Les Cinq/I/16. Capitaine Blunt


XVI

CAPITAINE BLUNT


Capitaine Blunt demanda :

— Et comment se nomme-t-elle, cette femme qui est le no 5 ?

— Elle s’appelle Mme  Marion.

— Marion qui ?

— Tout court.

— Une cuisinière ?

— Ou une princesse.

M.  Chanut, à ce dernier mot, remonta ses lunettes en riant bonnement. Capitaine Blunt poursuivit :

— Elle est jeune ?

— Elle paraît jeune.

— Belle ?

— À miracle !

— Riche ?

— Elle paye sans compter.

— Ce n’est pas elle qui a fondé l’association ?

— Elle y est entrée la dernière de tous et seulement cette semaine.

— Alors, elle obéit aux autres ?

— Non, elle commande à tout le monde.

— Où demeure-t-elle ?

— À Ville-d’Avray, quand elle est Mme  Marion.

— Elle n’est donc pas toujours Mme  Marion ?

— Tant s’en faut !

— Et quand elle n’est pas Mme  Marion, qui est-elle ?

— Ne m’en demandez pas plus que je n’en sais.

— Alors, c’est tout ce que vous savez ?

— Ce matin, oui. Une autre fois, mieux.

Ce disant, M.  Chanut rassembla ses petits papiers comme on met en ordre un jeu de cartes.

— Une autre fois, mieux, répéta capitaine Blunt, non sans une nuance de mécontentement. J’espère que vous allez être plus précis au sujet du comte Pernola ?

M.  Chanut déplia aussitôt deux lettres qu’il avait mises à part.

— Vous serez content, dit-il. En me séparant de l’administration pour me livrer au renseignement privé, j’ai gardé mes correspondants qui me servent assez bien. Le comte Giambattista Pernola, des marquis Sampietri, appartient très-authentiquement à la grande famille de ce nom, originaire de Sardaigne, mais ayant des branches établies en France et dans le pays de Naples. Les Sampierre forment le rameau français. Le comte Pernola est de la branche napolitaine. J’ai eu l’honneur de me trouver en rapport avec lui lors de mes débuts comme agent auxiliaire : Il y a longtemps ! Depuis, je l’ai souvent perdu de vue, mais chaque fois qu’il revient à Paris, je lui accorde un coup d’œil. Il en vaut la peine. C’est un homme à peu près de notre âge, d’apparence douce et distinguée. Il est le plus proche parent de monsieur le marquis de Sampierre comme Mlle  d’Aleix est la plus proche parente de la marquise Domenica. Un mariage entre le comte et la princesse Charlotte permettrait de ne point diviser la fortune.

— Quel âge a Mlle  d’Aleix, au juste ? demanda capitaine Blunt.

— Dix-neuf ans, moins quelques mois.

— Est-ce qu’il est question de ce mariage ?

— Je ne sais, mais quelqu’un doit y songer, car il arrive parfois mésaventure aux amoureux qui rôdent autour de l’hôtel de Sampierre.

Capitaine Blunt fit comme s’il n’avait pas entendu et M.  Chanut reprit :

— Revenons au comte Pernola. Mon courrier d’Italie me donne sur lui les témoignages les plus avantageux. Bonnes vie et mœurs, rangé, décent, sobre, bien tenu, opinions politiques modérées, point cagot, encore moins incrédule, ne dépensant que chez le coiffeur… Tenez ! voici deux lettres où on le qualifie de galantuomo, ni plus ni moins que le roi Victor-Emmanuel ! Il a été parfait avec son frère aîné qui est mort dans ses bras, parfait pour son second frère qui rendit le dernier soupir sur son cœur…

Capitaine Blunt l’interrompit ici, et dit avec gravité :

— Vous oubliez, monsieur, que je viens de très-loin. Parlez-moi sérieusement pour que je puisse vous comprendre clairement. Je ne sais pas si vous avez voulu insinuer quelque chose au sujet de ce double décès.

— Moi ! s’écria ce bon M.  Chanut, que le ciel m’en préserve ! Deux maladies incurables, à ce qu’il paraît, galantuomo d’ailleurs ! galantuomo jusqu’au bout des ongles !

Capitaine Blunt fronça le sourcil. M.  Chanut poursuivit.

— La première fois que le comte Pernola vint à Paris, j’entends depuis certaine histoire ancienne qui eut lieu à l’hôtel Paléologue, ce fut pour donner un bon conseil à la marquise de Sampierre. Celle-ci, qui est un vrai gâteau de femme, n’avait pas encore songé à faire interdire M.  le marquis, son mari.

— Le marquis est réellement fou ?

— Pour cela, oui ! comme la première médaille de Charenton ! Le comte Pernola mit ordre à cette affaire.

— Je n’y vois point de mal, fit observer Blunt.

— Et moi, donc !

— La seconde fois, le comte Pernola amena avec lui un célèbre médecin de Sicile. Voici pourquoi : Le jeune comte Roland, fils du marquis et de la marquise de Sampierre, âgé de vingt ans et fiancé dès l’enfance à cette belle Charlotte d’Aleix, était l’unique héritier de l’immense fortune de la famille, puisque Domenico, son frère cadet, avait disparu… Je puis vous raconter cette histoire-là, si vous voulez.

— Ne nous égarons pas. Il s’agit du frère aîné.

— À vos ordres ! Le comte Roland, brillant garçon du reste, n’était pas de forte santé. Le docteur sicilien le traita et il mourut.

— Oh ! fit Blunt, dont le regard interrogea son compagnon.

Celui-ci ne broncha pas et ajouta :

— Le comte Pernola fut très-utile pour les détails de la cérémonie funèbre. Mme  la marquise, tout entière à sa douleur, n’eut à s’occuper de rien.

— Voyons ! dit capitaine Blunt, chez qui apparaissaient des signes d’impatience, vous voulez me faire entendre qu’il y eut des soupçons ?

— Pas l’ombre ! parole d’honneur !… seulement, tous les Italiens mazarinent plus ou moins. C’est dans leur sang. Ce doux Pernola eut l’idée de mazariner. La marquise avait à peu près l’âge et la corpulence d’Anne d’Autriche, régente. Le galantuomo lui laissa comprendre qu’il la trouvait encore très aimable et sollicita l’emploi de premier ministre consolateur. Cela ne prit pas. La pauvre femme, malgré son embonpoint florissant et le goût enfantin qu’elle montre pour les plaisirs bruyants, est une manière de martyre. En sa vie, elle a énormément souffert. Il n’y a plus en elle qu’une passion, ou plutôt une idée fixe et impossible : retrouver son fils Domenico. Elle court après le berceau qui disparut, il y a maintenant près de vingt ans…

— Absurde ! fit capitaine Blunt qui haussa les épaules en tournant la tête.

M.  Chanut le regarda du coin de l’œil et répéta :

— Absurde, c’est le mot… Pernola refusé, n’eut garde de se fâcher. Il voyagea, chargé des intérêts de son opulente cousine, en Roumanie et en Sardaigne, les poches pleines de procurations générales et spéciales…

— Et il est revenu ?

— Plus aimable et plus obligeant que jamais.

— Il n’y a plus personne à interdire, je suppose ?

— Ni à soigner.

— Savez-vous ce qu’il veut ?

— Carlotta d’Aleix va prendre ses dix-neuf ans ; je croyais avoir eu déjà l’honneur de vous le dire. Et M.  le comte est toujours garçon.

M.  Chanut serra ses deux lettres et croisa ses mains sur ses genoux en homme qui a gagné sa journée.

Il y eut un silence. Capitaine Blunt restait pensif.

— Mon cher monsieur, dit-il enfin, chaque pays a sa mode. Là-bas, nous n’aimons pas les devinailles. Faites-moi l’amitié de me regarder. Est-ce que je ressemble à un homme qui lâche de bon argent pour des paroles creuses ?

M.  Chanut comptait sans doute l’obéissance au nombre de ses vertus, car il fixa aussitôt sur l’Américain un regard intense et perçant.

— Capitaine, répondit-il, je vous ai déjà regardé. Vous ressemblez comme deux gouttes d’eau à quelqu’un… Mais à qui ? Voilà ! Ma mémoire est en défaut. Je vous ai vu, j’en suis sûr. Où et quand ? Je n’en sais rien. Vous plaît-il de m’aider ?

— Non, répliqua Blunt, pas maintenant.

— À votre aise. Quant au travail que je viens de vous soumettre, c’est une simple préface. Vous êtes gâtés, là-bas, en Amérique. Votre police fait tourner les tables. Nous autres observateurs français, nous n’avons pas la prétention d’être des sorciers comme vos détectives de New-York… Et puis…

— Et puis ?

— Capitaine, je n’ai pas encore vu la couleur de vos dollars.

— Ils sont jaunes, repartit Blunt durement.

— Pas possible ! fit M.  Chanut.

Il tendit sa main ouverte et ajouta :

— Montrez voir !

Capitaine Blunt découvrit ses larges dents blanches en un rire franc et bref. Il tira de sa poche et posa bruyamment sur la table une pleine poignée de louis en disant :

— Voilà ! Comment les trouvez-vous ?

— Je sais deux petites anecdotes… commença aussitôt M.  Chanut en clignant de l’œil.

— Y est-il parlé du no 5 ?

— Dans la première, oui, beaucoup.

— Et du no 1 ?

— Un peu… toujours dans la première.

Les yeux de capitaine Blunt brillèrent. Il fit le geste de pousser l’or vers M.  Chanut.

— Et dans la seconde ? demanda-t-il encore.

Avant que l’autre pût répondre, un léger bruit vint de la chambre voisine où l’on avait déposé le lit du jeune M.  Édouard. Capitaine Blunt se leva aussitôt et gagna la porte en marchant sur la pointe des pieds.

— Il s’est retourné dans son lit, dit-il en revenant, mais il dort toujours. De quoi s’agit-il dans votre seconde histoire ?

M.  Chanut étendit la main vers la porte entr’ouverte et répliqua :

— Il s’agit de lui.

— D’Édouard ! s’écria Blunt, qui n’essaya même pas de cacher son étonnement.

M.  Chanut fit un signe de tête affirmatif, puis il ajouta :

— Et de vous.

Capitaine Blunt poussa l’or vers lui d’un mouvement lent et en quelque sorte réfléchi. Son front était plissé, son regard grave.

— Ceci, dit-il, est par-dessus notre marché.

Et pendant que M.  Chanut empochait l’argent, capitaine Blunt baissa tout à coup la voix pour ajouter :

— Dans votre propre intérêt, mon camarade, faites bien attention à mes paroles : Paris nous entoure, c’est vrai, mais il n’entre pas ici. Au dehors, c’est la loi française ; au dedans, il n’y a que ma volonté, à moi qui n’ai pas de loi. Voyons vos histoires.