ami, je déclare que l’hôtel et le parc de Sampierre sont à vous, quoi qu’il arrive ; je m’engage, en outre, à ne point contrarier vos vues sur la jeune demoiselle qui porte le titre de princesse d’Aleix…

— Bien, bien, fit le Poussah qui avait aux lèvres un singulier sourire ; pourquoi vous intéresseriez-vous à celle-là ? Allez !

Mme Marion continua :

— Des événements éloignés de nous m’avaient mise à même de connaître, dans ses détails les plus cachés, le prologue d’un drame qui laissait vide le berceau du cadet de Sampierre. Je n’ai pas à dissimuler devant un homme qui sait par cœur ma vie, que je tiens moi-même, par un lien assez étroit, à cette famille, non pas à M. le marquis mais à sa femme, la princesse Domenica Paléologue. L’idée qui va nous enrichir tous naquit en moi au-delà de la mer. À deux mille lieues de Paris, sur les bords de l’Océan Pacifique, j’acquis cette certitude que le cadet de Sampierre vivait.

Puis je le perdis de vue.

Puis encore j’eus connaissance du décès de son frère aîné, à Paris : de là mon plan.

Je revins en France. J’ignorais que d’autres avaient combiné un plan tout pareil au mien. Je me rapprochai de Mme la marquise et n’ai pas peu contribué à développer en elle le germe de cette passion qui a couleur d’extravagance et qui la pousse à chercher un enfant, mort-né en quelque sorte, et disparu depuis vingt ans. Vous savez les sommes considérables que Mme la marquise a prodiguées déjà pour l’accomplissement de cette œuvre.

Je laissais faire et je suivais mon plan. Les autres pouvaient courir ; je savais que j’arriverais au but la première. Pour cela, il fallait inventer de toutes pièces le personnage que je continuerai d’appeler, s’il vous plaît le numéro 1, et qui n’a rien de commun avec celui de la Cour d’assises.

Ce personnage devait réunir certaines conditions indispensables d’âge, de figure et de tournure. Il fallait qu’il eût habité l’Amérique…

— Et qu’il eût de vagues souvenirs, n’est-ce pas, intercala le père Preux, comme le Georges Brown de la Dame Blanche… « Chantez (bis) refrain d’amour et de guerre… »

— Vous vous trompez, répliqua sérieusement Mme Marion. Fiez-vous à moi ; je suis ferrée sur les matières de l’examen. Les deux frères de Tréglave, gardiens du jeune Domenico, l’avaient laissé dans un état de complète ignorance. Notre no 1, pour bien jouer son rôle, devait être dépourvu de toute notion à l’endroit de sa naissance. Je cherchai…

— Jusque dans les profondeurs du bal Mabille, madame la baronne !

— Et je trouvai…

— Mieux que vous ne vouliez ! s’écria le Poussah en éclatant de rire. Vous qui êtes l’habileté même, belle chérie ! tomber sur le pupille de votre ancien amoureux ! sur l’héritier lui-même ! Et n’y voir goutte !

— Le hasard avait fait, répondit Mme Marion sans rien perdre de son calme, que je ne m’étais pas rencontrée une seule fois depuis vingt ans avec celui qui porte maintenant le nom de capitaine Blunt.

Le Poussah, qui était d’humeur taquine, s’écria gaiement :

— Aussi, quelle joie, trésor, quand vous allez pouvoir bientôt vous jeter au cou d’une si vieille connaissance !