Les Cinq/I/35. Toute-puissance de Dominica


XXXV

TOUTE-PUISSANCE DE DOMENICA


Le charmant visage de la baronne exprimait depuis quelques instants la fatigue. Elle avait dit : « Je souffre, » et ce devait être vrai.

Son dernier cri dénonçait une angoisse et une terreur.

Domenica était ici comme le cavalier novice qui sent à ses talons une paire d’éperons tout neufs. Rien n’est plus aisé que de piquer, mais il y a la peur des ruades !

Domenica hésitait.

L’idée même qu’elle se faisait de son pouvoir absolu la portait à la clémence. Et c’était, au fond, une si bonne personne !

— Vous éveiller, ma petite ! dit-elle. Vous n’y songez pas ? je veux bien ne pas être rude avec vous, parce que je vous aime beaucoup, mais je vous tiens et je vous garde. Reposons-nous, si vous voulez, j’ai du temps devant moi : nous allons faire un petit entr’acte.

Elle visa le front de Laure avec la paume de sa main ouverte qui s’agita doucement : ainsi font mesdames les écuyères du cirque essayant des caresses calmantes sur le garrot de leur cheval, après le saut manqué des couronnes.

— Mon influence vous fait déjà du bien, n’est-ce pas ? reprit-elle. J’ai une quantité considérable de fluide, et il est de première qualité. Tout à l’heure, je ne me suis pas vantée de cela, mais rien de ce que je viens de voir ne m’a étonnée. J’en sais long, ma chère belle, laissez-moi faire, vous êtes en bonnes mains.

Sous l’action bienfaisante du fluide première qualité, Laure put fermer ses paupières et s’appuyer au dossier de son fauteuil. Le sourire de Domenica s’élargit.

— J’en étais sûre ! murmura-t-elle. Je pourrais me faire payer comme les autres. Êtes-vous remise, mon ange ?

Laure ne répondit que par un signe de tête imperceptible, et qui semblait signifier : « Attendez. »

— Bien, ma petite. Nous ne sommes pas à l’heure. Au moins ne croyez pas que je sois mécontente de vous ; ces esprits sont tous des espiègles, et le vôtre vous a, bien sûr, joué un méchant tour. Pendant que vous soufflez, je vais vous dire l’idée qui m’est venue : je crois qu’il la jugera délicate. Comme il est décédé et que d’ailleurs j’ai passé quarante ans, je n’y vois pas d’inconvenance, et vous ? Je vais emporter sa bague, dont je vous tiendrai compte au prix que vous fixerez et je la garderai dans mon tiroir, en souvenir de lui.

Tout en parlant, elle avait décroché la bague aux armes de Tréglave qui pendait sous la glace, pour la nouer dans le coin de son mouchoir. Pensez si l’esprit devait être reconnaissant !

— Ah ! j’ai bien cherché, ma bonne petite, reprit Domenica en s’asseyant de nouveau. J’ai dépensé à cela deux ou trois fortunes. On se moquait de moi, mais ce n’était pas si fou. Les journaux avaient parlé de la présence des deux Tréglave en Californie ; les journaux avaient dit qu’un gentilhomme français, accompagné d’un enfant, était aux mines. Un autre rapport affirmait qu’ils faisaient partie tous les deux d’une expédition dont on avait perdu la trace… Quand je me vis seule après la mort de mon pauvre Roland… Mais je vais encore fondre en larmes si je parle de ces choses ! Voyons ! Nous avons soufflé ? recommençons.

Elle pointa deux doigts de sa main droite sur les yeux fermés de Laure et reprit :

— Laissons de côté, pour le moment, cette lettre qui vous trouble. Êtes-vous lucide ?

— Oui, répondit la baronne faiblement.

— Eh bien ! trésor, je vais vous dire : j’ai envie de savoir comment cette fameuse bague est venue en votre possession. Contez-moi ça !

Laure eut besoin de toute sa force pour réprimer un mouvement de joie. Le sourire vint jusqu’au bord de ses paupières, mais elle le cacha derrière ses sourcils froncés.

— Je ne veux pas, répliqua-t-elle, pourtant, à voix basse.

— Bon ! fit Domenica, je m’en doutais bien ! mais moi, je veux, et vous savez que vous ne pouvez pas me résister.

— Je ne veux pas ! répéta Laure avec plus de force.

— Bah ! ma chère, le roi dit nous voulons, obéissez !

Elle leva le doigt. La bouche de Laure se contracta comme si ses lèvres eussent essayé de parler malgré elle.

— Est-ce assez curieux ! pensa tout haut la marquise. Et comme il faut être aveugle pour nier la puissance du fluide !

— Si vous me contraignez, je ne verrai plus rien ! dit Laure avec une colère admirablement jouée.

— À d’autres, mon amour ! vous êtes un joli petit Protée qu’il faut battre. Eh bien ! on vous battra… Allons ! Allons !

— Je vous tromperai, je mentirai…

— Oh ! la chère méchante ! Nous avons donc un bien gros secret ?

Laure porta la main à ses yeux d’un geste plein de détresse : La bonne marquise eut pitié, mais ce n’était rien auprès de sa curiosité.

— C’est comme pour les dents qu’on arrache, dit-elle d’un ton résolu. Le plus vite est le mieux. Parlez ou je frappe !

Sa main étendue se leva, non point pour porter un coup dans le sens matériel du mot, mais, pour dessiner une passe menaçante.

Laure tressaillit douloureusement et dit :

— Vous aurez en moi une mortelle ennemie, madame !

— Mais, du tout, mignonne, riposta Domenica, sûre de son fait. Autant en emporte le vent ! Ce n’est peut-être pas très-généreux et j’abuse un petit peu de la situation, mais je n’ai eu que ce bout de roman en toute ma vie, vous comprenez que ça m’intéresse… et puis, c’est la seule manière que j’aie de prendre des renseignements sur vous. J’y tiens. Ne vous entêtez pas : dans une demi-heure, nous nous comblerons de gentillesses, nous deux !

Elle dessina une seconde passe. Laure se tordit et balbutia :

— Vous me faites mal… horriblement !

— Attention ! pensa la marquise, il ne faut pourtant pas la tuer ! Ah ! quelle puissance ! Quelle puissance ! Avant d’avoir essayé, on ne sait pas de quoi on est capable !

Au moment même où elle allait modérer la gigantesque manifestation de son pouvoir, elle vit les traits de Laure se détendre et celle-ci murmura :

— Vous l’avez voulu, je parlerai !

— À la bonne heure, fit la marquise en prodiguant aussitôt les passes adoucissantes et calmantes qui devaient ramener la sérénité sur le visage de sa compagne.

Celle-ci commença aussitôt :

— Personne ne sait rien de mon passé. Il y a des souvenirs douloureux qu’on essaie d’ensevelir. C’était bien avant mon mariage ; j’avais perdu ma mère de bonne heure, et mon père, qui était jeune encore, avait dissipé notre fortune.

Mon père était un gentilhomme ; il ne voulut pas rester pauvre parmi ceux qui l’avaient connu riche. Ne sachant à qui me confier, il me prit avec lui, et nous partîmes pour ces pays nouveaux où vont tous ceux qui n’ont plus de ressources dans l’ancien monde. Nous allâmes dans les vastes plaines du Nord-Ouest-Amérique où l’Europe croit enfouies toutes les richesses de l’Eldorado.

Mon père avait les qualités de ses défauts. Ce qui l’avait ruiné en France devait faire sa fortune au pays d’or où sa prodigalité devenait munificence et sa témérité héroïsme. Jamais il ne mesurait l’obstacle et rien au monde n’était capable de le faire reculer.

Là-bas, on aime les cœurs de lion.

Une armée d’aventuriers se groupa autour de mon père, et la grande entreprise fut fondée qui devait conquérir la portion indienne de la Sonora, sous la protection des deux gouvernements français et mexicains.

Je n’avais jamais quitté mon père. Au moment d’entrer en campagne, il voulut me laisser derrière lui, mais je refusai. Je fis bien, car il eut mon aide à son heure suprême, et son dernier regard se ferma sous mes baisers.

Il fut vaincu, non pas par les armes, mais par la trahison. Là-bas, la trahison est la loi. Un Mexicain trahit comme il respire.

Les Mexicains, jaloux des premiers succès de mon père, qui avait conquis en quelques semaines des mines d’une richesse inestimable, l’abandonnèrent pour s’unir aux Indiens et dressèrent autour de son camp une gigantesque embuscade. Personne d’entre nous ne serait sorti vivant de ce tombeau sans l’arrivée d’une troupe de mineurs français, peu nombreuse il est vrais, mais qui avait pour chef le vicomte Jean de Tréglave…

— Ah ! ah ! fit la marquise, voilà l’intéressant qui vient !

— Jean de Tréglave, poursuivit Laure, me sauva, mais orpheline. Mon père était couché mort au milieu d’un cercle de cadavres mexicains.

— Pauvre chère ! murmura la marquise. Et après ?

M. de Tréglave avait connu mon père en France.

Il me prit sous sa protection, il devint mon tuteur et mon frère.

— Rien que cela, trésor ? demanda la marquise.

Elle fut punie de ce mot par la réponse suivante :

— Madame, vous parlez à une honnête femme et je vous parle d’un homme qui avait un grand amour dans le cœur.

Domenica rapprocha son fauteuil en disant :

— Mille excuses, ma bonne petite. Votre histoire m’attache beaucoup et je n’ai jamais estimé personne mieux que vous. Mais la bague ?

— La bague est un héritage.

— Et cet échange d’influences magnétiques entre un jeune homme et une jeune fille dans ce pays de sauvages ? Je ne serais pas fâchée de savoir…

— Jean de Tréglave interrompit Laure, m’endormit la première fois à mon insu, et ce fut pour envoyer mon regard au-delà de la mer, à la recherche de celle qu’il adorait, à laquelle il avait donné sa vie, et qui l’avait oublié.

Domenica eut un peu plus de rouge à la joue.

— L’enfant était-il avec lui en ce temps-là ? demanda-t-elle.

— Non, répondit la baronne, Jean de Tréglave avait un frère…

— Le brave Laurent ! s’écria Domenica.

— De celui-là, murmura Laure, que Dieu vous garde, Madame !

— Que dites-vous !

— Je vous reparlerai de ce Laurent… Jean de Tréglave avait coutume de prendre pour lui-même tout le danger. S’il avait vécu, l’enfant serait revenu en Europe plus riche qu’un roi, assez riche pour dire à son père : « Je ne veux rien de vous qui avez mis du sang à mes langes, » et à sa mère : « Je peux vous pardonner, car je n’ai pas besoin de vous. »

La marquise secoua la tête d’un air mécontent.

— Jean est donc mort irrité contre moi, dit-elle, puisqu’il inspirait de pareils sentiments à mon fils ! De si loin, vous n’aviez pas pu lui montrer mon cœur ?

— J’avais montré ce que j’avais vu de vous et autour de vous, répondit Laure sèchement ; j’avais montré le père assassin épargné par les hommes, mais sur qui pesait la main de Dieu, et la mère, — je parle de vous, madame, — maîtresse absolue dans la maison, veuve du vivant de son mari, courant le monde, plus folle que le malheureux marquis lui-même, agenouillée le matin, dansant le soir, pleurant d’un œil et riant de l’autre, payant les neuvaines de la main droite et de la gauche les violons…

— Oh ! chérie !… Et il vous avait crue ?

— Non, madame ; il ne croyait qu’en vous.

— C’était un bien bon homme, dit Domenica en s’éventant avec la lettre miraculeuse, mais s’il avait ramené tout uniment mon Domenico au bout d’un an ou deux, nous ne serions pas dans la peine et lui-même vivrait encore, ceci soit dit sans reproche.

Laure garda un dédaigneux silence.

— Quant à vous, ma petite, reprit la marquise, je vous ai menée un peu rudement tout à l’heure, et vous me gardez rancune. C’est tout simple. Nous ferons notre paix en temps et lieu… Ne me parlez plus que de mon fils.

— Vous ne demandez même pas comment Tréglave est mort, dit amèrement la baronne.

— J’ai assez pleuré… Mon fils, je vous ordonne de revenir à mon fils !

Laure se tourna vers elle tout d’une pièce comme ces statues de saints que le moyen-âge posait sur pivot, au faîte des cathédrales.

— Pensez-vous m’effrayer ! s’écria la marquise, à qui vint la chair de poule.

— Regardez encore l’écusson de Tréglave ! prononça tout bas Laure dont l’œil planait au-dessus des choses terrestres : il y a trois glaives pour percer un seul cœur. Ce ne fut pas assez contre Jean de Tréglave. Ils étaient vingt autour de lui. Je le vis tomber avec trois couteaux mexicains plantés dans la poitrine… et sur sa lèvre, dans son dernier soupir, je recueillis le nom d’une femme qui n’était pas digne de lui !

— Et mon fils ! balbutia Domenica bouleversée.

La baronne répondit :

— J’avais promis de vous reparler de Laurent. Il était parmi les assassins, je l’ai vu ! Prenez garde…

— Lui ! Laurent ! un assassin ! l’assassin de son frère !

— Prenez garde au plus mortel ennemi de votre fils ! Prenez garde à Laurent de Tréglave !