Les Cinq/I/22. La paillasse d’Arregui


XXII

LA PAILLASSE D’ARREGUI


— Je commençais bien à croire que je ne le reverrais pas, dit la vieille dame, pendant qu’une larme mouillait son sourire. Monsieur Laurent de Tréglave, on ne vous a jamais oublié, chez nous ! Jamais !

Capitaine Blunt faisait de son mieux pour garder son flegme américain.

Une chose l’aidait, il faut bien l’avouer, à modérer son émotion : c’était le souvenir de la poignée de louis, non-seulement acceptée, mais demandée par ce bon M. Chanut.

— Et on vous appelait toujours le petit Laurent, reprit ce dernier qui riait, mais qui avait aussi les yeux mouillés. Tenez ! maman était à la même place quand nous entendîmes cogner à la porte. Elle dit : « Qui est-ce ? » — Il ne venait guère chez nous que du chagrin. Mère me pria d’ouvrir. C’était la première fois que le bonheur entrait. Un bel habit tout neuf, un pantalon blanc et un sourire de chérubin tout rayonnant de la joie des bons cœurs.

Sa bouche s’appuya sur le front de la vieille dame qui lui jeta ses deux bras autour du cou, et murmura dans son oreille :

— Garçon, ne lui dis pas pour notre boursicot ! il se moquerait de nous !

— Oh ! que non ! repartit Chanut en regardant Blunt du coin de l’œil, il ne se moquera pas de nous : j’ai de son argent plein ma poche…

— Toi ! s’écria la vieille dame en pâlissant. Toi ! tu aurais pris l’argent de M. Laurent !

— Morbleu ! gronda le capitaine, que signifie tout cela ? C’est assez jouer de la première communion…

— Mets ça avec le reste, dit Chanut en jetant la poignée de louis dans le tablier de sa mère. Au premier moment, je n’étais pas bien sûr de l’avoir reconnu, et il fallait rompre la glace, pas vrai ? j’ai fait comme avec les clients…

Il ajouta en se tournant vers Blunt :

— Excusez-nous. La joie n’a pas frappé deux fois à notre porte. On vous aime depuis si longtemps ! Quelque chose me disait : il reviendra… mais nous aurions pu tout aussi bien, n’est-ce pas, vous retrouver pauvre ? Alors, mère et moi, à nous deux, nous avions eu l’idée…

— Prends garde, mon Vincent ! fit la mère. Si tu allais le fâcher !

Les sourcils froncés du capitaine lui faisaient peur.

— Il n’y a aucune offense, continua timidement M. Chanut. Nous sommes tout seuls. Nous n’avons pas plus d’héritiers que d’amis. Qu’est-ce que cela vous fait qu’on ait caressé un pauvre rêve ? D’ailleurs, chacun est libre de refuser une succession, et…

Sa voix trembla, mais il se redressa pour achever.

— Et vous m’avez donné la main deux fois, monsieur de Tréglave !

— Est-ce vrai, garçon ! balbutia la mère dont les yeux s’ouvrirent tout grands. Il t’a donné la main ! Ah ! monsieur ! mon Vincent est brave et bon ; avant lui, son père était bon et brave, mais personne ne veut voir cela. Notre honneur est comme la lèpre qui fait honte. Ils nous regardent mal parce que la police nous a touchés. Mieux vaut tuer ou voler chez nous que de combattre les assassins ou les voleurs… Allez ! on ne se plaint pas souvent chez nous, j’ai tort de parler comme je le fais, peut-être, mais ils sont si heureux ceux qu’on honore et ceux qu’on aime !… Soyez béni pour avoir mis votre main dans la main de mon fils !

Capitaine Blunt avait essayé d’abord de se fâcher pour ne point s’attendrir, mais ses paupières se mirent à battre pendant qu’il aidait la bonne femme à se rasseoir, et ce fut en l’embrassant qu’il répondit :

— Mes amis, je ne me croyais pas un si grand saint. Je viens d’un pays universellement célébré, moins bête, mais plus égoïste que le nôtre, où l’on estime fort les gens de police, pourvu qu’ils soient solvables, mais où les pauvres sont hors la loi. L’esclavage y est aboli, c’est vrai ; seulement l’usage, plus sacré que le code, y défend de sauver un nègre qui se noie, si l’on n’a pas sous la main une paire de pincettes pour le repêcher proprement. Allez, le monde est partout le monde. Faites-moi votre légataire tant que vous voudrez, mes bons amis, je vous en suis tout reconnaissant, mais…

— Mais, répéta M. Chanut en l’interrompant, ce n’est pas cela que vous voulez de moi, n’est-ce pas ? Monsieur de Tréglave, ce n’est pas non plus pour cela que je vous ai amené dans ma maison. Vous me disiez tout à l’heure, en écoutant la fin d’une tragique histoire : « Arregui n’est plus là pour nous montrer cette femme. » Et moi, je vous répondais : « Qui sait ? » J’avais raison : Les morts parlent quelquefois.

— Aurait-il laissé un écrit ?

Chanut alla vers la porte et répondit :

— Il a laissé mieux que cela, venez !

Ils quittèrent la chambre. La maison n’était pas grande. Une demi-douzaine de pas traversaient le bureau de Vincent, tapissé de cartons comme le cabinet d’un notaire. Au-delà du cabinet s’ouvrait une très-petite pièce, sans cheminée, qui avait pour tous meubles un lit de sangle et une chaise.

Le lit n’avait ni matelas ni draps, mais la paillasse restait.

Sur la paillasse, on voyait un vieux sac de voyage à bretelles, tout usé et lacéré en plusieurs endroits.

— C’est ici, dit M. Chanut, que ce pauvre diable d’Arregui a passé sa dernière nuit. Il était Mexicain, il a voulu un prêtre et a bien promis de pardonner à ses ennemis. Mais son dernier soupir a glissé dans mon oreille ces mots : « Vengez-moi, amigo, et là-haut, je prierai pour vous ! »

Capitaine Blunt attendait. Il n’eût point su dire quel poids opprimait en ce moment sa poitrine.

Il éprouvait une angoisse qui ressemblait à de la terreur.

Pourquoi ?…

M. Chanut plongea sa main dans le sac de voyage d’Arregui, et Blunt frissonna de la tête aux pieds. Il s’étonnait lui-même de la poignante émotion qui l’écrasait.

— Arregui, continua M. Chanut, attribuait naturellement sa mort à cette femme que nous désignons entre nous sous le nom de la Française. En me donnant le portrait, il me dit : « C’est ressemblant comme deux gouttes d’eau, et vous la reconnaîtrez entre mille… »

Le pauvre Arregui s’était mal adressé ; je n’acceptai pas le soin de le venger, et si vous n’étiez pas venu, capitaine, le portrait n’aurait jamais vu le jour.

En achevant ces mots, M. Chanut tendit à son compagnon une miniature dont l’entourage avait dû être en or, puisqu’on l’avait arraché.

Il n’y avait plus que la peinture sur sa feuille d’ivoire, écaillée aux extrémités.

La main de capitaine Blunt s’ouvrit, mais elle tremblait à faire pitié. Il regarda le portrait sans le voir, car il passa le revers de ses doigts sur ses yeux en murmurant :

— Il y a un brouillard au devant de ma vue !

M. Chanut ne s’étonnait pas trop de ce grand trouble. Il savait la mortelle blessure que son récit avait rouverte dans le cœur de Laurent de Tréglave. Entre Laurent et la feuille d’ivoire, l’image du vicomte Jean assassiné devait surgir.

Les miniatures qui ont traversé l’Océan se reconnaissent au premier coup d’œil. L’air de la mer produit sur les couleurs une action chimique dont l’intensité varie, mais à laquelle aucune peinture à l’eau ne peut échapper entièrement.

Le portrait que capitaine Blunt tenait dans sa main avait évidemment voyagé sur mer. Il portait les traces de cet effacement lent et régulier qui pâlit les teintes et affaiblit les reliefs à ce point que don Juan, officier de marine, pour peu qu’il n’ait pas croisé toute sa vie dans les corridors du ministère (ce qui arrive et surtout fait arriver), peut avoir dans sa poche, vers la soixantième année, tout un musée galant, aussi fané que le souvenir de ses victimes.

C’était une très-jeune femme, une jeune fille plutôt. Elle avait, pour tout vêtement, un peignoir flottant de mousseline blanche. Autour de son visage exquis, ses cheveux tombaient librement : quelque chose de délicieusement joli, vu au travers d’une triple gaze.

Mais cela ne donnait pas de date. Les peignoirs blancs sont éternels, ainsi que les cheveux dénoués.

Il faisait sombre dans le réduit d’Arregui. Ce n’était pas seulement la fiévreuse émotion de Blunt qui l’empêchait de voir.

Il se rapprocha de l’étroite fenêtre et ferma les yeux comme pour recueillir ses sens ébranlés.

Puis il regarda de nouveau.

Involontairement, car l’homme ne se sépare jamais de son métier, M. Chanut l’examinait avec tout le soin professionnel.

Pour lui, la détresse de Blunt s’expliquait seulement par ce fait que le juge, qui était aussi le bourreau, allait voir ici pour la première fois le visage inconnu de celle qu’il avait sans doute déjà condamnée.

Pour lui encore la véritable surprise commença au moment précis où capitaine Blunt déchiffrait enfin le portrait.

M. Chanut attendait un éclair de haine, une explosion.

Mais rien de pareil ne se produisit.

Ce qu’il vit ne se peut pas dire en un seul mot : sur les traits énergiques de Blunt, plusieurs sentiments s’entrechoquèrent : de l’amour, de la douleur, de l’épouvante et de la stupéfaction.

Ses yeux ne pouvaient plus se détacher de l’ivoire.

Il murmura deux noms, mais si bas ! M. Chanut crut entendre « Laure » et « Marie. »

Puis les paupières de Blunt se mirent à battre. L’éblouissement le reprenait. Il se laissa choir sur la paillasse, les deux coudes aux genoux, la tête entre ses mains. Au bout d’un moment, tout son corps secoué frémit. M. Chanut entendit qu’il sanglotait.

Quand Laurent de Tréglave se redressa, son visage était couvert de pâleur, mais ses yeux n’avaient plus de larmes.

Le souffle magique qui redescend parfois les pentes du passé semblait avoir touché son front : le vent de la jeunesse amoureuse et heureuse.

— Ce portrait, dit-il, me fut dérobé il y a bien longtemps…

— À vous ! s’écria M. Chanut tombant de son haut. Vous connaissez cette femme ! Est-ce possible !

— Pour le ravoir, continua Blunt, dont la voix était bien changée, je donnerais la moitié de ce que je possède.

M. Chanut retint la question qui pendait à ses lèvres et répondit :

— Il est à vous. Je n’en avais besoin que pour vous.

Laurent de Tréglave effleura la miniature d’un long et religieux baiser.

— Vincent, dit-il, vous n’aurez plus à me reprocher mes réticences. Je ne me suis confié à personne, pas même à Édouard, mon cher enfant, parce que, au milieu des menaces qui l’entourent, j’ai voulu lui laisser la sauvegarde de son ignorance. C’était, d’ailleurs, la volonté de mon frère : Jean lui avait donné notre propre nom comme un masque et une protection. Et qui donc pourrait dire que ces précautions étaient exagérées ? Que ne pouvait-on craindre pour ce malheureux petit être qui avait respiré la vie à travers le trou d’une blessure mortelle ?

— C’était donc bien vrai cette histoire-là ! murmura M. Chanut. L’enquête laissait les choses dans le doute… un peu.

— Je soulèverai le voile pour vous, Vincent, reprit Laurent de Tréglave, avant même d’instruire celui qui a droit de savoir. Oui, c’était vrai ; Giammaria, marquis de Sampierre, signa d’un coup de couteau l’acte de naissance de son second fils, et la marquise Domenica, demandant à mon frère un service inouï, le chargea de cet enfant, assassiné au seuil même de l’existence. Mon frère est mort à cette tâche ; je le remplace, et Dieu a voulu que son dévouement lui ait ainsi survécu en moi, Édouard est mon fils. Dans mon cœur il n’y a que cette tendresse vivante et deux pauvres souvenirs : Jean et Maria, mon frère chéri et la bien-aimée de ma jeunesse… Écoutez-moi donc : je vais me confesser à vous.