Les Cinq/I/34. Un ou deux esprits


XXXIV

UN OU DEUX ESPRITS ?


Domenica, comme on dit aux bains froids, avait « pris son eau. » Elle nageait en plein miracle et commençait même à s’y faire.

— Vous avez raison, mignonne, dit-elle, lisez la lettre et prenez votre temps. Vous pouvez diriger vos regards à l’intérieur de ma poche : la lettre y est. Je la touche.

Pendant que Laure cherchait dans le vide les mots et les phrases de ce message si mystérieusement introduit dans le coffret aux livres de Mme la marquise, celle-ci tenait à la main la lettre même dans sa poche et se préparait à suivre le mot à mot sur le texte.

Nous n’avons nulle envie de jouer à cache-cache avec le lecteur. Dans le fait de cette belle Laure, il ne s’agissait pas de sorcellerie, mais bien de mémoire puisque c’était elle qui avait glissé la missive miraculeuse dans le coffret par les mains de Donat, dit Mylord, ce jeune serrurier de si grande espérance qui attendait présentement son tour d’audience à quelques pas de là, dans le boudoir.

Pour Mylord, un pareil tour d’adresse était la chose la plus simple du monde.

— Écoutez, reprit Laure, voici ce que j’ai lu : « À Domenica de Sampierre, princesse Paléologue.

« La main qui tenait les Trois Glaives est desséchée. Le dernier des chevaliers repose dans la terre lointaine, au-delà de l’Océan, mais celui qui vous donna sa vie entière sans rien prétendre en retour n’est pas mort avant d’avoir accompli sa tâche… »

— C’est inimaginable ! murmura la marquise qui avait déplié la lettre et lisait le texte à mesure. J’ai vu bien des somnambules, j’ai consulté bien des professeurs, jamais je n’ai rien rencontré de pareil. Et quel bon cœur que ce vicomte, hein ? Ma petite, vous êtes très-forte. Allez !

— « Le jeune prince, continua Laure, lisant toujours, celui qui réunit dans ses veines le sang des empereurs au sang des apôtres, avait quinze ans, lorsque son noble protecteur succomba… »

Domenica porta son mouchoir à ses yeux.

— Pauvre cher vicomte ! dit-elle ; je lui suis bien reconnaissante. Ah ! il avait beaucoup d’affection pour moi, c’est certain. Moi, je n’aurais pas mieux demandé que de l’épouser, dans le temps, ma chère, il me plaisait par ses bonnes façons. Le pauvre Giammaria, lui, sans être mal de sa personne, n’avait pas de succès dans le monde. C’est la faute de mon respecté grand-père, Michel Paléologue, qui montra bien de l’obstination dans toute cette affaire-là ! Enfin ! ce qui est fait est fait… Allez, ma petite !

« — Après la mort de son vaillant tuteur, continua Laure, obéissante, seul désormais dans ce pays lointain où la vie est une lutte de chaque jour, le jeune Domenico, ignorant tout de sa famille et même de sa patrie (car Jean de Tréglave, fidèle à vos instructions et à ses promesses, l’avait abrité derrière une complète ignorance), le jeune héritier de Sampierre, dis-je, mena la rude existence des aventuriers.

« Défiez-vous, princesse, et que votre joie, en apprenant la grande nouvelle, ne vous fasse pas oublier la prudence, Domenico est à Paris, mais Domenico ne sait rien, et il ne cherche pas sa mère.

« Et d’autres, des imposteurs avides, cherchent la mère de Domenico ! Si grande que fût la discrétion de Jean de Tréglave, son secret avait transpiré pour un peu, et ses compagnons de hasard n’ignoraient pas que l’enfant lui-même, dans tel cas donné, pouvait être une inépuisable mine d’or… »

— En voilà assez, ma bonne, interrompit ici la marquise avec un calme surprenant, car ses impressions étaient soudaines et changeantes comme celles du premier âge : Je suis plus fine qu’on ne le croit. Des précautions, j’en prendrai ; de la prudence, j’en ai de reste, sans faire semblant de rien. D’ailleurs, je suis bien sure de reconnaître mon Domenico entre mille et à première vue. Que Dieu me l’envoie seulement, voilà tout ce que je lui demande.

Depuis qu’on l’avait arrêtée, Laure était muette. La marquise attendit un instant sa réplique, puis elle reprit :

— Êtes-vous en état de remarquer le sang-froid dont je fais preuve en ce moment, chère belle ? Les circonstances où je me trouve sont extraordinaires, mais je n’en suis pas effrayée. Tout en examinant l’ensemble de la situation, mon esprit peut saisir le moindre détail. Tenez ! il se fait depuis un quart d’heure environ un petit bruit dans la pièce voisine : je l’entends très-bien et je désirerais en connaître la nature.

Il s’agissait de ce grattement léger, presque imperceptible que nous comparions naguère au travail d’une souris. Laure, toujours docile, répondit :

— Cette porte communique avec le salon où il n’y a personne. L’autre porte du salon a été fermée à clé par moi-même.

— Si j’allais voir, cela vous déplairait-il ?

— Non, madame : vous avez intérêt à sauvegarder votre secret.

Domenica se leva aussitôt. Quand elle eut dépassé Laure, celle-ci laissa tomber son masque de statue et son regard, tourné vers la porte, exprima une très-vive curiosité.

La marquise pénétra dans le grand salon qui était vide. Elle le traversa en entier pour aller à la porte opposée qu’elle trouva fermée à clé, avec le verrou mis.

Quand elle revint, Laure de Vaudré avait repris son apparence pétrifiée.

— Il n’y a personne, dit la marquise, laissant la porte entr’ouverte, je vous prie de me dire à quoi vous attribuez ce bruit.

— À feu Jean de Tréglave, répliqua Laure sans hésiter.

Toute la bravoure dont la bonne Domenica était si fière disparut comme par enchantement.

— Jean de Tréglave ! répéta-t-elle et s’appuyant à un meuble, frissonnante qu’elle était de la tête aux pieds ; mais c’est un esprit, alors, ma chère ?

— Nous l’avons évoqué, prononça froidement la baronne, il est venu. Je l’ai appelé souvent. Chaque fois qu’il vient, sa présence a une voix : tantôt c’est un meuble qui se déplace, une porcelaine qui tombe…

Elle s’interrompit parce que, dans le grand salon un vase venait de tomber et de se briser en éclats.

Domenica, verte de frayeur, s’élança en chancelant vers la porte et la ferma à double tour pour prévenir l’irruption violente de l’esprit.

— Ô ma chère, ma chère ! balbutia-t-elle, tout cela est terrible, et j’ai envie de vous éveiller !

— Vous êtes maîtresse de moi, repartit la baronne, mais celui qui vous a tant aimée ne saurait vous faire aucun mal.

— C’est vrai, c’est vrai ! dit la marquise en retombant dans son fauteuil, dont toutes les jointures gémirent. Nous étions deux enfants, et il avait tant de délicatesse ! Ah ! si mon père Paléologue avait voulu, comme ma vie aurait été changée ! Car moi aussi, je l’aimais !

Elle se couvrit le visage avec ses mains en ajoutant :

— En tout bien tout honneur, ma bonne. Giammaria nous avait trompés ; il était fou de naissance et nous n’en savions rien. Je le vois encore avec sa montre et sa trousse… Et ses yeux… Ce fut une scène horrible, et qui me glace encore le sang ! quelle nuit, Seigneur, mon Dieu !…

Elle s’interrompit, et changeant de ton brusquement :

— Mais nous n’y pouvons rien, n’est-ce pas ? fit-elle. Si l’esprit est là, il doit bien voir que je ne l’ai pas oublié, j’ai bon cœur, et lui, pendant quinze ans, il ne m’a pas donné signe de vie, après tout. Tâchez donc de savoir pourquoi. J’entends pourquoi il ne m’a pas écrit selon nos conventions, pourquoi je suis restée toujours, toujours sans nouvelles de mon petit enfant bien-aimé…

Ses larmes jaillirent si impétueusement que tout son visage fut, en un clin d œil, inondé. C’était une abondante nature qui faisait tout en grand. Parmi ce déluge de pleurs elle réussit à dire :

— Voyons, répondez : pourquoi ?

— Jean de Tréglave vous a écrit dix fois, vingt fois, peut-être, repartit Laure, peut-être cent fois…

— C’est donc qu’on a supprimé ses lettres ! fit Domenica en frappant ses mains l’une contre l’autre. J’aurais dû m’en douter ! Il y a du Giambattista là-dessous ! Ma belle chérie, revenons à ce qui est désormais toute ma vie, mon fils, mon bien-aimé fils… Ce pauvre vicomte doit bien voir que je ne suis pas ingrate ! Entendez-vous, Jean ! Je ne suis pas ingrate, mon ami : vous connaissez mon caractère.

Domenica prononça ces derniers mots en forçant légèrement sa voix, et comme si elle se fût adressée à l’esprit qui cassait des potiches de l’autre côté de la porte.

Il faut renoncer à peindre le mélange d’égoïsme, de sensibilité, d’enfantillage qu’elle apportait tout au fond de ce drame.

Elle ne le voyait pas, le drame, mais il marchait terriblement !

— À nos affaires ! reprit-elle en revenant à sa compagne, avez-vous besoin de quelques passes ? Je vous prie de regarder encore un peu du côté de la lettre. Elle me fait le portrait de mon Domenico…

Il y eut un sursaut dans l’immobilité de Laure. Ses yeux ne parlèrent point, mais, en elle, quelque chose frémit.

Mme de Sampierre poursuivait :

— Comme il doit être charmant ! et bon ! et brave ! Est-ce l’esprit qui l’a écrite, la lettre ?

Laure garda le silence.

— À votre idée, poursuivit la marquise, dont les sourcils essayèrent un froncement, ne pourrait-il y avoir supercherie ? Moi, j’y ai songé.

Point de réponse encore.

— Quand je parle, il faut répondre ma petite, prononça Domenica majestueusement.

Laure murmura enfin :

— Ce que je ne vois pas, je ne puis le dire.

— Voyez-vous la lettre ?

— Oui, je vois la lettre.

— Comment finit-elle ?

— Par le mot « présence. »

— Et il n’y a rien après ?

La baronne hésita visiblement.

Domenica tenait dans sa main la lettre ouverte.

Je ne sais ici où trouver des mots pour exprimer ce fait d’une prunelle complètement immobile et qui, pourtant, projette de côté un regard perçant, subtil, rapide comme la langue bisaiguë d’un serpent.

Et cet autre fait d’une émotion violente, trahie par la joue de marbre d’une statue qui représenterait l’impassibilité.

Ce n’est pas possible, peut-être, mais cela fut.

Pendant le quart d’une seconde, la fixité du regard de Laure laissa sourdre un rayon qui n’allait pas dans le sens apparent de la vision.

Et son visage pétrifié se tourmenta sous l’effort d’un travail profond, qui n’en affectait en rien matériellement les contours ni les lignes, mais qui se laissait deviner derrière le repos apparent de la chair.

Quand elle parla enfin, ce fut de même ; dans sa voix dont le caractère général restait la roideur, brève et sèche, une angoisse irritée vibrait.

— Je vois la phrase ainsi, dit-elle : « Préparez-vous, heureuse mère, l’instant est proche ; votre fils vous trouvera sans vous chercher, et désormais chaque heure qui sonne peut vous mettre tous les deux en présence. »

— Exact ! fit la marquise. Mais ce n’est pas fini.

Laure le savait bien. Elle venait de constater par le prodige de cette vision oblique qui est le privilège des femmes, comme la vision nocturne est la propriété des chats, que la lettre, écrite par elle-même, avait subi une altération.

On y avait ajouté quelque chose.

— Cherchez, ma toute belle, dit la marquise sans ironie aucune et avec une entière bonne foi. Vous avez bien le droit d’être un peu fatiguée ; je vais vous aider si vous voulez : Voyons ! Un esprit peut-il avoir deux écritures ? Ou bien y a-t-il deux esprits, dont l’un se laisse lire par vous et dont l’autre résiste à votre effort ? C’est si étonnant, les fluides ! Vous pouvez voir que je m’entends assez bien à tout cela, hein ?

Laure porta la main à son front.

— Je souffre, prononça-t-elle avec peine. Ma vue se trouble. J’ai peur.

Puis tout à coup, et comme on appelle au secours, elle s’écria :

— Éveillez-moi ! Éveillez-moi !