Les Cinq/I/17. Nos 2, 3, 4


XVII

Nos 2, 3, 4


M. Chanut, qui avait écouté avec déférence et attention, salua poliment.

En vérité, il n’avait pas l’air ému le moins du monde par la menace américaine de son singulier client.

— Capitaine, dit-il sans rien changer à son accent, permettez-moi une humble question : Que diriez-vous d’un quidam qui suivrait, là-bas, vos sentiers de guerre en bas de soie et en escarpins vernis ? Eh bien ! moi je trouverais cela moins drôle que de brandir la hache indienne dans une forêt vierge en chambre comme la vôtre. Quand vous connaîtrez mieux Paris, vous ne prendrez plus jamais la peine de menacer un pauvre homme de ma sorte qui s’est battu pendant vingt ans contre des bêtes, moins grosses, il est vrai, que vos buffles et vos ours, mais plus féroces, et cela sans autre récompense qu’un peu de pain et beaucoup de honte ; car Paris est toujours du parti de Mandrin contre la maréchaussée. À Paris, aucun honnête homme ne touche la main d’un inspecteur de police — jamais !

Ceci fut dit sans amertume ni fanfaronnade.

C’était net, c’était simple comme la vérité.

Pour la seconde fois, le sourire de Blunt montra toute la rangée de ses fortes dents.

— Je crois que vous avez raison, mon camarade, répliqua-t-il avec une égale simplicité. J’ai eu tort. Au pays d’où je viens, il y a trop de bandits et il n’y a pas assez de gendarmes pour que les honnêtes gens hésitent entre les deux. Là-bas, nous sommes avec les gendarmes, et je vous prie d’accepter mes excuses.

En même temps, il tendit la main à M.  Chanut, qui tarda à donner la sienne.

Il faudrait beaucoup de paroles pour traduire le regard échangé entre ces deux hommes.

La joue de M.  Chanut était rouge, quand il donna enfin sa main.

Blunt la secoua rondement et répéta, mais sur un tout autre ton que la première fois :

— Voyons vos deux histoires.

M.  Chanut commença aussitôt :

— La première est d’hier. Ne me demandez pas de qui je la tiens : chaque métier a ses secrets.

La scène va se passer dans une maison de Ville-d’Avray, située sur la lisière du Bois de Fausse-Repose. Ce terrible chasseur de chevelures, le vicomte de Mœris, avait eu cette maison en location deux ans de suite. Il y menait assez joyeuse vie. On y fit la vente de ses meubles à la fin de l’été dernier.

Cette villa est, du reste, bien connue à Ville-d’Avray sous le nom de la Folie-Gaucher. Elle a été bâtie sur les débris d’une « petite maison » appartenant jadis à un financier folâtre, et l’on voit encore à l’intérieur quelques reliques galantes, entre autres une « chambre sans fenêtres ».

C’est aujourd’hui lundi. Mardi dernier, le surlendemain du jour où le jeune maître Édouard reçut son coup de couteau, un monsieur, en quête d’une maison de campagne pour la saison, se présenta chez le jardinier-concierge de la villa dont je parle et parut contrarié quand il apprit qu’une jeune dame fort élégante avait emménagé depuis un mois.

Elle était absente, pour le moment, chassée par les pluies de la première quinzaine d’août, mais on l’attendait, au plus tard, le jeudi suivant.

Le lendemain, dans la nuit du mardi au mercredi, vers onze heures, le chien du jardinier hurla, mais il se tut presque aussitôt après, et le jardinier, à demi éveillé par cette alerte, se rendormit.

Le jardinier eut tort de se rendormir ; son chien était de bonne garde.

Il y avait trois hommes dans le jardin. Un de ces hommes caressait familièrement le chien avec lequel il paraissait être en très bon termes. Ce fut ce même homme qui introduisit les deux autres dans la maison par une porte latérale donnant accès à l’intérieur de la salle de Billard.

Cela se fit tout naturellement. L’homme avait l’air d’être chez lui.

Du billard, les trois compagnons passèrent sans difficulté dans le vestibule et montèrent l’escalier tout doucement, — si doucement qu’on aurait dit qu’ils marchaient pieds nus.

Ils s’arrêtèrent sur le carré du premier étage. Celui qui avait ouvert le billard dit :

— Voici mon ancienne chambre à coucher.

Il tourna le bouton et entra. Les deux autres le suivirent.

La chambre était très noire et sentait le renfermé.

— Qui a la lanterne ? demanda-t-on.

— C’est moi, répondit la voix d’un tout jeune homme qui avait un peu l’accent anglais.

— Allume !

La lanterne allumée éclaira M. le vicomte de Mœris, Achille Moffray et le serrurier Donat, dit Mylord ou Torticolis.

Tous les trois avaient des bas de laine par-dessus leurs bottes.

C’était Moffray qui était venu la veille, sous prétexte de louer, mais en réalité pour constater l’absence de la locataire.

C’était Mœris qui avait caressé le chien et ouvert le billard.

La chambre à coucher, arrangée avec coquetterie, semblait sortir des mains du tapissier. L’ameublement, tout parisien, brillait de fraîcheur. Il y avait une alcôve au devant de laquelle les rideaux fermés tombaient avec les plis du neuf et comme si les embrasses ne les avaient encore jamais relevés.

Vous connaissez Mœris et Moffray qui portent les nos 2 et 3.

Le no 4, Donat, dit mylord serait une manière d’Antinoüs sans une légère déviation du cou qui lui a valu son second sobriquet : Torticolis. Même étant donné ce défaut, c’est encore un beau gars avec sa figure toute pâle, coiffée d’une profusion de cheveux blonds. Son aspect est froid, son regard est très doux, mais hardi par moments, jusqu’à faire frayeur. Ce n’est vraiment pas le premier venu.

C’est à peine s’il a l’accent de Londres ; ses mains ne sont point celles d’un ouvrier.

Entre Moffray, le Mercadet tombé plus bas que les trottoirs et ce faux métis de la Savane, Mœris, qui se fait une tête avec les rocamboles du capitaine Mayne Reid, ce petit drôle de Mylord a presque l’air de quelqu’un.

Tous les trois regardèrent la chambre.

— Ce n’est pas mal, ici, dit Moffray. Vicomte, tu étais bien logé.

Mœris caressait sa barbe redoutable avec mélancolie.

— Avoir presque conquis le nouveau monde, murmura-t-il, et regretter de pareilles bagatelles !

— Ma parole ! reprit Moffray, ce métier de voleur à la bonne franquette est bassement calomnié. C’est plus sur et moins fatigant que de se creuser la cervelle à trouver des combinaisons financières qui ratent toujours faute de capitaux. Quand on n’a pas l’habitude on se fait des monstres, mais au fond, ce n’est rien du tout, une expédition comme ça ! No 1 et no 5 sont des imbéciles de nous avoir brûlé la politesse. Ils avaient été convoqués tous les deux.

— On dit que No 1 s’est laissé mettre la main dessus, dit Mylord, il est en prison.

— En prison ! s’écria Mœris, ça nous déshonore ! Rayé le No 1 !

— Et ce pauvre Fiquet, ajouta Moffray, est capable de ne pas avoir eu vingt-cinq sous pour prendre le train.

— Ça nous humilie ! décida encore le terrible Mœris. Rayé Fiquet ! Cassés les nos 1 et 5 ! supprimés, dégradés ! Défense expresse de prononcer leurs noms voués à l’infamie ! La tête et la queue ont disparu : il reste le cœur !… Ce secrétaire en bois de rose demande à être visité. No 4, à la besogne ! et faisons vite, j’ai faim.

— Et moi, soif, ajouta Moffray.

Mylord tira de sa poche une petite trousse coquette comme celle d’une dentiste à la mode, et y choisit un outil.

Le crochetage du secrétaire commença aussitôt. Mylord était fort adroit pour son âge et opérait avec l’aplomb d’un vétéran.

Mœris et Moffray s’étaient mis à leur aise sur le canapé. Ils avaient allumé des cigares. Il y avait dans leur calme la fanfaronnade du conscrit dont la première affaire n’est pas dangereuse. Mœris disait :

— Il faisait plus chaud aux mines ! Dame ! Évidemment, nous ne trouverons pas ici tout l’or du Sacramento, mais aussi quel jeu d’enfant ! Et en définitive, qu’est-ce qu’il nous faut ! Une mise, une simple mise. Ce serait bien le diable si nous ne récoltions pas deux ou trois billets de mille francs pour le baccarat de l’hôtel de Sampierre !

— Moi, répliqua Moffray, j’ai bonne idée. C’est cossu, ici, et sans faux bibelots. Nous sommes chez une femme sérieuse… Mais je n’en reviens pas ! Ce métier-là, quand on prend bien ses précautions, est bête à force d’être facile…

— Voilà ! fit Mylord, vainqueur de la serrure. Donnez-vous la peine d’inspecter les tiroirs !

Mœris et Moffray n’eurent pas le temps de crier bravo, car ce fut ce moment du triomphe que la foudre choisit pour tomber. Je dis la foudre.

Nos trois associés entendirent d’abord un bruit sourd qui ressemblait à une toux étouffée, puis un fil de fer grinça et deux violents coups de sonnette retentirent, l’un au rez-de-chaussée, l’autre à l’étage supérieur.

— Pincés ! dit Mylord tranquillement.

Mœris, renommé pour sa vaillance, ajouta du fond de sa barbe :

— Éteins la lanterne et sauve qui peut !

C’était le malheureux Moffray qui tenait la lanterne. À son impertinente sécurité la paralysie de la peur succédait.

Mœris gagnait déjà la porte au pas redoublé, et Mylord, superbe de sang-froid, tournait le bouton, quand une voix de femme, un peu émue, mais très rieuse, se fit entendre derrière les rideaux de l’alcôve.

— Messieurs, messieurs, dit-elle, ayez la bonté de rester, vous rencontreriez mes gens dans l’escalier !

Un bruit confus emplissait déjà la maison. La voix reprit :

— Ce n’est pas ma faute, la fumée du tabac me fait toujours tousser, et vous conviendrez que cette quinte rendait ma position délicate…

Les rideaux s’ouvrirent ; sur le lit, il y avait une femme, coiffée de magnifiques cheveux noirs, captifs dans un filet de nuit, et qui cachait son visage derrière un voile de dentelles.

Vous vous doutez de la figure que faisaient Mœris et Moffray. Mylord, au contraire, était de marbre. La dame poursuivit encore, et son accent respirait une véritable bonne humeur :

— Jetez vos cigares, allumez des bougies, dissimulez votre lanterne et ôtez vos bas de laine… plus vite que cela ! on arrive !

On arrivait en effet. La porte s’ouvrit brusquement, donnant passage à un valet et à une servante, qui s’arrêtèrent tout étonnés sur le seuil.

Mylord seul avait obéi aux prescriptions de la châtelaine en allumant prestement les bougies Mœris rabattait son pantalon ; Moffray n’avait ôté qu’un de ses bas.

— Germand, dit la dame au valet, vous allez servir à souper en bas, dans la chambre ronde. Ces messieurs excuseront la pauvreté du menu. Ils savent que je suis installée d’aujourd’hui seulement… Félicité, mettez le couvert et vous reviendrez m’habiller ensuite… Allez.

— Comme cela, mes chers messieurs, reprit la châtelaine, les apparences sont sauves ou à peu près, et nous allons causer tout à notre aise en mangeant un morceau.


Nous interrompons ici l’histoire de M.  Chanut pour dire que capitaine Blunt n’était plus seul à l’écouter. Depuis quelques instants Édouard, le dormeur de la pièce voisine, avait quitté le lit de camp où, naguère, il reposait tout habillé.

Il tremblait un peu sur ses jambes, mais sa lèvre joyeuse souriait.

Il s’était approché de la porte et là, derrière le battant demi-fermé, il prêtait l’oreille avec plus d’attention que capitaine Blunt lui-même.