Les Cinq/I/25. Salon de 1867. — Portrait de Mme L. de V.


XXV

SALON DE 1867. — PORTRAIT DE Mme  L. DE V.


On avait beaucoup remarqué au Salon de cette année le portrait de Mme  L. de V., peint par une demoiselle dont le talent considérable n’avait pas encore versé dans la convention officielle, dite « l’art d’émailler papa. »

Le portrait par lui-même avait de belles qualités et servit à souhait la réputation du peintre, mais ce qui frappa surtout le public, ce fut le modèle qu’on devinait splendide à travers le consciencieux travail de ce pinceau habile, sage, obligeant jusqu’à la caresse et n’ayant d’autre vice rédhibitoire que l’ambition de trop plaire à Son Excellence.

Il y a des laideurs qu’on outrage en les nettoyant, il y a des beautés qu’il ne faut pas embellir sous peine de blasphème.

Mais laissons là le peintre et parlons du portrait.

C’était une brune à reflets fauves, presque dorés dans les clairs. Elle avait une robe de velours brun-rouge, sans garnitures. Point de bijoux, sauf trois étoiles dans la forêt de ses admirables cheveux.

Le premier coup d’œil reprochait un peu de maigreur aux contours de ce visage délicat dans son énergie ; le second regard n’y voyait que la jeunesse, l’esprit, le charme et aussi la passion voilée que perspirait la lumière profonde de ces grands yeux.

Et que parlons-nous de maigreur ? Le velours, entr’ouvert selon cet angle qui est l’honnêteté même, le franc milieu entre l’affichage ardent à montrer et la pruderie désolée de cacher, laissait voir une taille si riche dans sa sveltesse ! Cette blanche main demi fermée sur le livre, ouvert à demi, avait des lignes si pures ! Et quoi encore ? Tout, depuis le grave et fin sourire jusqu’à la féerie de ce pied, tout trahissait le don vraiment divin : la grâce, amour et désespoir de l’art.

On peut dire que Paris égrena devant ce portrait le chapelet entier de ses curiosités.

Les initiales L. de V… ne disaient rien aux bourgeois du dimanche. Pour les gens du vendredi, ces deux majuscules recouvraient, sans le cacher, le nom déjà connu, mais non point du tout « à la mode » de Mme  la baronne Laure de Vaudré, veuve d’un gentilhomme Angevin, qui habitait Paris depuis un peu moins de trois ans.

Peut-être bien que la belle baronne, avec la moindre bonne volonté, aurait pu conquérir sa case dans cette montre qui s’appelle la vogue. Sa feuille de route mondaine était en règle. Nombre de gens avaient connu son mari, baron très-authentique et qui même s’entendait aux chevaux.

Mais aussi, peut être bien que, si elle eût brigué de trop bruyants succès, la jalousie de ses rivales vaincues lui aurait demandé des comptes que présentement personne ne songeait à apurer. En effet, le dossier de sa vie, que chacun pouvait consulter, ne remontait guère au-delà de son mariage avec M.  le baron de Vaudré, qui avait eu lieu en 1863.

Le mariage avait été célébré à New-York, ou le baron s’était rendu pour repêcher quelques débris de ses capitaux, noyés dans un de ces innombrables naufrages qui semblent être le destin commun des banques américaines : ce libre pays faisant tout en grand, surtout banqueroute.

M.  de Vaudré ne sauva pas beaucoup de capitaux, mais il ramena la plus délicieuse femme que jamais Angers eût admirée ; une grande dame, en vérité, sachant son monde, élevée mieux qu’au Sacré-Cœur et n’ayant pas même l’accent exotique. Elle venait du Sud-Amérique ; le Sud est resté français, les demoiselles de la Nouvelle-Orléans font beaucoup moins de fautes que les Parisiennes. Il s’agit, bien entendu, de fautes d’orthographe.

M.  de Vaudré mourut au commencement de 1864. La baronne n’avait rien qui pût la retenir à Angers. En province on n’aime pas beaucoup ce qui s’élève au-dessus d’un certain niveau : Laure était aussi par trop belle. Elle vint porter son deuil à Paris. La famille et les alliances que feu le baron avait au faubourg Saint-Germain, rendirent les visites de Mme la baronne.

Après son deuil fini, elle vit du monde : j’entends du vrai monde, quoiqu’elle n’eût aucune prétention à faire partie de ce pur noyau qui est « le monde » par excellence, — à ce qu’il dit.

Ou plutôt, à ce qu’ils disent, car je pense que vous connaissez comme moi plusieurs douzaines de mondes, dont chacun, pour les heureux qui le composent, est le grand — et le seul !

Le monde de la baronne était au faubourg : bonne qualité de la seconde couche. Elle vivait comme une personne riche. Elle n’avait point d’enfant. Elle se donnait trente ans et n’en paraissait pas plus de vingt-cinq.

Je me méfie de celles ou de ceux qui restent trop longtemps jeunes. Elle est toujours froide et dure, soit bronze, soit marbre, la matière des statues sur le front desquelles passe, sans les entamer, l’injure des années.

Chose singulière : Dickens, qui avait souvent l’œil perçant de Balzac, disait en parlant de ces étoffes inusables : « Quand une femme a l’air de se vieillir de cinq ans, soyez sûr qu’elle se rajeunit de dix ans ! »

Auquel compte, ce ravissant portrait de la Joconde parisienne aurait frisé la quarantaine. Quelle folie !

Les allures de Mme  la baronne de Vaudré étaient absolument correctes. Ce n’était pas ce qui s’appelle une dévote, mais elle avait sa chaise à Saint-Germain-des-Prés, dont le clergé la connaissait bien par ses aumônes.

Elle recevait peu : nous eussions pu dire qu’elle ne recevait point, sans l’intimité qui s’était établie récemment entre elle et Mme  la marquise de Sampierre.

Le cercle des maisons où elle allait était restreint ; elle accueillait les avances avec une réserve plus que discrète et mettait dans tout ce qu’elle laissait paraître d’elle-même une mesure parfaite qui n’excluait, aux heures propices, ni l’abandon ni la gaîté.

Son premier étage de la rue Saint-Guillaume, où quelques privilégiés avaient accès, était un pur bijou. Ses équipages consistaient en un simple coupé, à la vérité fort bien attelé. Quant à sa mise, c’était du grand art : la fière, la sobre élégance de celles qui parent la parure et dont la seule apparition repousse au dernier plan les riches pauvresses, condamnées à trop de toilette !

Saint-Simon écrivait quelque chose d’analogue en parlant de Françoise d’Aubigné qui servit Scarron et fut servie par Louis XIV.

Mais les temps sont durs et j’aime mieux vous prévenir d’avance : n’espérez pas pour cette belle Laure la fortune de Mme  de Maintenon.