Les Cinq/I/26. Les quarante ans de la marquise


XXVI

LES QUARANTE ANS DE LA MARQUISE


Ceux-là, les quarante ans de la marquise Domenica, n’étaient niés ni par les autres, ni par elle-même. C’était une vraie, une grosse et même un peu lourde quarantaine. La marquise possédait toujours sa colossale fortune gérée maintenant par son cousin d’alliance le comte Giambattista Pernola, des marquis Sampietri : cinq millions tout ronds de revenu, disaient les badauds, un million et demi, rabattait la chronique, mieux instruite peut-être que Domenica elle-même, mais moins savante que le Pernola qui, seul, connaissait désormais les régisseurs de Sardaigne et les intendants de Valachie.

Mme la marquise ne ressemblait plus beaucoup à la jeune princesse Paléologue, cette éblouissante étoile qui avait illuminé le ciel parisien en 1847. On voyait bien qu’elle avait été belle, mais l’embonpoint vainqueur la fatiguait presque autant que le chagrin. Nous l’avons dit : elle était folle du « plaisir. » Pour certaines natures, qui ne sont pas du tout des exceptions, c’est là une manière de porter le deuil. Elles se réfugient dans la foule et dans le bruit comme d’autres cherchent la solitude et le silence ; il leur faut du monde, à tout prix.

Seulement, le monde de la marquise n’était plus cette élite sidérale que nous vîmes autrefois rassemblée comme un brillant système de soleils, au milieu des miracles de l’hôtel Paléologue. Il y avait, à cet égard, décadence complète et assurément peu méritée.

Paris est un despote qui ne doit compte à personne ni de ses faveurs ni de ses dédains. Cette vérité s’applique surtout aux vogues exotiques qui montent très-vite, parce qu’aucun entourage ne les gêne, et qui descendent comme on tombe, parce qu’aucun entourage ne les maintient.

Il y avait du sombre dans le passé de la pauvre marquise. Ces grands noms mariés, Paléologue et Sampierre, éveillaient l’écho d’une sinistre rumeur. Paris n’avait jamais vu le fond de ce mystère, perdu au milieu des catastrophes judiciaires qui avilirent si étrangement l’agonie du règne heureux de Louis-Philippe, mais le souvenir surnageait d’un acte de sauvage violence accompli par un mari dans la chambre de sa femme en couches.

Un enfant avait disparu. Le mari était odieux. Il y avait une tache à la robe de la femme.

Après quinze ou seize ans écoulés, quand la marquise Domenica revint habiter Paris, le grand faubourg affecta de ne point savoir qu’il y avait un hôtel de Sampierre.

La famille se composait alors de Domenica, du marquis Giammaria qu’on ne voyait point et dont nul ne parlait jamais, du comte Roland, Le fils unique, qui était un adolescent de belle espérance, et de Charlotte, princesse d’Aleix, fille de Michela Paléologue que sa mère mourante avait confiée aux soins de Domenica.

Charlotte était la meilleure consolation de la marquise, qui l’adorait et trouvait dans la présence de cette jolie, de cette très-jolie cousine un prétexte à orchestre et à bougies. Pouvait-on enterrer vivante cette adorable enfant ? Paris, en définitive, a de généreuses ressources. Quand le monde no 1 fait le fier, reste le monde no 2 ; si celui-là résiste, il y a le no 3, et ainsi de suite jusqu’au no 100, qui n’est pas encore le demi-monde, fi donc !

Vous pensez que Mme la marquise n’eut pas à plonger jusqu’à ces profondeurs.

Entre deux eaux elle trouva son affaire. On dansa chez elle. Il y eut à ses bals de ceci, même de la noblesse, mais aussi de cela, vous savez quoi, en quantité.

Mais on dansa.

Cependant le malheur est tenace ; l’hôtel de Sampierre fut frappé de nouveau et cruellement par la mort du jeune comte Roland. Une saison tout entière, on y fut réduit à donner des concerts comme en carême. Charlotte devenait une des plus riches héritières de Paris, Pernola rajeunissait, Domenica sanglotait. Après le temps voulu, on dansa un peu, — au piano.

Puis, tout à coup, il vint à la bonne marquise un regain de succès qu’elle ne cherchait point, Paris-bourgeois s’occupa d’elle tout à coup, parce qu’elle avait entrepris, à grand frais, cette tâche romanesque de retrouver l’enfant disparu depuis tant d’années. Les uns se moquèrent avec bienveillance, les autres s’attendrirent franchement. Les journaux parlèrent. On compara cette tendre mère à la veuve du célèbre navigateur Franklin dont l’entêtement aveugle, mais sublime, avait nié aussi l’évidence, lançant des flottes entières à la poursuite d’un mort.

Domenica faisait de même et dépensait encore plus d’argent. Elle levait des troupes d’aventuriers, elle équipait des navires. Je ne parle même pas des neuvaines, des pèlerinages ni des consultations de somnambules.

C’était un prince qu’on cherchait ainsi ; car la marquise avait obtenu du protectorat russe, en Roumanie, la reversion des noms et titres du vieux Michel Paléologue sur la tête du comte Roland, dont son second fils, Domenico, vivant, aurait hérité.

Tout cela intéressait les curieux de faits-divers, d’autant que l’intrépide vicomte de Mœris, ancien secrétaire de Raousset-Boulbon, et chef de la dernière expédition, avait laissé publier dans les journaux des extraits de son voyage de recherche entre la chaîne des Andes et l’Océan Pacifique.

C’était curieux à essouffler le lecteur.

On n’avait rien trouvé du tout, nous le savons déjà, mais que d’héroïsme dépensé, et aussi que de dollars !

Nous retrouverons ce Mœris, un des hommes les plus étonnants de ce temps-ci, qui couchait entre deux revolvers à mitraille et tapissait sa chambre avec les chevelures et ses ennemis massacrés.

Il fallait ces détails pour l’intelligence de la très-singulière aventure dont nous allons entamer le récit au prochain chapitre.