Les Cinq/I/23. La miniature


XXIII

LA MINIATURE


— Ami Vincent, reprit Laurent de Tréglave, vous me demandiez tout à l’heure pourquoi tant de défiances et d’hésitations, pourquoi surtout, lors de mon arrivée à Paris, je n’étais pas allé tout droit à l’hôtel de Sampierre. Je vous réponds : Ce qui détermina mon départ d’Amérique ce fut l’annonce de la mort du jeune comte Roland et les efforts que faisait Domenica Paléologue pour retrouver son second fils.

Le moment me sembla favorable pour ramener l’enfant à sa mère ; mais sans être superstitieux, il est permis d’éclairer son chemin quand on approche de cette maison tragique.

Mon premier pas se heurta contre une singulière aventure : Domenica était bien la maîtresse, selon les apparences, à l’hôtel de Sampierre, par suite de l’interdiction légalement prononcée du marquis Giammaria et la mort du comte Roland, mais son conseiller intime avait nom Giambattista Pernola. Vous le connaissez ?

— Depuis vingt-deux ans, oui, répond M. Chanut, mais ne laissons pas de côté votre singulière aventure. C’est précisément là ce que je veux savoir : Que vous dit la Tzigane ?

Capitaine Blunt le regarda avec un étonnement profond, et murmura :

— Vous avais-je donc parlé de mon entrevue avec Phatmi ?

— Tous ces gens-là, fit observer en souriant M. Chanut, sont pour moi de bien vieilles accointances. En 1847, je faisais mes premières armes comme agent auxiliaire et c’est en partie sur mon rapport que fut étouffée l’affaire de l’hôtel Paléologue, là-bas, rue Pavée. Veuillez me dire si vous cherchiez Phatmi ou si vous l’avez rencontrée par hasard.

— Par hasard, répliqua Laurent de Tréglave, on m’avait indiqué une manière de limier qui passe pour très-habile et qui pratique une demi-douzaine de métiers. J’avais besoin d’un détectif. Je me rendis rue de Babylone…

— Au trou Donon, parbleu ! s’écria Vincent dont les yeux brillèrent derrière ses lunettes. Le Poussah ! Nous voici dans le vif !

— Son nom est M. Preux.

— C’est parfaitement cela ! Videz votre sac et ne passez rien ! Nous savons que ce François Preux était aussi une de vos anciennes connaissances.

— Je me déterminai à le voir, poursuivit capitaine Blunt. J’allai en ce lieu qui s’appelle en effet la cité Donon, et dont la vue produisit sur moi un singulier effet. Quoique rien n’y ressemble assurément aux choses du désert, cela me reporta si loin, mais si loin de Paris, que mes instincts de sauvage s’éveillèrent.

Le soir venait. Au lieu de monter chez ce M.  Preux tout de suite, je me mis à rôder le long d’un grand mur qui sépare la cité Donon des jardins de Sampierre. Je n’avais aucun but précis, je me sentais seulement sur un terrain qui m’appartenait mieux que vos boulevards, vos places ou vos rues ; je me disais que peut-être la maison mystérieuse où est tout l’avenir de mon Édouard pourrait être abordée de ce côté…

— Maître Édouard a eu précisément la même idée que vous, capitaine, dit M.  Chanut en riant.

— Oui… Et cette rencontre n’est-elle pas étrange ?… Comme j’arrivais devant une sorte de lande, située en face du saut de loup de Sampierre, je vis sortir d’une maison voisine une femme de haute taille…

— La Tartare ! Allez ! Nous y sommes !

— Elle vint droit à moi et me cria de me hâter, car elle me prenait pour le médecin qu’on attendait. Elle a une fille malade. Je vis bien qu’elle était aveugle. Quoiqu’il fît déjà sombre, son aspect me frappa, éveillant en moi des souvenirs lointains et confus. Au premier son de ma voix, quand je lui répondis, elle se redressa toute droite. « Ah ! fit-elle, vous, c’est vous !… est-ce vrai que le vicomte est mort et que l’enfant est ressuscité ? »

— Où l’aviez-vous connue ? demanda M.  Chanut, sans manifester le moindre étonnement.

— À Vienne, au temps de mon adolescence. Elle accompagnait la petite Domenica Paléologue qui venait jouer sous les fenêtres de mon père dans les jardins du palais Esterhazy. Je vous parle de vingt-cinq ans, pour le moins. « Phatmi ! » m’écriai-je. Elle mit sa main sur ma bouche et l’accent de sa voix me donna le frisson pendant qu’elle disait : « J’ai été dimanche au cimetière où est la tombe du jeune comte Roland. C’est sur mes genoux qu’il souriait le mieux quand il était tout petit. L’autre… il ne souriait pas encore, celui-là ! Ah ! il vient souvent la nuit. J’y vois clair quand je rêve : une pauvre petite créature dans ses langes tachés de sang… » Sa main tomba le long de son flanc. Elle reprit : « Est-ce que vous venez chercher l’héritage de Roland ? L’autre est-il avec vous ? Il y a encore de la place au cimetière. »

Capitaine Blunt s’arrêta ici, M.  Chanut lui serra le bras.

— Je vous en prie, parlez, prononça-t-il avec instance. N’omettez rien. Je l’ai interrogée plus d’une fois, et jamais elle ne m’en a tant dit.

— Je cherche, répliqua Blunt, mais ses paroles ne se sont pas bien gravées dans ma mémoire, parce que, pour moi, la plupart du temps, elles manquaient de signification. Je suis sûr qu’elle a parlé d’un péché d’un lourd péché qui écrase sa conscience et qui est la malédiction de sa race. Pétraki, son mari (je connaissais aussi celui-là), est mort violemment ; Éliane, sa fille, s’en va mourant de langueur ; elle attribue tout cela au péché. Son fils, car elle avait un fils qui serait du même âge que notre Édouard, a pris la fuite tout enfant… Attendez ? Elle n’a pas dit cela en propres termes, mais quand j’écoute de loin ses paroles, voilà ce que ma mémoire me rend… une chose effrayante en vérité ! Le père avait blessé le fils, il y a longtemps, longtemps. Le fils, qu’elle appelle Yanuz, n’était pas comme les autres enfants ; en grandissant, il gardait le souvenir de la blessure ouverte par son père… et la trace aussi, car sa tête penchée sur son épaule gauche, ne pouvait point se lever. La blessure était au cou. Il détestait son père, il menaçait son père, et comme il était blême de visage, il disait que son père lui avait pris tout son sang…

— A-t-elle dit ce qu’il était devenu ? demanda M.  Chanut qui semblait prendre à ce récit un intérêt extraordinaire.

— Attendez ! je cherche… Phatmi disait de temps en temps : « C’est le démon ! rien ne lui résiste, il fait tout ce qu’il veut… » Je ne sais plus le métier que menait son père, mais un jour il monta à l’échelle — très-haut. Yanuz se glissa sous l’échelle et en saisit le pied qu’il ébranla. « Que fais-tu ? » dit le père. L’enfant répliqua : « J’ai essayé déjà bien des fois, mais j’étais trop faible et l’échelle trop lourde, je ne pouvais pas la remuer. Maintenant, j’ai pris de la force. » Et il imprima au montant un choc tel que Pétraki chancela au haut des échelons.

— « Tu vas me tuer, s’écria-t-il.

— « Je le sais bien, » répondit Yanuz…

— Après ? fit M.  Chanut.

Capitaine Blunt avait cessé de parler. Il reprit avec fatigue :

— Je m’étonne de dire ces choses, car pendant que Phatmi me parlait, c’est à peine si je la comprenais. Elle ne m’avoua pas que Yanuz avait renversé l’échelle, mais elle allait répétant : « C’est le démon ! » et la misérable femme me serra le cœur quand elle me dit : « J’ai tant pleuré que la lumière de mes yeux s’est noyée dans mes larmes ! »

— Alors, demanda Vincent, ce petit coquin de Yanuz tua son père ?

— Oui… Je le crois.

— Par rancune de l’ancienne blessure ?

— Non… Il demandait le prix de son sang : le secret.

— Quel secret ?

— Laissez-moi me souvenir… Il paraît que le père et le fils disputèrent longtemps : Le père en haut, le fils en bas de l’échelle. Le père voulait descendre, le fils disait : Je te défends de bouger. Je suis le maître. Rends-moi tout mon sang ou donne-moi le grand secret ! »

— Mais quel secret ? répéta Chanut.

— L’aveugle ne me l’a pas dit. Quand ce fut fini, Yanuz vint lui-même annoncer que son père s’était cassé le cou en tombant, et comme sa mère lui reprochait d’être un assassin, il la saisit aux cheveux, disant : « Je suis le maître ! Je veux le secret ! Il faut que l’on me paye mon sang ! Je le veux ! »

Capitaine Blunt s’essuya le front brusquement :

— Phatmi me faisait grand pitié, reprit-il ; elle parlait comme malgré elle, et pour accomplir un devoir. Voici la fin : Yanuz s’enfuit de la maison après avoir frappé cruellement sa petite sœur, qui accourait pour défendre sa mère. « Quand je reviendrai, dit-il, je saurai le secret, ou je vous tuerai »

— Et depuis lors ?

— On ne l’a jamais revu ; mais la malédiction reste. Je demandai à Phatmi pourquoi elle ne réfugiait point son veuvage dans la maison de son ancienne maîtresse ? Elle me répondit par ce seul nom : « Giambatista Pernola. »

— Qu’a-t-il contre vous ? demandai-je.

Elle me répondit :

Il sait que je sais.

Je voulus parler encore du comte Roland et de sa mystérieuse mort ; elle ne répondit plus.

Quand je la quittai, je me fis à moi-même cette question : « Ne vaudrait-il pas mieux emmener Édouard loin de cette fortune, gardée par tant de menaces, et qu’enveloppe un si grand deuil ? »

Une demi-heure s’était écoulée. Laurent de Tréglave et M. Chanut étaient toujours en face l’un de l’autre dans le pauvre taudis d’Arregui. C’était Vincent Chanut qui avait la parole.

— Chacun son métier, n’est-ce pas ? disait-il rendu à tout son calme. Au milieu même du plus épais brouillard, les marins reconnaissent leur route, parce qu’ils ont leur boussole. J’ai la mienne. Tout ce que vous venez de me dire est noté et classé. Cette malheureuse femme nous servira ; elle vous a déjà servi en vous empêchant de frapper à la porte de ce dangereux coquin, le père Preux, mon quasi-confrère, que vous alliez choisir comme chien de chasse. Il a une main dans la poche du Pernola, l’autre dans la bourse de Mme Marion, la châtelaine de Ville d’Avray : vous vous jetiez dans la gueule du loup.

Cependant il ne faut pas vous lier entièrement à Phatmi ; elle est mère. Je ne crois pas à la rancune des mères. Par le fait, nous n’avons pas un seul allié sur qui nous puissions compter : pas même Domenica Paléologue qui est aux mains de nos ennemis et qui a gardé toute la faiblesse étourdie des enfants.

Les efforts mêmes qu’elle a tentés à l’aveugle pour retrouver son fils n’ont servi qu’à enflammer les avidités qui l’entourent. L’association des Cinq est maintenant une sorte de commandite, installée pour exploiter les crédulités de Mme la marquise. Et qui sait s’il n’y a pas d’autres compagnies aurifères du même genre ? Domenica est à elle seule un immense placer, toute une Californie !

Il y a bien Charlotte d’Aleix, une noble, une chère enfant, et il semble que la Providence, en la plaçant sur le chemin de votre Édouard, ait voulu nous indiquer cette porte, mais de ce côté encore un mystère semble menacer.

Le Giambattista fait courir le bruit que Carlotta n’est pas la fille de feu la princesse d’Aleix : qu’elle n’a, par conséquent, aucun droit légal à l’héritage de Paléologue.

— Qui serait-elle, alors ? demanda Laurent de Tréglave.

Ce fut sans doute par hasard que les yeux de Vincent Chanut se portèrent vers la miniature qui était toujours dans la main de son compagnon. Au lieu de répondre, il poursuivit :

— En bonne logique, resterait la justice. Tout le monde a le droit de s’adresser à la justice ; mais, outre que nous sommes absolument désarmés, judiciairement parlant, le premier mot de notre plaidoirie serait une accusation d’assassinat, portée contre le père de votre Édouard…

— Jamais, interrompit Laurent.

— Aussi, reprit M.  Chanut, je comprends bien le découragement qui vous vient et l’idée qui naît en vous de soustraire votre pupille aux dangers de cette lutte où la victoire semble impossible, mais est-il temps encore de fuir ? Édouard n’est-il pas désormais retenu par un lien que votre autorité ne saurait point rompre ? Et puis, vous avez accepté un mandat ; de quel droit échapperiez-vous à son accomplissement ? deux mandats, même, car le vicomte Jean de Tréglave, vivant, aurait protégé la mère aussi bien que le fils. Vous êtes l’héritier de ce double devoir, et Domenica, la femme que votre frère aimait si profondément a droit à votre aide plus encore que son fils, car elle est mille fois plus incapable de se défendre.

Capitaine Blunt avait la tête baissée.

— Que faire ? balbutia-t-il.

Le doigt de Vincent Chanut pointa le portrait légué par Arrégui.

— Ici, prononça-t-il à voix basse, ici nous avons à la fois la principale menace et le point faible par où notre attaque peut passer.

La main de Laurent de Tréglave se ferma vivement comme s’il eût voulu protéger la miniature contre un choc.

Expliquez-vous ! prononça-t-il d’une voix contenue, mais hautaine.

— Vous me comprenez, dit simplement M.  Chanut.

Laurent rougit. Il était en proie à toute son agitation revenue.

— C’est vrai, balbutia-t-il en détournant son regard ; mon frère ! mon Jean bien aimé ! Je vous comprends, ou plutôt, je comprends votre erreur. Le malheureux qui vous a légué cette image s’est trompé, s’il n’a pas menti…

D’un geste plein de passion, il porta la miniature à ses lèvres et ajouta, les larmes aux yeux :

— Laura-Maria ! nom charmant d’une divine créature ! Je vous affirme que celle-là n’a jamais fait de mal. J’en suis certain : je vous le jure ! Celle-là, oh ! celle-là est le premier, l’unique amour de mon cœur ! Laura-Maria était un ange… et Laura-Maria est morte !